Assem Graïeb est un agent secret français. Son personnage, son identité, ont été formées par des années d’obéissance aux ordres, de meurtres au nom de la patrie, de soumission à son destin. Mariam est une archéologue irakienne, qui consacre sa vie à la recherche et à la sauvegarde des trésors de l’art.
Une rencontre fortuite, en Suisse, au hasard de leurs déplacements professionnels. Une nuit qui les marque et les poursuit, les nourrit aussi.
Assem y trouve la compréhension muette, dans un moment de doute. Mariam le réconfort d’un homme sans question, après une rupture amoureuse qui l’a laissée hébétée, et l’annonce d’une grave maladie.
Ces deux-là ont en commun de n’avoir pas douté, de leur amour, de leur passion, de leurs choix de vie, jusqu’à ce qu’une rupture, une fatigue, des questionnements, les assaillent. Alors les esprits s’envolent, les réflexions pèsent, les enjeux se perdent… C’est le temps de la défaite.
On suit alors Assem dans une dernière mission, à la recherche d’un soldat qui a changé de camp, et qu’il est chargé d’évaluer afin de déterminer s’il pourra vivre, ou devra être éliminé. Mais ce soldat, devenu chef mafieux, n’est-ce pas lui qui va l’évaluer, et le faire se retourner sur son parcours, ses choix ou non-choix ?
J’avoue avoir eu du mal à rentrer dans cette histoire, je m’y suis d’ailleurs reprise à deux fois. Mais la deuxième a été la bonne ! Il m’a fallu comprendre que je naviguais dans le temps et l’espace, entre Assem et Mariam dont les déplacements et les pensées se croisaient, mais aussi sur les traces de héros d’un autre temps, qui eux aussi ont connu succès puis défaite : le général Grant, victorieux de la guerre de Sécession aux Etats-Unis, poursuivie par la boucherie des combats ; Hannibal marchant sur Rome à la tête d’une armée gigantesque ; Haïlé Sélassié, dernier empereur éthiopien, luttant contre la domination de l’Italie fasciste… Autant de personnages affrontant, plus que des échecs, une défaite personnelle, contre laquelle ils ne peuvent rien.
Malgré tout, ce roman dit l’espoir, pour Mariam et Assem notamment, l’espoir d’une autre vie, de l’amour aussi qui, même s’il n’est qu’hypothétique, n’en demeure pas moins une lumière dans leur vie.
Un roman étrange, inattendu, qui m’a charmé après quelques efforts.
Laurent Gaudé, né en 1972 à Paris, est un écrivain français.
Ecoutez nos défaites est paru chez Actes Sud en août 2016 (20€).
Morceau choisi :
« La chaleur de Beyrouth l’a saisi dès la sortie de l’aérogare, épaisse, chargée de l’air salé de la mer, porteuse du capharnaüm des embouteillages et du cri des gamins des quartiers sud. Dans le taxi qui le menait à son hôtel, il a contemplé avec avidité les rues, scrutant les changements de cette ville qu’il connaît depuis quinze ans : les immeubles qui ont fini de s’effondrer d’épuisement, les nouveaux qui ont poussé comme de grandes fleurs de verre, avec fontaine et marbre. Tout est côte à côte ici, les ruines et la spéculation immobilière, les traces du passé (un immeuble encore rongé du temps du protectorat français à Achrafieh) et le désir d’oubli. Tout est là, chrétiens et musulmans, visages pauvres et sourires cosmopolites. Il aime cette ville plus que toute autre, sa violence épaisse, vieille comme une vendetta des montagnes, sa nervosité dans les rues de Hamra et son calme majestueux, le matin, sur les restaurants de la Corniche où l’on peut prendre le petit-déjeuner face à la mer. Il aime cette ville qui hésite sans cesse, ne sachant si elle doit tout raser pour se reconstruire ou tout conserver pour que les blessures du passé soient visibles et servent de leçon aux générations à venir, qui hésite toujours et ne choisit jamais car avant qu’elle n’ait le temps de le faire, elle est reprise par ses démons et se mord à nouveau avec voracité. Il aime cette ville parce que le monde entier est là, les Druzes, les Kurdes, les Palestiniens, les Arméniens, ceux qui reviennent au pays une fois l’an pour revoir leur vieille mère, arrivant du Caire ou de Bamako, de Pékin ou de Port-au-Prince, et qui parlent toutes les langues car cela fait longtemps que le monde est aux Libanais, eux qui se déchirent leur terre mais parcourent les mers, fils de Phéniciens. »