Outre un recueil de nouvelles en 2009, outre un grand nombre de textes et d’interventions engagées, féministes surtout, qui ont fait son renom, Chimamanda Ngozi Adichie a fait paraître à ce jour trois remarquables romans-fleuves. Le dernier en date, Americanah (2013), est plus autobiographique et plus didactique que les deux autres (j’en parlais ici). C’est aussi le premier roman d’Adichie qui ait pour décor les Etats-Unis. Mais il y eut, avant cela, deux romans entièrement nigérians, L’Hibiscus pourpre (2003) et L’Autre moitié du soleil (2006, paru en français en 2008).
Après Americanah, je ne pensais pas lire encore un Adichie, jusqu’au jour où j’ai trouvé L’Autre moitié du soleil abandonné sur un siège du métro parisien. Quelqu’un l’avait oublié là, au terminus de la ligne 8, avec une carte de visite d’ostéopathe pour marque-page. Il portait le code-barres de la médiathèque d’Issy-les-Moulineaux : j’ai prévenu la médiathèque, et j’ai commencé ma lecture.
Les cinq cent pages de l’ouvrage sont étrangement réparties : la première et la troisième partie racontent le début des années 1960, tandis que la deuxième et la quatrième partie en racontent la fin. Dans cet aller-retour temporel se perdent et se retrouvent les non-dits d’abord élidés et les quiproquos tardivement élucidés. Qui est l’enfant de qui ? Qui partage le secret ? Brûlées par le soleil de l’Histoire, le soleil qui apparaît sur le drapeau de l’éphémère nation biafraise, les familles les plus tendres gardent une moitié d’ombre calcinée. Car le roman parcourt avec réalisme la guerre du Biafra, durant laquelle la région d’origine d’Adichie, celle du golfe pétrolifère, celle de l’ethnie ibo, proclama son indépendance d’avec le Nigéria, avant de connaître une sévère répression officieusement armée et soutenue par la communauté internationale.
Bien souvent, pour condamner l’absurdité d’une guerre, les écrivains font se répondre les deux points de vues antagonistes qui ne parviennent pas à se comprendre. « L’ennemi est bête : il croit que c’est nous, l’ennemi, alors que c’est lui ! », plaisantait Desproges. Mais le roman d’Adichie ne cède jamais au mensonge de l’omniscience. Tous les personnages sont biafrais, tous souhaitent l’indépendance et la victoire du Biafra, quoique plus ou moins ardemment. La famine, les crimes, les deuils, jamais gratuits, toujours emportés dans une dynamique symbolique ou narrative, suffisent à rendre la situation insoutenable. Mais la variation des facettes humaines et sociales de la nation biafraise fait entendre au lecteur occidental que, contrairement à ce que laissent penser les journaux et les gouvernants du monde entier, ce n’est pas par une sorte de bêtise atavique que les Nigérians connurent la guerre civile. La violence avait des causes solides, complexes et anciennes, que seul un roman de cinq cent pages, et l’aller-retour de l’analepse temporelle, permet de dégager. Dans cette histoire, chaque détail a son importance, et pas une ligne du roman n’est écrite pour planter le décor ou pour le plaisir de l’exotisme. C’est peut-être cela qu’on appelle un chef-d’œuvre.
Chimamanda Ngozi Adichie, L’Autre moitié du soleil, coll. « du monde entier », Gallimard, 2008 [2006], 506 p., 25€.
Voir ailleurs : Journal d’une lectrice qui donne un avis curieux ; Télérama qui détaille la situation des personnages ; Jenesaispaschoisir, représentative de l’effet que produit cette lecture en général ; enfin et bien sûr, la très pertinente et très précise recension d’Africultures.