"Ces derniers temps, je pense que ce n'est pas la Fumée qui est mauvaise, seulement les gens dessous".

"Il n'y a pas de fumée sans feu", dit l'adage populaire. Or, dans notre roman du jour, il semble bien qu'il n'y ait finalement pas besoin de flammes, ou alors au sens figuré, pour que se dégage une fumée âcre, épaisse, néfaste. Voici un roman qui lorgne vers plusieurs genres, joue avec la littérature victorienne autant qu'avec le fantastique, pour nous emmener dans un monde où les passions, les désirs, les défauts, les émotions les plus puissantes se matérialisent sous forme de fumées... "Smoke", de Dan Vyleta, paru en grand format aux éditions Robert Laffont (traduction d'Isabelle D.-Philippe), est un roman captivant qui nous emmène dans un univers particulier, puisqu'il est très difficile de mentir, par action comme par omission, puisque la fumée parle pour les personnages. Au coeur de cette histoire, trois adolescents aux idéaux bien différents, mais qui forment un trio déterminé à comprendre ce qui se passe dans ce monde étrange, où la maîtrise de soi et de la Fumée (avec une majuscule, cette fois) sont des enjeux majeurs pour parvenir au pouvoir...
Thomas a 16 ans lorsqu'il débarque dans un internat d'élite situé dans les environs de Londres, où il doit recevoir le meilleur des enseignements possibles. L'établissement forme en effet la crème de la crème de l'aristocratie britannique, les enfants des plus puissants sujets du royaume, ceux qui, dans quelques années, occuperont les postes de pouvoir, politique ou économique.
Pourtant, Thomas se démarque de ses nouveaux camarades. D'abord, parce qu'il devrait avoir intégré l'internat depuis plusieurs années, les élèves y entrant obligatoirement dès leurs 11 ans. Ensuite, parce qu'il traîne derrière lui la sulfureuse réputation de sa famille, et de son père en particulier. La rumeur dit qu'il aurait tué quelqu'un...
Aussi, se méfie-t-on de lui et il a droit, de la part des plus anciens, à un traitement de faveur, si je puis dire. On le provoque, on le cherche, on le brime aussi, appelons les choses par leur nom, et le tourmenteur en chef, Julius, qui se fait appeler "César" (prononcez Ké-sar, je vous prie), petite brute ambitieuse qui a tout de suite pris le nouveau en grippe.
En fait, dans son nouvel environnement, Thomas ne peut compter que sur un seul véritable ami : Charlie, le fils d'un comte qui devrait, d'ici quelques années, occuper de glorieuses fonctions dans le sillage de son auguste paternel. Un sympathique rouquin, gentil et respectueux, ce qui n'est pas si courant dans les couloirs du pensionnat.
Charlie a de l'amitié pour Thomas, dont il admire même le caractère entier. Car le jeune homme est une boule de colère. Le sort de sa famille, les rumeurs persistantes, ce qu'a fait son père également, tout cela, il l'encaisse et sa rage s'en nourrit. Mais, ce n'est pas tout : Thomas est mort de peur, redoutant par-dessus tout que la violence de son père soit héréditaire et qu'il devienne un jour comme lui.
Dans cette école fréquentée uniquement par la fine fleur de l'aristocratie, il va devoir apprendre à combattre cette colère et ses conséquences. Car, c'est justement le coeur de l'enseignement que reçoivent ici les élèves : apprendre à maîtriser ses émotions, à ne plus être sous l'emprise de ses passions, de ses désirs, à se défaire des ambitions pour s'approcher de la perfection.
Une perfection, ou tout comme, indispensable pour diriger le pays, mais surtout pour inspirer confiance au vil peuple. Car, dans cette Angeterre victorienne, la pureté comme l'avilissement s'affichent clairement, nul ne peut y échapper. Lorsqu'on est en proie à une émotion, quelle qu'elle soit, alors, le corps dégage de la fumée, plus ou moins épaisse, plus ou moins grasse...
On en a décompté 43 sortes différentes, selon ce que l'on éprouve, et nul ne peut s'en défaire, du plus puissant seigneur au plus misérable grouillot. Pour les uns elle est la marque de la folie, pour d'autres, celle du vice ou du péché. On ne peut pas ne pas fumer, juste apprendre à maîtriser ses émotions afin de dégager un minimum de fumée et paraître le plus possible virginal, sain, maître se soi et donc puissant.
Mais d'où vient cette Fumée, à qui l'on a accordé cette majestueuse majuscule et qui imprègne, c'est le cas de le dire, toute la société britannique, non seulement physiquement, mais jusque dans les livres d'histoire, la littérature, la peinture, etc. Cette Fumée est partout et l'on doit vivre avec, puisque personne n'est capable d'expliquer ce phénomène.
Pourtant, les scientifiques y travaillent. Ainsi, dans le pensionnat où vivent Thomas et Charlie, le Dr Renfrew, maître de Fumée et d'Ethique, mène des recherches approfondies sur la question. Science et philosophie s'y mêlent, mais aussi politique. Car la question de la Fumée est l'origine d'un profond clivage au sein de la société anglaise entre conservateurs et libéraux.
De tout cela, Thomas et Charlie s'en moquent. Ce sont de jeunes gens qui aimeraient simplement pouvoir vivre sans avoir à se soucier de dégager telle ou telle fumée, de salir leurs vêtements et d'être punis en conséquence. Thomas, à l'âme rebelle, persuadé qu'il finira par sombrer dans le ressentiment et que tout le monde le saura, peine à se plier au carcan que représentent les règles du pensionnat.
Mais surtout, les événements vont l'amener, en compagnie de Charlie, à s'interroger sérieusement sur la Fumée. Pas uniquement sur ses origines, mais aussi sur ce qu'elle représente et ce que certains pourraient en tirer à des fins de contrôle et de pouvoir... En se posant tant de questions, ils vont se retrouver embarqué dans d'incroyables et périlleuses aventures et comprendre que le monde entier est en péril...
Avec leurs côtés, un troisième personnage, Livia, qui a leur âge. Je n'évoque pas leur rencontre, elle fait partie de ce qu'il faut découvrir. Mais, elle vient parfaitement compléter le trio, car elle a été élevée dans une quête de perfection et de sainteté qui confine au plus profond des puritanismes. Dit plus clairement : elle est la plus coincée des trois adolescents.
Et, finalement, on se retrouve avec un bel équilibre : d'un côté, Thomas, qui ne cesse de s'enfoncer un peu plus dans la noirceur ; de l'autre, Livia, qui n'aspire qu'à la blancheur la plus éclatante ; et enfin, Charlie, entre les deux, sorte de point d'équilibre, peut-être le personnage qui aborde l'existence avec le point de vue le plus flegmatique et rationnel des trois.
Petit à petit, ils vont dévoiler des éléments tout à fait troublants, révéler des secrets qui, jusque-là semblaient bien dissimulés derrière un écran de fumée, dans tous les sens du terme. Et c'est leur vision de leur pays qui change radicalement. Car, eh oui, vous devez vous en douter, il y a anguille sous roche dans cette affaire...
Dan Vyleta a puisé l'inspiration dans un roman de Charles Dickens, "Dombey et fils". Un des personnages y imagine l'idée de voir "la peste morale" être perceptible, clairement visible aux yeux de tous, provoquant ainsi des situations fort délicates. L'auteur de "Smoke" a repris cette idée à la lettre, imaginant donc ce monde dans lequel les corps produisent ces fumées plus ou moins toxiques.
Dickens, mais Wilde, aussi, puisque cette Angleterre victorienne devient un gigantesque portrait de Dorian Gray, où chacun révèle ses turpitudes, ses défauts, ses passions, ses ambitions, dans un nuage, une suie (un mot qui revient souvent, également doté de sa majuscule), un résidu particulier qui s'attache à son corps, ses effets ou se diffuse dans l'atmosphère.
Il y a donc des raisons littéraires de situer ce roman dans une Angleterre fin XIXe, avec sa structure sociale de caste, sa puissance économique en plein essor, mais aussi son insularité, et les spécificités qui en découlent et suscitent la fierté des sujets. Petit élément amusant, la citation de Dickens évoque un phénomène encore bien peu connu à l'époque : la pollution.
Or, pour nous, lecteurs du XXIe siècle, il y a quelque chose de très étonnant et de très amusant à voir Londres vivre sous cet étrange et désagréable nuage, un véritable fog, mais qui n'est pas le fruit des rejets des nombreuses usines construites sous la Révolution industrielle, mais bel et bien des vices et des passions humaines, des plus bénignes aux plus sordides...
Londres, ville la plus puissante du monde, mais également véritable antichambre de l'enfer, si l'on en croit son atmosphère largement polluée par les fumées dégagées par les pires crapules, les petits voleurs, les simples menteurs, les escrocs en tous genres, tout ceux qui vivent là, ou survivent là, tant bien que mal.
La Fumée est ce qui sépare donc clairement les castes, aristocratie et plèbe, mais la pureté de la première ne veut pas dire qu'elle serait absolument irréprochable, bonne pour la canonisation, quand les couches les plus modestes ne seraient qu'un ramassis de voyous et de meurtriers, ce serait un peu facile... Et pourtant, c'est bien à créer cet état de fait et à entretenir ce statu quo que servent les écoles comme celle de Thomas et Charlie.
Dan Vyleta s'amuse à jouer avec cette fumée, établissant un autre parallèle très parlant pour le lecteur avec le tabagisme. Eh oui, encore une source de fumée que nous connaissons bien, qui nuit à notre santé et qui vaut à certains d'être montrés du doigt... Le romancier, lui, imagine des moyens de lutter contre la Fumée qui rappellent curieusement des méthodes que connaissent bien les fumeurs.
Il y a bien sûr la volonté, mais qui peut être si fort pour se maîtriser ainsi ? Ou alors, on a mis au point quelques artifices pour atténuer les effets de la fumée, donner l'impression qu'on ne fume par, et l'un des plus courants (en tout cas dans les hautes sphères de la société) est un bonbon qui semble capter les émanations avant qu'elle se répandent...
Mais ce n'est pas le seul clin d'oeil à notre époque que j'ai cru remarquer en lisant "Smoke". Je l'ai dit plus haut, la Fumée est un sujet éminemment politique, idéologique, même. Or, je me suis demandé si Dan Vyleta, qui n'est pas britannique (il a la double nationalité germano-canadienne) mais vit au Royaume-Uni, où il a également fait ses études, n'avait pas écrit une sorte de conte philosophique sur le Brexit.
Dans "Smoke", on voit une Angleterre sûre d'elle-même, de sa puissance, de sa position dominante dans le monde, finalement persuadée qu'elle n'a pas besoin du reste du monde pour vivre et rayonner. Pourtant, ces certitudes sont vite écornées par certains indices. Et l'on s'interroge alors sur ce que l'on a entre les mains.
Eh oui, il est logique de se demander si "Smoke" est un simple roman rendant hommage aux littératures victoriennes, à travers l'inexplicable phénomène de la Fumée (avec une palette de références autour de Dickens, comme Stevenson et son "Dr Jekyll et Mr. Hyde", par exemple), où si cet univers est encore un peu plus ambitieux...
Dystopie, uchronie, ces mots qui sont devenus en quelques années très courants auprès de nombres de lecteurs, ne sont jamais très loin lorsqu'on lit "Smoke", sans pour autant affirmer que ce roman rentre dans ces cases-là en particulier. Mais, il flirte clairement avec ces sujets, de manière assez habile et fine, presque trop, car on pourrait avoir envie d'en voir, d'en savoir plus.
Au milieu de tout cela, il ne faudrait pas oublier qu'on parle là d'un vrai roman d'aventures. Ne vous fiez pas au début, à la mise en place qui peut paraître un peu longue. Mais, c'est pour mieux nous lancer dans une idée, et en prendre ensuite le contre-pied. Lorsque les choses s'accélèrent et que les dangers s'accumulent, le trio Thomas/Livia/Charlie va alors faire des étincelles.
Ils se retrouvent au milieu d'une guerre secrète dans laquelle le rôle de la Fumée est finalement assez floue (non, ce n'est pas redondant). Mais, peu à peu, apparaissent des clivages qui opposent les passions à la raison, le désir et la liberté qu'il induit à l'éducation et son système de valeurs tellement stricts (on parle de la rigide Angleterre, ne l'oubliez pas !), la science à la foi (teintée de puritanisme).
Ce sont bel et bien deux visions du monde qui s'affrontent dans l'ombre propice, bien camouflées derrière cette Fumée que tout le monde a finalement appris à supporter. Reste à définir ces visions, à les cerner, et l'on découvrira alors la dimension des enjeux et les différents camps en place, ce qui dépasse un peu nos jeunes protagonistes, embringués malgré eux dans cette histoire qu'ils ont déclenchée.
Thomas et Charlie sont d'abord en quête de liberté et de justice, pour s'émanciper de ce système éducatif obligatoire qui les étouffe et où ils ne se sentent pas bien. Livia, qui apporte une touche féminine et, avec elle, d'autres carcans sociaux, tels que la famille ou la religion, n'est pas franchement sur la même longueur d'ondes au départ, avant de comprendre, comme ses amis, que sa vie repose sur bien des mensonges...
Le roman est aussi très intéressant par l'évolution de ces personnages, qui n'ont pas forcément eu une existence idéale, à l'image de Thomas, mais ont tout de même grandi dans des milieux très privilégiés. On les découvre alors qu'ils sont des adolescents plutôt immatures, on va les voir grandir, faire des choix de vie, assumer ce qu'ils sont plutôt que de jouer le jeu social des apparences et de la maîtrise de la Fumée.
"Smoke" est un roman choral d'une grande richesse, dans le fond et dans la forme, porté par une imagination fascinante, celle de Dan Vyleta qui mène sa barque avec adresse, aisance et aussi pas mal d'humour (noir, forcément), jusqu'à un dénouement cathartique et très ouvert. Qu'adviendra-t-il des personnages maintenant qu'ils ont ouvert la boîte de Pandore ?