Comme souvent, le choix de ce titre a été précédé d'une période de réflexion. Et si c'est celle-ci qui a finalement obtenu mon suffrage, c'est parce que tout le roman (et un gros bouquin, 740 pages) va nous démontrer le contraire : non, cette héroïne, bien malgré elle, n'est pas rien, ni apeurée, ni résignée, au contraire, et c'est ce qui fait sa force, face à un destin qui lui sera toujours contraire. "Toutes blessent, la dernière tue" est le nouveau thriller signé Karine Giebel (en grand format aux éditions Belfond) et, avec cette histoire dont le thème central est l'esclavage moderne, elle retrouve un personnage féminin d'une grande puissance, qui marquera certainement lecteur, comme ce fut le cas avec Marianne, dans "Meurtres pour rédemption". La rédemption, on le sait, c'est l'un des thèmes chers à la romancière, et elle tient encore une place importante dans ce nouvel opus, à la construction inattendue, avec un fil narratif secondaire entouré d'un certain mystère...
A 5 ans, sa mère est décédée. Trois ans plus tard, son père, qui a refait sa vie, la confie à une femme pour qu'elle prenne soin d'elle et l'emmène en France. En fait, il serait plus juste de dire que l'homme a vendu sa fille... A 8 ans, elle est rebaptisée Tama et se retrouve dans une famille, les Charadon, où l'on attend d'elle qu'elle s'occupe des tâches ménagères et des enfants du couple.
En échange, elle est nourrie (de restes), logée (dans la buanderie, sur un grabat), blanchie (c'est elle qui fait la lessive, de toute façon, et on lui renouvelle de temps en temps les deux tenues qui lui sont "généreusement" octroyées). Sans savoir rien du monde qui l'entourent, sans comprendre ce qui lui arrive, Tama est devenue une esclave.
Et une esclave, on ne la traite pas comme une personne à part entière. Brimée, frappée, maltraitée, regardée d'un peu trop près par le pater familias, Tama grandit dans la souffrance et la violence, elle n'a droit à rien, juste celui de se taire et d'obéir, sinon sanction. Si quelque chose cloche, c'est forcément de sa faute, et dans ce cas, il y a sanction.
Il en faut peu pour que les sanctions tombent, et elle est bien souvent battue. Chez Medja, la femme qui l'a achetée au Maroc, cela continue : corvées, maltraitances, vie quotidienne qui n'est que douleur... C'est même Tama qui fait le ménage de nuit dans des bureaux, fonction pour laquelle c'est Medja qui est payée...
Clandestine, sans existence légale et même sans existence tout court, agressée sans cesse, privée des droits élémentaires d'un enfant à l'enseignement, privée tout simplement d'amour (aux maltraitances physiques s'ajoutent des tortures morales tout aussi rudes), Tama tient pourtant bon, faisant preuve d'un caractère bien trempé.
Mais toute rébellion, toute tentative de révolte est rapidement matée et Tama comprend que, si elle veut moins souffrir, elle va devoir renoncer à ces coups d'éclat. Renoncer, sans se résigner pour autant. Et espérer qu'un jour, on la sortira de là. Car à quoi bon chercher à s'enfuir, puisque, elle ignore tout du monde extérieur, pour lequel elle n'est... rien.
Au fil du temps, Tama va bien lier quelques relations qui vont lui mettre du baume au coeur, lui apporter un peu de chaleur et d'affection. Mais rien qui puisse lui laisser entrevoir un destin différent, celui d'une esclave ayant un statut plus proche de l'objet que de l'humain, obligée de travailler sans être jamais rémunérée en retour, privée de liberté et atrocement maltraitée...
Quel espoir peut-elle nourrir, dans ces conditions ?
Je vais être franc, j'ai repris plusieurs fois ce résumé. Je l'ai modifié, raccourci, réécrit, j'ai modifié le début, le milieu et la fin... Parce que j'avais l'impression d'en dire trop, de donner des détails et d'évoquer des personnages qu'il faut vous laisser découvrir... Pourtant, l'envie de parler de Tama est forte, de parler de ce drame hélas bien plus courant qu'on ne le croit.
Tama est un personnage magnifique, je sais, le mot est douloureux à écrire, car son histoire est effroyable. Mais Karine Giebel décide d'en faire une antihéroïne qui ne renonce jamais, qui ne perd jamais espoir. Elle est l'innocence même, l'innocence sans cesse bafouée, juste pour le bien-être et le confort de certains, que les scrupules et la décence n'étouffent pas.
La violence n'est qu'une cerise pourrie sur cet immonde gâteau. A la perversité, on ajoute le sadisme, la cruauté, des travers qui vont bien souvent ensemble et qui trouve là le terrain idéal pour s'exprimer. Qui écoutera les plaintes de la victime ? Qui interviendra, puisqu'elle n'existe pas ? Et pourquoi chercher à s'échapper, puisqu'il n'existe aucun refuge extérieur ?
Tama a été piégée et ce piège ne semble avoir aucune issue. Pourtant, et bien qu'elle ne soit qu'une enfant déracinée et maltraitée, elle va faire preuve d'un caractère remarquable, mais aussi d'un esprit d'initiative tout à fait exceptionnels. Ainsi va-t-elle réussir à s'ouvrir une fenêtre sur le monde grâce à la lecture, qu'elle va découvrir seule, en cachette.
Tout le parcours de Tama sera ensuite jalonné de livres et de moments de lecture. Malgré la précarité de sa situation, lire deviendra une activité incontournable, indispensable, une manière de combler tant bien que mal les manques occasionnés par sa cruelle destinée. Le savoir contre l'arbitraire et la violence, la culture contre l'inhumanité...
Je l'ai dit en ouverture de ce billet, au cours de ce voyage douloureux aux côtés de Tama, il est difficile de ne pas songer à un autre personnage imaginé par Karine Giebel : Marianne, personnage principal de "Meurtres pour rédemption". Toutefois, si le parallèle est assez évident, les deux personnages ont beaucoup de différences.
Passons sur l'âge, Tama (lorsqu'on la rencontre, n'est qu'une enfant) ou les origines sociales. Ce qui les rapproche, c'est la réclusion et les violences subies. Mais, là encore, il y a des distinctions : Marianne est incarcérée après un procès, condamnée pour meurtre, quand Tama est enfermée de manière arbitraire et sans motif.
Marianne n'est pas innocente, mais elle a pris conscience de ses fautes et décide d'entamer un périlleux chemin vers la rédemption, jalonné de souffrances et qui va bifurquer lorsqu'elle va signer un pacte avec le diable contre un mince espoir de libération... Tama, elle, est une innocente frappée par la méchanceté et la violence humaines, une innocente que l'on rend coupable de tout, jusqu'à ce qu'elle intègre cela.
On retrouve chez Tama ce trait si particulier qu'ont nombre de victimes de maltraitances : leur culpabilité, comme si elle acceptaient l'idée qu'elles ont mérité leur sort, aussi absurde cela puisse-t-il paraître, avec le recul qui est le nôtre. La culpabilité, mais aussi cet effrayant réflexe pavlovien qui associe la révolte à la souffrance. La désobéissance à la punition...
A son âge, celui où l'on se forme, où l'on apprend, où l'on acquiert les repères sociaux élémentaires, où l'éducation nous façonne, Tama a droit à un traitement qui bat toutes les valeurs en brèche, qui la réduit à moins que rien, moins qu'un animal de compagnie, qu'on traiterait mieux qu'elle ne l'est, moins qu'un objet.
Esclave, Tama l'est, de fait. Résignée et apeurée, oui, par instants, quand le découragement gagne du terrain, insidieusement. Lorsque la souffrance, d'abord physique, mais aussi morale, a raison de la volonté. La phrase titre de ce billet est prononcée par Tama dans un de ces moments de creux, justement. Car sa force et son courage éclaboussent le livre des premières aux dernières pages.
Parce qu'elle va résister de toutes ces forces pour refuser d'être rien, justement, et s'affirmer comme être humain, comme jeune femme en devenir, comme une personne à part entière, comme un être digne d'aimer et d'être aimé. Une femme dont la vie est fragilisée par bien des handicaps, le premier étant sa non-existence sur un plan strictement légal, ce qui en fait une proie assez facile.
Mais ce roman, c'est le récit de la farouche lutte de Tama pour redevenir ce qu'elle fut jusqu'au moment où on l'a vendue pour quelques pièces, une somme dérisoire, ce qui est plus choquant encore. Une lutte de chaque instant où, aux rares plages de calme et, oserais-je l'écrire ? De bonheur, succéderont de nouvelles périodes très dures...
Un mot du titre : "Toutes blessent, la dernière tue". En latin, "Omnia vulnerant, ultima necat". Je suis de la génération qui, enfant, feuilletait le dictionnaire et pouvait se perdre dans le livret central, aux pages roses, qui recensaient les expressions latines... Cette sentence-là devait s'y trouver, forcément, avec une brève explication sur son sens.
Pour la comprendre, il faut la remettre dans son contexte. Car, en la lisant littéralement, on se demande de quoi on parle : qu'est-ce qui blesse, puis tue ? En fait, cette phrase apparaissait sur les cadrans solaires (puis, par la suite, sur les instruments mesurant le temps qui passe). Ce sont les heures qui blessent toutes et dont la dernière tue...
Tama, bien plus que la majorité des gens, répond à cette sentence. La dernière heure nous tuera tous, c'est notre lot commun, mais, pour la jeune esclave, c'est la première moitié qui est à prendre à la lettre, car chaque heure de sa vie l'aura cruellement blessée. Et l'un des éléments qui donnent un certain suspense à ce thriller, c'est justement de savoir si Tama sortira de cet épouvantable engrenage.
Le moment est venu d'évoquer un élément très important de "Toutes blessent, la dernière tue", que j'ai volontairement laissé dans l'ombre pour le moment. Cet élément, je ne vais que très peu le développer, tout simplement parce qu'on ne s'attend pas du tout à cette trame-là et qu'elle va tenir un moment le lecteur en haleine, car il fait naître bien des questions.
Entre les deux trames, celle relatant le parcours de Tama, et l'autre, un lien qui paraît évident. Trop, même. La probabilité est grande que ces deux récits ne soient pas parallèles, mais comment les relier l'un à l'autre ? Ce sera bien sûr un des enjeux de cette lecture, un autre ressort à suspense. Mais aussi un autre vecteur de violence...
Je ne vous dis rien de cette deuxième histoire, si ce n'est que l'on y retrouve un personnage giebélien typique, si je puis dire, un homme coincé entre le bien et le mal, entre la soif de vengeance et l'hypothèse de la rédemption. Un homme "bien", peut-être, en tout cas, certainement plus que la plupart des personnage croisés jusque-là, Tama exceptée.
Et pourtant, un homme violent, impitoyable. Un tueur, mot à prendre dans son sens premier. Un solitaire qui semble s'être résigné à la violence et avoir perdu tout espoir. Qu'adviendra-t-il de lui, quand s'achèvera sa quête ? Ne sera-t-il pas alors arrivé au bout de sa vie, faute d'avoir simplement envie de poursuivre ?
L'idée de rédemption lui est étrangère, elle semble même contraire à sa philosophie, puisqu'il ne l'envisage absolument pas pour les autres. Pas de rédemption, donc pas de pardon... C'est un personnage assez effrayant, mais intègre, puisqu'il ne considère pas non plus avoir droit à la rédemption et au pardon. Et qu'il applique une justice toute personnelle...
Il y aurait beaucoup à dire sur les personnages secondaires, ceux qui entourent Tama, ceux qu'elles croisent, rencontrent, ceux avec qui elle se lie, pour le pire plus souvent que pour le meilleur. Etant donné le contexte, leur appliquer le traditionnel clivage bien-mal paraît difficile, car ce sont tout de même des esclavagistes...
Sur les personnages de la deuxième trame aussi, puisqu'un doute persiste, au moins pour l'un d'entre eux, sur leur identité, mais cela nous entraînerait un peu loin, cela obligerait à lever un peu trop le voile. Mais, comme souvent dans les romans de Karine Giebel, ce qu'on va surveiller, c'est leur évolution, leur combat personnel, contre eux-mêmes bien souvent.
"Toutes blessent, la dernière tue" est à ranger au rayon thriller, même si on pourrait hésiter à le placer en roman noir. Car, si la construction du roman, des chapitres brefs, eux-mêmes subdivisés, avec des changements de narration et de point de vue, correspond aux techniques du thriller, le rythme du livre est finalement plutôt lent.
Karine Giebel nous raconte des tranches de vie, pas une intrigue à rebondissements comme on pourrait l'entendre traditionnellement. C'est un livre un peu hybride, qui place dans une trame qu'on aurait plutôt tendance à classer en roman noir, mais au cours duquel les moments de tension et de violence se succèdent et font froid dans le dos.
La violence est l'un des ingrédients importants de ce livre, vous vous en doutez, et Karine Giebel montre une nouvelle fois son talent et sa "créativité" pour exprimer la cruauté et la méchanceté. Va-t-elle trop loin ? Y en a-t-il trop ? Chaque lecteur aura sans doute son idée sur cette question, même si le sujet se prête aux mauvais traitements.
On retrouve surtout ce contexte dans lequel les personnages qu'elle met en scène évolue toujours, quelque part entre l'immoralité et l'amoralité. On s'affranchit des règles traditionnelles mises en place par la société et Tama, par exemple, évolue dans une zone grise où ne s'applique que la loi du plus fort, où c'est celui qui porte les coups qui a le dessus...
Avec "Toutes blessent, la dernière tue", Karine Giebel s'attaque à un phénomène en recrudescence, ce qu'on appelle l'esclavage moderne, qu'on appelle aussi servitude domestique. En sont le plus souvent victime, des jeunes filles ou des jeunes femmes, à l'image de Tama, et c'est une pratique qu'on trouve dans la plupart des pays occidentaux, et dans la plupart des couches sociales.
Je termine le billet avec un lien, pour ceux qui voudraient en savoir plus sur ce crime, que le code pénal français ne prend en compte que depuis 2013... Il s'agit du site de l'OICEM, que Karine Giebel donne elle-même à la fin du livre, l'Organisation Internationale Contre l'Esclavage Moderne, et auprès de laquelle la romancière s'est documentée...
http://www.oicem.org/
A 5 ans, sa mère est décédée. Trois ans plus tard, son père, qui a refait sa vie, la confie à une femme pour qu'elle prenne soin d'elle et l'emmène en France. En fait, il serait plus juste de dire que l'homme a vendu sa fille... A 8 ans, elle est rebaptisée Tama et se retrouve dans une famille, les Charadon, où l'on attend d'elle qu'elle s'occupe des tâches ménagères et des enfants du couple.
En échange, elle est nourrie (de restes), logée (dans la buanderie, sur un grabat), blanchie (c'est elle qui fait la lessive, de toute façon, et on lui renouvelle de temps en temps les deux tenues qui lui sont "généreusement" octroyées). Sans savoir rien du monde qui l'entourent, sans comprendre ce qui lui arrive, Tama est devenue une esclave.
Et une esclave, on ne la traite pas comme une personne à part entière. Brimée, frappée, maltraitée, regardée d'un peu trop près par le pater familias, Tama grandit dans la souffrance et la violence, elle n'a droit à rien, juste celui de se taire et d'obéir, sinon sanction. Si quelque chose cloche, c'est forcément de sa faute, et dans ce cas, il y a sanction.
Il en faut peu pour que les sanctions tombent, et elle est bien souvent battue. Chez Medja, la femme qui l'a achetée au Maroc, cela continue : corvées, maltraitances, vie quotidienne qui n'est que douleur... C'est même Tama qui fait le ménage de nuit dans des bureaux, fonction pour laquelle c'est Medja qui est payée...
Clandestine, sans existence légale et même sans existence tout court, agressée sans cesse, privée des droits élémentaires d'un enfant à l'enseignement, privée tout simplement d'amour (aux maltraitances physiques s'ajoutent des tortures morales tout aussi rudes), Tama tient pourtant bon, faisant preuve d'un caractère bien trempé.
Mais toute rébellion, toute tentative de révolte est rapidement matée et Tama comprend que, si elle veut moins souffrir, elle va devoir renoncer à ces coups d'éclat. Renoncer, sans se résigner pour autant. Et espérer qu'un jour, on la sortira de là. Car à quoi bon chercher à s'enfuir, puisque, elle ignore tout du monde extérieur, pour lequel elle n'est... rien.
Au fil du temps, Tama va bien lier quelques relations qui vont lui mettre du baume au coeur, lui apporter un peu de chaleur et d'affection. Mais rien qui puisse lui laisser entrevoir un destin différent, celui d'une esclave ayant un statut plus proche de l'objet que de l'humain, obligée de travailler sans être jamais rémunérée en retour, privée de liberté et atrocement maltraitée...
Quel espoir peut-elle nourrir, dans ces conditions ?
Je vais être franc, j'ai repris plusieurs fois ce résumé. Je l'ai modifié, raccourci, réécrit, j'ai modifié le début, le milieu et la fin... Parce que j'avais l'impression d'en dire trop, de donner des détails et d'évoquer des personnages qu'il faut vous laisser découvrir... Pourtant, l'envie de parler de Tama est forte, de parler de ce drame hélas bien plus courant qu'on ne le croit.
Tama est un personnage magnifique, je sais, le mot est douloureux à écrire, car son histoire est effroyable. Mais Karine Giebel décide d'en faire une antihéroïne qui ne renonce jamais, qui ne perd jamais espoir. Elle est l'innocence même, l'innocence sans cesse bafouée, juste pour le bien-être et le confort de certains, que les scrupules et la décence n'étouffent pas.
La violence n'est qu'une cerise pourrie sur cet immonde gâteau. A la perversité, on ajoute le sadisme, la cruauté, des travers qui vont bien souvent ensemble et qui trouve là le terrain idéal pour s'exprimer. Qui écoutera les plaintes de la victime ? Qui interviendra, puisqu'elle n'existe pas ? Et pourquoi chercher à s'échapper, puisqu'il n'existe aucun refuge extérieur ?
Tama a été piégée et ce piège ne semble avoir aucune issue. Pourtant, et bien qu'elle ne soit qu'une enfant déracinée et maltraitée, elle va faire preuve d'un caractère remarquable, mais aussi d'un esprit d'initiative tout à fait exceptionnels. Ainsi va-t-elle réussir à s'ouvrir une fenêtre sur le monde grâce à la lecture, qu'elle va découvrir seule, en cachette.
Tout le parcours de Tama sera ensuite jalonné de livres et de moments de lecture. Malgré la précarité de sa situation, lire deviendra une activité incontournable, indispensable, une manière de combler tant bien que mal les manques occasionnés par sa cruelle destinée. Le savoir contre l'arbitraire et la violence, la culture contre l'inhumanité...
Je l'ai dit en ouverture de ce billet, au cours de ce voyage douloureux aux côtés de Tama, il est difficile de ne pas songer à un autre personnage imaginé par Karine Giebel : Marianne, personnage principal de "Meurtres pour rédemption". Toutefois, si le parallèle est assez évident, les deux personnages ont beaucoup de différences.
Passons sur l'âge, Tama (lorsqu'on la rencontre, n'est qu'une enfant) ou les origines sociales. Ce qui les rapproche, c'est la réclusion et les violences subies. Mais, là encore, il y a des distinctions : Marianne est incarcérée après un procès, condamnée pour meurtre, quand Tama est enfermée de manière arbitraire et sans motif.
Marianne n'est pas innocente, mais elle a pris conscience de ses fautes et décide d'entamer un périlleux chemin vers la rédemption, jalonné de souffrances et qui va bifurquer lorsqu'elle va signer un pacte avec le diable contre un mince espoir de libération... Tama, elle, est une innocente frappée par la méchanceté et la violence humaines, une innocente que l'on rend coupable de tout, jusqu'à ce qu'elle intègre cela.
On retrouve chez Tama ce trait si particulier qu'ont nombre de victimes de maltraitances : leur culpabilité, comme si elle acceptaient l'idée qu'elles ont mérité leur sort, aussi absurde cela puisse-t-il paraître, avec le recul qui est le nôtre. La culpabilité, mais aussi cet effrayant réflexe pavlovien qui associe la révolte à la souffrance. La désobéissance à la punition...
A son âge, celui où l'on se forme, où l'on apprend, où l'on acquiert les repères sociaux élémentaires, où l'éducation nous façonne, Tama a droit à un traitement qui bat toutes les valeurs en brèche, qui la réduit à moins que rien, moins qu'un animal de compagnie, qu'on traiterait mieux qu'elle ne l'est, moins qu'un objet.
Esclave, Tama l'est, de fait. Résignée et apeurée, oui, par instants, quand le découragement gagne du terrain, insidieusement. Lorsque la souffrance, d'abord physique, mais aussi morale, a raison de la volonté. La phrase titre de ce billet est prononcée par Tama dans un de ces moments de creux, justement. Car sa force et son courage éclaboussent le livre des premières aux dernières pages.
Parce qu'elle va résister de toutes ces forces pour refuser d'être rien, justement, et s'affirmer comme être humain, comme jeune femme en devenir, comme une personne à part entière, comme un être digne d'aimer et d'être aimé. Une femme dont la vie est fragilisée par bien des handicaps, le premier étant sa non-existence sur un plan strictement légal, ce qui en fait une proie assez facile.
Mais ce roman, c'est le récit de la farouche lutte de Tama pour redevenir ce qu'elle fut jusqu'au moment où on l'a vendue pour quelques pièces, une somme dérisoire, ce qui est plus choquant encore. Une lutte de chaque instant où, aux rares plages de calme et, oserais-je l'écrire ? De bonheur, succéderont de nouvelles périodes très dures...
Un mot du titre : "Toutes blessent, la dernière tue". En latin, "Omnia vulnerant, ultima necat". Je suis de la génération qui, enfant, feuilletait le dictionnaire et pouvait se perdre dans le livret central, aux pages roses, qui recensaient les expressions latines... Cette sentence-là devait s'y trouver, forcément, avec une brève explication sur son sens.
Pour la comprendre, il faut la remettre dans son contexte. Car, en la lisant littéralement, on se demande de quoi on parle : qu'est-ce qui blesse, puis tue ? En fait, cette phrase apparaissait sur les cadrans solaires (puis, par la suite, sur les instruments mesurant le temps qui passe). Ce sont les heures qui blessent toutes et dont la dernière tue...
Tama, bien plus que la majorité des gens, répond à cette sentence. La dernière heure nous tuera tous, c'est notre lot commun, mais, pour la jeune esclave, c'est la première moitié qui est à prendre à la lettre, car chaque heure de sa vie l'aura cruellement blessée. Et l'un des éléments qui donnent un certain suspense à ce thriller, c'est justement de savoir si Tama sortira de cet épouvantable engrenage.
Le moment est venu d'évoquer un élément très important de "Toutes blessent, la dernière tue", que j'ai volontairement laissé dans l'ombre pour le moment. Cet élément, je ne vais que très peu le développer, tout simplement parce qu'on ne s'attend pas du tout à cette trame-là et qu'elle va tenir un moment le lecteur en haleine, car il fait naître bien des questions.
Entre les deux trames, celle relatant le parcours de Tama, et l'autre, un lien qui paraît évident. Trop, même. La probabilité est grande que ces deux récits ne soient pas parallèles, mais comment les relier l'un à l'autre ? Ce sera bien sûr un des enjeux de cette lecture, un autre ressort à suspense. Mais aussi un autre vecteur de violence...
Je ne vous dis rien de cette deuxième histoire, si ce n'est que l'on y retrouve un personnage giebélien typique, si je puis dire, un homme coincé entre le bien et le mal, entre la soif de vengeance et l'hypothèse de la rédemption. Un homme "bien", peut-être, en tout cas, certainement plus que la plupart des personnage croisés jusque-là, Tama exceptée.
Et pourtant, un homme violent, impitoyable. Un tueur, mot à prendre dans son sens premier. Un solitaire qui semble s'être résigné à la violence et avoir perdu tout espoir. Qu'adviendra-t-il de lui, quand s'achèvera sa quête ? Ne sera-t-il pas alors arrivé au bout de sa vie, faute d'avoir simplement envie de poursuivre ?
L'idée de rédemption lui est étrangère, elle semble même contraire à sa philosophie, puisqu'il ne l'envisage absolument pas pour les autres. Pas de rédemption, donc pas de pardon... C'est un personnage assez effrayant, mais intègre, puisqu'il ne considère pas non plus avoir droit à la rédemption et au pardon. Et qu'il applique une justice toute personnelle...
Il y aurait beaucoup à dire sur les personnages secondaires, ceux qui entourent Tama, ceux qu'elles croisent, rencontrent, ceux avec qui elle se lie, pour le pire plus souvent que pour le meilleur. Etant donné le contexte, leur appliquer le traditionnel clivage bien-mal paraît difficile, car ce sont tout de même des esclavagistes...
Sur les personnages de la deuxième trame aussi, puisqu'un doute persiste, au moins pour l'un d'entre eux, sur leur identité, mais cela nous entraînerait un peu loin, cela obligerait à lever un peu trop le voile. Mais, comme souvent dans les romans de Karine Giebel, ce qu'on va surveiller, c'est leur évolution, leur combat personnel, contre eux-mêmes bien souvent.
"Toutes blessent, la dernière tue" est à ranger au rayon thriller, même si on pourrait hésiter à le placer en roman noir. Car, si la construction du roman, des chapitres brefs, eux-mêmes subdivisés, avec des changements de narration et de point de vue, correspond aux techniques du thriller, le rythme du livre est finalement plutôt lent.
Karine Giebel nous raconte des tranches de vie, pas une intrigue à rebondissements comme on pourrait l'entendre traditionnellement. C'est un livre un peu hybride, qui place dans une trame qu'on aurait plutôt tendance à classer en roman noir, mais au cours duquel les moments de tension et de violence se succèdent et font froid dans le dos.
La violence est l'un des ingrédients importants de ce livre, vous vous en doutez, et Karine Giebel montre une nouvelle fois son talent et sa "créativité" pour exprimer la cruauté et la méchanceté. Va-t-elle trop loin ? Y en a-t-il trop ? Chaque lecteur aura sans doute son idée sur cette question, même si le sujet se prête aux mauvais traitements.
On retrouve surtout ce contexte dans lequel les personnages qu'elle met en scène évolue toujours, quelque part entre l'immoralité et l'amoralité. On s'affranchit des règles traditionnelles mises en place par la société et Tama, par exemple, évolue dans une zone grise où ne s'applique que la loi du plus fort, où c'est celui qui porte les coups qui a le dessus...
Avec "Toutes blessent, la dernière tue", Karine Giebel s'attaque à un phénomène en recrudescence, ce qu'on appelle l'esclavage moderne, qu'on appelle aussi servitude domestique. En sont le plus souvent victime, des jeunes filles ou des jeunes femmes, à l'image de Tama, et c'est une pratique qu'on trouve dans la plupart des pays occidentaux, et dans la plupart des couches sociales.
Je termine le billet avec un lien, pour ceux qui voudraient en savoir plus sur ce crime, que le code pénal français ne prend en compte que depuis 2013... Il s'agit du site de l'OICEM, que Karine Giebel donne elle-même à la fin du livre, l'Organisation Internationale Contre l'Esclavage Moderne, et auprès de laquelle la romancière s'est documentée...
http://www.oicem.org/