Ceux qui me connaissent le savent: je suis une inconditionnelle de la collection «Terres d’Amérique». Mes déceptions se comptent sur les doigts de la main. Il était évident que j’allais me garrocher sur le roman de Kevin Canty dès que j’en aurais la chance. Ce que j’ai fait.Silverton, dans l’Idaho, en 1972. Une petite ville ouvrière, dont la mine d’argent fait vivre la population. Ici, tout le monde se connaît. Le destin des hommes est tracé d’avance. «Un pick-up et une jolie femme, une bière pression et un schnaps à la menthe, l’église le dimanche.»Le destin des femmes l’est tout autant: épouse et mère, avec un petit boulot à côté. Pour ceux qu’un autre chemin intéresserait, ce n’est pas gagné.
Lorsqu’un incendie éclate dans la mine, c
’est toute la communauté qui est ébranlée. Près de cent hommes y passent. Lyle et Terry seront pris au piège jusqu’à ce qu’ils soient secourus. Les survivants et leur famille, étourdis, se dépêtrent avec leur chagrin, leur culpabilité, leur récrimination. Au cœur de cette communauté tissée serrée, les uns s’enfoncent dans la noirceur, les autres tendent vers une éclaircie, mais chacun reste marqué d’une grosse cicatrice.Par quel bout je vais commencer? Le positif et les points forts d’abord. La construction du roman m’a ravie. Ce n’est pas un secret: j’aime les romans choral(s). (Quelqu’un peut me dire comment on accorde ça?) Kevin Canty entremêle avec beaucoup de doigté les trajectoires de trois personnages.
David fréquente un collège à Missoula, dans le Montana. Il tente d’échapper à une vie tracée d’avance. Il couche à l’occasion avec Vivian, sa prof de piano depuis le lycée. En essayant de vivre dans deux mondes, il ne s’inscrit dans aucun des deux.Lyle a pris sa retraite, mais il est retourné travailler à la mine. Plus par désoeuvrement que par nécessité. Avec la sécurité sociale et ses 280 000$ à la banque, il pourrait se la couler douce. Mais la mine a trop d’emprise sur lui. Il boit et fréquente le bordel du coin, continue à se ruiner la santé et à mettre sa vie en danger.
Ann, vingt-deux ans, est caissière dans un supermarché et mariée à Malloy. Elle veut un enfant. Les visites à la clinique de fertilité n
’ont rien donné. Elle passe sa vie à fantasmer sur une autre vie. Elle a plusieurs fois pris l’autoroute avec l’intention de bifurquer vers Seattle, mais elle ne l’a jamais fait.Autour de ces personnages gravitent parents, amis et collègues. Des hommes esquintés qui travaillent sous terre. Des femmes frustrées. Et l’alcool, toujours, comme remède.L’écriture de
Kevin Canty est sobre et naturelle, sans effets de style, allant droit à l’essentiel.Il décrit bien les conséquences, autant intimes que collectives, de la tragédie. Il décrit aussi magnifiquement bien les visages usés des mineurs, les corps cabossés, les décennies de crasse imprégnée dans la peau. Il exprime avec une grande justesse la routine et les frustrations inassouvies.J’en viens aux irritants. Des irritants personnels, je tiens à le préciser. De ceux qui ne remettent aucunement en question la grande qualité du roman, mais qui m’ont, moi, fait déchanter.
Tous les personnages m
’ont semblé sortir du même moule: celui des insatisfaits qui hésitent constamment et souffrent de dépendance affective. Chacun, à sa façon, branle dans le manche: prendre sa retraite ou non, quitter la ville ou non, poursuivre ses études ou non, etc. Y’a pas moyen d’arrêter de penser et de se brancher? Il y a comme un manque de mordant et de vigueur chez ces personnages.J’ai eu l’impression agaçante que trop de boucles ne se sont pas bouclées. Qu’adviendra-t-il de la mine et des mineurs? Pourquoi Lyle reste-t-il si longtemps à l’hôpital et se retrouve-t-il soudain dehors? Qu’adviendra-t-il des jumelles? La soeur de Ann ira-t-elle vivre à Seattle? Lyle changera-t-il ou non de vie? Et j’en passe... Inaboutissement ou désir de rester dans le vague?Autre irritant: j’ai horreur lorsqu’un auteur fait une fixation sur une partie du corps féminin. Ici, ce sont les seins. Un exemple parmi d’autres: «De seins se pressent contre lui, de gros nichons aux tétons durcis dans un soutien-gorge rigide, ou doux et élastiques, écrasés contre son visage. Ils le mettent au supplice, dressés vers lui, glissant sur sa peau.» Ici, tous les hommes du patelin bandent pour les seins. Ça me semble suspect et réducteur. Ah oui, toutes les femmes font des pipes. Mais aucune n’en a vraiment envie, aucune n’y trouve son compte. En somme, le sexe est triste.
Le roman de Kevin Canty a le mérite de m’avoir permis de réaliser une chose: si j’éprouve un attachement sans borne pour les romans dont l’humanité prend aux tripes, de ceux qui mettent en scène des laissés-pour-compte et des cabossés de la vie, j’aime ceux qui s’assument ou qui tentent de s’en sortir. Les complaisants, les râleurs qui se roulent dans la fange de leur malheur et jouent les victimes m’hérissent le poil. Dans la fiction, comme dans la vie.Au final, mes irritants personnels l’auront emporté sur le plaisir de lecture. Dommage.C’est un coup de coeur pour Electra. Raccoon et Eva ont beaucoup aimé. Virginie, moins.De l
’autre côté des montagnes
, Kevin Canty, trad. Anne Damour, Albin Michel, «Terres d’Amérique», 258 pages, 2018.★★★★★J’ai lu ce roman dans le cadre du challenge: 50 États en 50 romans (État de l’Idaho).