Aïe, après Olivier Barde-Cabuçon, nouveau flagrant délit d'infidélité à une série (mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa), mais grand plaisir de retrouver un personnage de flic que j'ai apprécié dès sa première enquête et qui a fait depuis un sacré chemin. Une série dont j'aime aussi l'atmosphère sombre et les décors, puisque nous allons dans la région toulousaine. "Soeurs" (qui vient de sortir en grand format aux éditions XO) est le cinquième volet de la série de Bernard Minier mettant en scène le capitaine Servaz. Un tome qui marque un tournant, après les événements intervenus lors de la précédente enquête, "Nuit" (qui vient de sortir en poche, et qu'il faudra que je lise, promis), mais aussi un roman un peu particulier. D'abord, parce qu'il contient deux histoires en une, ensuite, parce qu'on va découvrir le jeune Servaz, enfin, parce qu'il y est question d'écriture, d'écrivain et de romans, avec une intéressante mise en abyme...
Printemps 1993. Un rameur aperçoit sur l'île du Ramier, en plein coeur de Toulouse, une scène qui le glace d'effroi. Pensant avoir rêvé, il va voir de plus près et découvre une scène effroyable. Deux corps, placés face à face, ligotés chacun à un arbre... Une mise en scène macabre que renforce encore la tenue des victimes : elles portent une aube, comme si elles venaient de faire leur communion.
Le groupe de l'inspecteur principal Kowalski se retrouve chargé de l'enquête, dans des conditions un peu particulières, puisque l'Hôtel de police de la Ville rose est en plein déménagement. Parmi les hommes concernés par cette enquête, un jeune homme, tout juste muté à Toulouse : Martin Servaz, frais émoulu de l'école d'officier.
Quatre ans pile après le suicide de son père, il revient dans le sud-ouest, avec son épouse et sa fillette. Un couple qui bat déjà de l'aile, même si Alexandra et lui n'osent pas encore affronter le problème. Il doit faire abstraction de ces soucis personnels pour trouver sa place dans son nouvel environnement professionnel. Pour sa première enquête, il n'aurait pas pu trouver pire...
Les premières investigations permettent d'identifier les victimes : Ambre, 21 ans, Alice, 20 ans, deux soeurs dont la famille vit dans le Gers et qui faisaient leurs études à Toulouse. Pas vraiment le genre d'information qui allège une atmosphère bien lourde depuis la découverte des cadavres. Mais, peut-être aussi un élément qui pourrait faciliter la tâche des policiers.
Rapidement, un lien apparaît : les deux soeurs appréciaient apparemment beaucoup les romans d'un écrivains de thrillers, Erik Lang, qu'elles ont rencontré quelques années plus tôt et avec qui elles ont entretenu une correspondance assez explicite depuis... De quoi le rendre suspect en soi, mais plus encore parce que son roman le plus connu s'intitule "la Communiante"...
Kowalski semble persuadé qu'il tient le coupable, et tout son groupe aussi, Servaz compris. Encore faut-il le prouver, ou obtenir des aveux. Les flics vont "travailler" leur suspect principal en garde à vue, mais un rebondissement inattendu va couper leur élan. Et va surtout mettre brusquement fin à cette enquête.
Pour sa première enquête, Servaz garde un goût amer. Non seulement ce dénouement ne le convainc pas du tout, mais surtout, il a laissé un peu de son innocence en salle d'interrogatoire, dégoûté par les méthodes employés par Kowalski et ses autres collègues pour faire parler Erik Lang... Servaz l'idéaliste s'est déjà placé en marge pour ses débuts...
Hiver 2018. Servaz est désormais capitaine, et non plus commandant (conséquence des événements racontés dans les précédents tomes), et toujours en poste à Toulouse. Un matin très tôt, on l'appelle pour un meurtre, presque la routine. Mais, lorsqu'il réalise où on le conduit, un désagréable sentiment l'envahit...
Il se confirme bien vite : c'est chez Erik Lang que les policiers ont rendez-vous. L'épouse de l'écrivain vient d'être retrouvée morte, et tout indique qu'elle a été assassinée. Là encore, la scène de crime est du genre qui marque les esprits. Mais surtout, un élément glace Servaz : la victime porte elle aussi un vêtement de communiante...
En quelques instants, voilà le policier projeté 25 ans en arrière, et ses soupçons d'hier resurgissent au grand galop. Comment ne pas soupçonner Erik Lang, encore une fois ? Comment résister à l'envie de le coincer, coûte que coûte ? Une enquête complexe débute, avec un Servaz sur les nerfs qui n'envisage aucune autre piste et s'entête, jusqu'à retomber dans ses travers...
Des romans, thrillers ou non, qui se déroulent à deux époques différentes, ce n'est pas une nouveauté, on en trouve beaucoup, par exemple, qui font s'entrecroiser ces deux fils narratifs en faisant alterner un chapitre dans une époque, le suivant dans l'autre. Mais, ce n'est pas ce qu'a choisi de faire Bernard Minier pour "Soeurs".
Les deux époques sont clairement séparées et on découvre donc deux enquêtes distinctes à 25 ans d'écart qui se succèdent. Avec deux dénominateurs communs : Martin Servaz, le policier, et Erik Lang, l'écrivain. Comme si Servaz, privé de son habituelle Némésis, Julian Hirtmann, devait se trouver un nouvel adversaire à qui se mesurer.
Mais, et c'est un des grands intérêts de la construction en deux parties distinctes de "Soeurs", on va vite comprendre que le Servaz de 2018 n'a plus grand-chose à voir avec celui de 1993. Le temps a fait son oeuvre, bien sûr, le jeune flic que tout le monde prenait pour un étudiant, avec ses cheveux un peu trop longs, est désormais un officier expérimenté, approchant la cinquantaine.
Pourtant, le revoilà jeune père. Ce n'est plus Margot qu'il élève, mais Gustav, encore sujet à de rudes cauchemars, même s'il semble s'adapter à son nouvel environnement familial. Les cauchemars, Servaz en fait aussi, comme si cette enquête qui le renvoie au passé réveillait certains traumatismes pas encore complètement guéris...
Pourtant, les changements qui frappent le plus sont ailleurs. Ils vont apparaître petit à petit, dans la deuxième partie, jusqu'au final où cela devient patent : le Servaz idéaliste des débuts est loin, le Servaz de 2018 ressemble à ce Kowalski qui lui avait tant déplu... Comme si l'usure de l'âge, l'érosion due aux horreurs accumulées, au stress, professionnel et personnel, avaient dénaturé ses principes...
J'ai qualifié ce tome de tournant, en introduction, et cela se confirme. Mais, il ne faut pas limiter cette impression à l'unique question Hirtmann. Dans "Soeurs", c'est tout son passé que Servaz solde une bonne fois pour toutes. Il y a une prise de conscience de la part du policier autant que de l'homme, il y a une sorte de libération et l'annonce d'une nouvelle ère.
En fait, il me vient (c'est pas vrai, c'est longuement mûri...) une métaphore : c'est comme si Servaz se défaisait d'une mue, comme un reptile. Bon, si vous n'avez pas lu le livre, vous aurez du mal à saisir ce raisonnement qui me semble à la fois subtil et pertinent (oui, je m'envoie quelques fleurs, il n'y a pas de raison).
J'ignore ce que va faire Bernard Minier, quelle suite il envisage de donner à sa série construite autour de Servaz. Je crois savoir qu'il y a un projet de one-shot dans le même décor que "Une putain d'histoire", et ensuite ? Je serais en tout cas très curieux de retrouver Martin Servaz, un Servaz délivré d'un poids conséquent.
Je ne l'imagine pas métamorphosé du tout au tout, devenu un joyeux luron et un optimiste forcené, on aurait du mal à y croire. Mais, un personnage un peu moins tourmenté, moins tiraillé entre ses états d'âme personnel, qu'ils concernent sa famille ou sa relation ambiguë avec Hirtmann ; un personnage apaisé, là, voilà, je lâche le mot, apaisé, ce qui aurait forcément quelques répercussions sur sa carrière et sa vie.
Je referme la parenthèse Servaz pour parler de l'autre protagoniste central de "Soeurs", Erik Lang. En fait, ce n'est pas temps du personnage lui-même qu'on va parler, mais de son rôle d'écrivain, comme vous l'aurez compris en lisant le titre de ce billet. La personnalité d'Erik Lang, je vous la laisse découvrir, tout comme je vous laisse vous forger une opinion à son sujet.
"Soeurs" est un roman où il est beaucoup question d'écriture, de livres, d'écrivains, mais aussi de lecteurs, eh oui, nous sommes aussi, vous qui me lisez et moi, concernés. Bernard Minier, en plaçant au coeur de son intrigue un auteur, et un auteur de thrillers, en profite pour poser des problématiques qui l'intéressent au premier chef.
D'abord, il s'amuse, avec quelques clins d'oeil. A certains de ses petits camarades, comme beaucoup d'autres le font. Dans la bibliographie d'Erik Lang, certains titres devraient vous rappeler d'autres livres que vous avez peut-être dans vos bibliothèques. Mais, il y a aussi quelque chose de Bernard Minier chez lui, le parallèle est évident.
On pourrait penser qu'on est dans le jeu, et rien de plus. Pourtant, c'est un peu plus que cela, car la relation entre Servaz et Lang, pour le moins tendue, va aussi se nourrir de cette mise en abyme. Un jeu de miroirs qui fait sourire, mais qui intervient aussi à un moment très important de l'intrigue, lorsque la tension est à son comble.
On retrouve l'importance de cette double histoire à deux époques, puisque, d'une certaine manière, Servaz et Lang sont restés liés tout ce temps, plus ou moins consciemment, et que l'écriture a nourri ce lien invisible. Je n'en dis pas plus, ce n'est d'ailleurs pas forcément ce qui est le plus important dans tout ça.
En revanche, j'ai retrouvé certains questionnement chez Bernard Minier qui apparaissent régulièrement chez d'autres auteurs de thrillers, à commencer par Maxime Chattam, qui en a fait une de ses marques de fabrique : l'influence de ces histoires qui recourt à la violence, une violence exacerbée, spectaculaire, qu'on cherche à exorciser, mais qui laisse bien quelques traces.
Cauchemardez-vous aussi, Monsieur Minier ? Je plaisante, mais c'est vrai qu'on ne manipule pas ces sujets au quotidien (surtout quand on sait qu'un écrivain qui a une idée s'y accroche jour et nuit) sans qu'il y ait quelques effets secondaires. En cela, Erik Lang est un cas intéressant, puisqu'on le soupçonne d'être passé de l'autre côté du miroir. D'avoir pris ses mensonges pour la réalité...
La question de l'inspiration, la frontière entre la réalité et la fiction, la distance qu'on place entre les deux et qui fait que ce qui nous horrifie dans un thriller reste un événement "pour de faux", toute cette mécanique que construisent les écrivains et que les lecteurs mettent en mouvement, tout cela repose finalement sur des conventions.
Heureusement que les auteurs de thrillers ne sont pas adeptes de l'autofiction et qu'ils racontent ce qui leur passe par la tête, ce qui nourrit leur imaginaire et non ce qu'ils ont accompli ! Mais l'idée de romans policiers utilisés comme modes d'emploi pour perpétrer des crimes est une idée très classique, que l'on retrouve régulièrement traitée.
Il y a une espèce de mouvement perpétuel qui s'instaure entre écrivains et lecteurs, les idées des uns touchant les autres, tandis que l'inspiration se saisit des opportunités portées par l'actualité, l'air du temps, les histoires qu'on entend ici ou là, parfois de la part de lecteurs... Un phénomène qu'il faut accepter tel quel, et ne surtout pas chercher à expliquer.
Et puis, au centre de "Soeurs", il y a aussi la relation entre les auteurs et les lecteurs. Et, là encore, la construction double du roman permet de mesurer son incroyable évolution en très peu de temps. Pendant très longtemps, cette relation était exceptionnel et le plus souvent indirecte. L'écrivain écrivait, le lecteur lisait, chacun dans son coin, et basta.
Alice et Ambre ont la chance, si on peut dire, d'avoir rencontré en chair et en os l'écrivain qu'elles adoraient. Une intimité s'est formée, on est dans de la littérature noire, donc ce n'est forcément pas très, très clair, tout ça, mais le fait est que cela reste alors quelque chose de peu fréquent, pour des personnes qui ne sont liées que par cette passion commune.
Mais, en 2018, tout a changé. Désormais, les écrivains sont bien plus accessibles, en tout cas ceux qui jouent le jeu. Il y a les salons, les rencontres, les cafés littéraires, la promo, parfois, autant d'occasions de sortir de son bureau et de se montrer, d'entrer en contact avec les lecteurs, directement ou indirectement. Mais, la distance s'est raccourcie.
Et c'est encore plus criant avec les réseaux sociaux. Le lecteur devient vite le meilleur ami de l'auteur, en tout cas virtuellement. Mais, du virtuel au réel, il y a-t-il si loin que ça ? Je ne vais pas vous expliquer ce que pense Bernard Minier de tout cela, et "Soeurs" reste un roman, mais ces questionnements sont aussi présents dans ce livre.
La question des fans, le mot est utilisé par Bernard Minier,qui sont chaleureux, attachants, valorisants, agréables pour l'ego... Mais peut-être aussi, quelquefois, envahissants et oubliant de conserver une certaine retenue. On pourrait aller encore plus loin avec leur influence croissante pour faire et défaire les carrières des livres...
Je referme ce chapitre et le billet par la même occasion, avec toutefois une dernière réflexion en lien avec ce qui vient d'être dit : nous sommes largement nourris, nous qui aimons les polars et les thrillers, par la littérature, mais aussi par les films, les séries, jusqu'aux informations, les faits divers... On se pose vite en spécialistes...
Il y a quelque chose d'amusant dans "Soeurs", c'est qu'on lit la première partie avec notre regard de lecteur de 2018. Et vous, je ne sais pas, mais moi, je me suis fait quelques remarques. Je me suis senti subitement plus flic que les flics eux-mêmes. Une position qui permet de commencer à échafauder des théories, en attendant de voir si ça va coller ensuite.
Ca n'enlève rien au côté efficace de ce roman (460 pages dévorées en moins de 24 heures, c'est plutôt un bon signe, non ?), mais c'est aussi assez effrayant de se retrouver, moi, lecteur, dans une position de démiurge qui ne devrait pas être la mienne. Ces réflexes acquis, j'en ai déjà parlé dans de précédents billets, c'est le syndrome "Experts", et j'ai l'impression qu'ils se déclenchent dès que je quitte l'époque récente, ça devient flippant !
Mais assez parlé de moi, au-delà de la double intrigue et d'un final auquel, pour le coup, on ne s'attend pas du tout, vous voyez que cette cinquième enquête de Martin Servaz offre bien des pistes de réflexion. Il y en a sûrement d'autres, chacun son regard sur les livres et chacun sa perception, mais voilà ce que je voulais partager.
J'ai aimé retrouver Servaz, mais il faudra que je comble mes manques pour espérer mieux le cerner encore. J'ai aimé retrouver son côté sombre, ces ténèbres qui semblent menacer de l'engloutir à chaque instant, sa quête de rédemption. L'écriture de Bernard Minier est toujours posée, assez clinique, jamais survoltée, et pourtant elle sait captiver pour nous emmener d'un rebondissement à l'autre.