Les putes voilées n’iront jamais au Paradis !, de Chahdortt Djavann, Grasset, 2016, 205 pages.
L’histoire
Ce roman vrai, puissant à couper le souffle, fait alterner le destin parallèle de deux gamines extraordinairement belles, séparées à l’âge de douze ans, et les témoignages d’outre-tombe de prostituées assassinées, pendues, lapidées en Iran.
Leurs voix authentiques, parfois crues et teintées d’humour noir, surprennent, choquent, bousculent préjugés et émotions, bouleversent. Ces femmes sont si vivantes qu’elles resteront à jamais dans notre mémoire.
À travers ce voyage au bout de l’enfer des mollahs, on comprend le non-dit de la folie islamiste : la haine de la chair, du corps féminin et du plaisir. L’obsession mâle de la sexualité et la tartufferie de ceux qui célèbrent la mort en criant « Allah Akbar ! » pour mieux lui imputer leurs crimes.
Ici, la frontière entre la réalité et la fiction est aussi fine qu’un cheveu de femme.
Note : 5/5
Mon humble avis
Voici le deuxième livre de cette session du club de lecture « Une chambre à nous » autour de la sexualité et des travailleur·euse·s du sexe.
Ce livre parle de façon très cru de sujets possiblement déclencheurs, dont il sera également question dans cette chronique et dans les citations présentées, si la lecture des sujets qui suivent peut vous mettre en danger, mieux vaut ne pas vous infliger la lecture de cette chronique ou du livre : scènes de viols et de violences sexuelles, agressions physiques, meurtres et pédophilie.
Le roman commence en Iran, avec deux amies, deux enfants, Soudabeh et Zahra, toutes deux d’un milieu très pauvre mais magnifiquement belles. Elles se font la promesse d’avoir un futur brillant, de ne pas rester dans la pauvreté et la misère. Malheureusement, leurs parents vont rapidement vouloir les marier, de force (s’il était nécessaire de préciser que marier un enfant est un mariage forcé…) à des hommes bien plus âgés qu’elles. Pour elles, c’est une descente aux enfers qui s’entame, elles se retrouvent séparées et leurs vies prennent des chemins différents mais tout aussi angoissants.
En parallèle, nous suivons les habitants d’un quartier qui découvrent des corps de femmes dans leurs ruelles, qui semblent avoir été étranglées avec leur propre tchador. Les discussions démarrent entre les habitants et rapidement la sentence tombe : si ces femmes, inconnues du quartier, ont été assassinées, c’est qu’elles étaient des « putes », et qu’elles méritent bien leur sort. Ainsi l’autrice nous pose sans artifice le contexte d’une société où, sans rien savoir d’une femme, on peut décider qu’elle était une prostitué et que par là même, elle méritait d’être assassinée.
Au fil des pages, Chahdortt Djavann nous apporte des éclaircissements sur l’Iran, sa législation sous le joug islamique, ce que cela signifie et ses conséquences, particulièrement pour les femmes.
Il est primordial de savoir que, selon la législation islamique en vigueur en Iran depuis l’instauration du régime khomeinyste en 1979, la prostitution est un crime dont le châtiment est la peine de mort. Et si la prostituée est mariée, elle sera condamnée à la lapidation. Cette loi est écrite noir sur blanc et attribuée, comme toujours, à la volonté d’Allah, sans que l’on ait demandé l’avis de ce dernier. p. 51
Rapidement, l’autrice nous montre que pour un pays où la prostitution est un crime, elle semble pourtant se trouver à tous les coins de rues et surtout, les hommes paraissent considérer toutes femmes comme prostituées finalement. Que ce soit un mari qui n’ait aucun problème à violer une enfant de dix ans, sa « femme » ou bien un employé qui attende des fellations de sa femme de ménage, sans qu’elle n’ait le choix de refuser, au risque de se faire dénoncer puis assassiner.
Le roman prend une tournure tout à fait inattendue, quand l’autrice s’adresse directement à son lectorat pour annoncer sa démarche, expliciter ce qui tient de la réalité et de la fiction dans son livre.
Maintenant que, vous, lecteurs, êtes au courant de tout, je reprends la suite de mon roman. Tout en poursuivant le destin de Soudabeh et de Zahra, je vais parler des prostituées assassinées de Mashhad, de Téhéran, de Kerman, de Qom, de Shiraz, d’Ispahan… ou plutôt les faire parler. D’outre-tombe. Je vais nommer ces prostituées, assassinées dans l’anonymat, leur donner la parole pour qu’elles nous racontent leur histoire, leur vie, leur passé, leurs sentiments, leurs douleurs, leurs doutes, leurs souffrances, leurs révoltes, leurs joies aussi. p. 63
Ainsi, on retrouve les doubles standards et l’hypocrisie d’hommes qui ont une ou plusieurs femme·s (ils peuvent en avoir jusqu’à quatre selon la loi islamique), à cela s’ajoute la possibilité de faire des contrats temporaires de mariage avec des femmes supplémentaires, un sigheh, alors qu’une femme, même célibataire, ne dispose pas de son corps pour en faire ce qu’elle veut et une simple suspicion de prostitution peut suffire à la faire condamner. Les homme de foi, les gardiens de la religion et autres mollah ne sont pas exempts de ces pratiques qu’ils condamnent par ailleurs.
On se fait sucer par des putes ou par des bonnes, jamais par la future mère de ses enfants, qu’on respecte, même si on la tabasse parfois ! p. 73
Par ailleurs, le roman nous montre à quel point les filles ont peu de valeur, même si elles sont aussi belles que Zahra et Soudabeh : la première se rend compte que son acte de naissance n’est pas le sien. Elle avait une sœur, morte avant sa naissance, et sa mère a préféré ne pas déclarer sa mort afin de donner l’acte de naissance à sa prochaine fille. Elle se rend compte ainsi qu’elle a deux ans de moins que ce qu’elle croyait, et se sent dépossédée de son identité.
Dans ces milieux pauvres, ces malheurs [conserver l’acte de naissance d’une fille morte pour le donner à la prochaine fille] étaient monnaie courante. Cependant, jamais l’acte de naissance d’un fils ne fut faux. Les mères, fières et heureuses d’avoir accouché du sexe supérieur, veillaient soigneusement à ce que la date de naissance de leur progéniture mâle fût déclarée et enregistrée aussitôt et correctement. p. 116
Les « témoignages » des prostituées que l’autrice nous présente sont glaçants, parce que ce sont tous des récits de misère, de pauvreté, de violences inouies, de viols, et finalement de prostitution forcée. Tous ces récits montrent à quel point il est impossible de s’émanciper, d’être libre quand on est une femme : tout est perdu d’avance.
Naître fille dans ce pays est un crime en soi. Vous êtes coupable parce que pas mâle. Et vous êtes pute parce que fille. Alors autant l’être pour de bon. Une fille peut être vendue moins chère qu’une vache. p. 148
Si j’ai un reproche à faire au roman, c’est qu’il présente une très grande majorité de femmes qui justement se retrouvent prostituées contre leur grès. Ce n’est pas une décision de leur part, ce qui laisse un goût très amer ; c’est peut-être une réalité en Iran. Cela n’empêche que les travailleuses du sexe présentées ici n’ont pas d’agence, et que leur métier est ainsi présenté d’une manière très négative (parce qu’il s’agit du coup plus de trafic sexuel que d’un métier justement). Seul le dernier témoignage présente un discours différent : celui d’une femme érudite qui a commencé tard la prostitution et de son plein grès.
Dans un monde où tout se vend – y compris beaucoup de produits nocifs –, la vente et l’achat du plaisir sexuel sont condamnés. Vous ne trouvez pas ça aberrant ? p. 185
Les réflexions de ce personnage sont très pertinentes. Mais il s’agit d’une femme qui a étudié et vécu en Europe, qui est très éduquée, qui a eu l’occasion de travailler par ailleurs en tant que traductrice. Un portrait tout à fait opposé aux femmes présentées auparavant.
Je pense qu’il faudrait nous nommer les « practiciens du sexe » et favoriser l’accès des femmes aux services sexuels. Ça ferait beaucoup de bien à l’humanité. p. 189
Quoiqu’il en soit, ce roman ne peut pas laisser les lecteur·rice·s indifférent·e·s. Il est choquant, glaçant, étouffant de réalisme. Éclairant aussi.
Pour en savoir plus :
- L’entretien de Chahdortt Djavann dans « La Grande Librairie » à propos de ce livre.