Débutants · Raymond Carver

Par Marie-Claude Rioux

Raymond Carver est aux nouvelles ce que le sirop d’érable est au Québec! Il est un maître en la matière. Plusieurs auteurs s’en inspirent et s’en réclament. Mais n’est pas Carver qui veut.Carver est un créateur d’ambiances: quelques mots, un geste, un silence et le décor est posé. Les tranches de vie qu’ils présentent oscillent entre tragédie et comédie. Des vies font du surplace, alors que d’autres basculent. Sa matière première? Des hommes et des femmes ordinaires, usés par le quotidien. Carver a arraché la nouvelle à son cadre doré et l’a fait pénétrer dans des lieux où elle n’était jamais allée: le lit aux draps froissés où s’attardent les amants, la cuisine en désordre après le petit déjeuner, la salle d’attente de l’hôpital, le jardin encombré de meubles en vue d’un dérisoire vide-grenier, tout ce bric-à-brac que forment nos vies, comme un décor de théâtre en attente du moment où la vraie pièce va enfin pouvoir commencer.Son terrain de jeu ressemble au nôtre. Il pourrait être le nôtre. C’est d’ailleurs ce qui me désarçonne le plus quand je lis ses nouvelles. Cette proximité, cette intimité dérangent. Plusieurs fuiront les nouvelles de Carver, ennuyés par la mise en scène d’un quotidien platonique, par la dissection des petits gens. Ceux qui aiment s’évader et s’arracher à leur quotidien en lisants’ennuieront à mourir.Débutants est le manuscrit original du recueil Parlez-moi d’amour, paru aux États-Unis en 1981 après avoir été amputé de moitié par Gordon Lish, l’éditeur de Carver. Les dix-sept nouvelles qui le composent dissèquent un quotidien quelconque et terriblement familier.Les hommes et les femmes pratiquent le métier de vivre, et ce, non sans peine. Chez Carver, chacun se retrouve toujours seul avec lui-même. Les solitudes se frôlent sans jamais se toucher, même au creux d’un lit. Les hommes noient leur ennui ou leur désespoir dans le whisky. Le bonheur des autres est suspect et peut rendre méchant, voir cruel.Les nouvelles de Carver ne racontent pas d’«histoires» à proprement parler. Elles présentent des fragments de vies privées.Son terrain de jeux est loin d’être exotique. On pourrait apercevoir ses personnages dans une allée de garage, la chambre dun motel, le bar d’un aéroport,une chambre d’hôpital, une salle de bingo ou un salon de coiffure.Parmi les dix-sept nouvelles qui composent Débutants, certaines m’ont marquée plus que les autres. Dans «L’incartade», le représentant d’une célèbre maison d’édition, en transit à l’aéroport de Sacremento, prend un verre avec son père qu’il n’a pas vu depuis longtemps. La distance qui les sépare est infranchissable. «Une petite douceur» est une tragi-comédie effrayante sur la mort et le deuil d’un gamin.Dans «Je dis aux femmes qu’on va faire un tour», la vie conjugale d’un couple est sérieusement mise en péril par l’attitude indigne du mari.Dans «Si tu veux bien», un couple âgé passe la soirée au bingo, comme à chaque vendredi soir. Le retour possible du cancer de la femme jette une ombre sur la soirée.La couleur de Débutantsest sombre. L’Amérique dépeinte par Carver est nuageuse, le soleil n’y brille jamais. Il y a, dans cette classe moyenne à bout de souffle, beaucoup de solitude, d’incommunicabilité, de non-dits, de regrets et d'espoirs déçus.Carver est maître dans l’art de dépeindre la routine qui emprisonnent les couples, les frustrations et petites lâchetés du quotidien.Ça sent le vécu... C’est désarmant et douloureusement beau.L’excellent film de Robert Altman, Short Cuts, est librement inspiré de neuf nouvelles de Carver. C’est à voir et à revoir!

Débutants,

Raymond Carver, trad. Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, De l’Olivier, 336 pages, 2010.