Ce recueil, paru en 2015, était complètement passé sous mon radar. C’est la couverture, avec sa moitié de panache d’orignal, qui m’a attirée. Je ne connaissais Julien Gravelle ni d’Ève ni d’Adam. Avec sa langue échevelée et crue, je suis tombée de mon lit en apprenant que l’homme était français d’origine et qu’il avait déménagé ses pénates dans le nord du Québec.
Dans «L’homme de vers», Basile, un trucker métis, tente de mettre de l’ordre dans sa vie. Le fait qu
’il sera bientôt papa n’y est pas pour rien. Il reprend contact avec sa mère, une alcoolique finie, et un oncle magané par la vie. Des retrouvailles au goût amer. Le jour où il découvre, dans un camp d’Indiens, un homme mort mangé par les vers, ses nuits peuplées de cauchemars ne seront plus jamais apaisantes.Dans «Bowling», un homme s’ennuie de son fils, qu’il n’a pas vu depuis deux mois. Après les engueulades au téléphone avec sa femme Catherine et après avoir laissé sa chemise aux avocats, il décide de lâcher prise et de baisser les bras. Il cesse de travailler et se déleste petit à petit de ses responsabilités. La rencontre avec un adepte du «dudéisme» qui se rend en Californie guidé par sa boule de bowlingl’agace et l’intrigue à la fois. Et si c’était ça, le bonheur?Dans «Un coeur enfargé», un concierge de Dolbeau se rend à Montréal. Il doit y retrouver Diane, son ex-femme, pour identifier le corps de leur fille disparue de la carte seize ans plus tôt. Et si le corps d’une junkie retrouvé à Winnipeg n’était pas celui de leur fille?Dans «Yvon», un opérateur de machinerie lourde à la grande gueule est poussé à la retraite. Mais Yvon n’a pas envie d’arrêter de travailler. La retraite le terrorise. La retraite signifie retourner vivre en Beauce, retrouver sa femme et ses grands enfants qu’il ne voit plus que quelques fois par année. Le constat est dur quand les liens familiaux ne tiennent même plus à un fil...· · · · · · · · ·Les nouvelles de Julien Gravelle ont du cran. Elles mettent le doigt là où ça fait mal. Le lien qui unit chaque nouvelle est ténu, mais a le coupant d
’un fil d’acier. (L’identité de l’homme de vers m’a coupé le souffle.) Julien Gravelle noue ses intrigues avec la précision d’un chirurgien, il fait chavirer une existence en un coup de doigt, il pousse ses personnages dans leurs derniers retranchements.En l’espace de quelques pages, ilexprime les frustrations inassouvies, la routine, l’étriqué de la vie qui serre de partout. Il emprunte avec une grande justesse la voix de ses personnages, les laissant se questionner, douter, dresser le bilan de leur vie. Le regard qu’il porte sur le monde est d’une lucidité impitoyable et douloureuse.Au départ, il y a la banalité du quotidien. Et puis, soudain, quelque chose – un mot, un geste, un rêve – surgit dans le décor et c’est l’embardé.Les images défilent, tantôt stupéfiantes, tantôt hilarantes (oui, oui!), tantôt empreintes d’une poésie diffuse. Le style de Julien Gravelle est remarquable par sa vitalité et son empathie. Le clin d’œil au roman de Samuel Archibald et celui au film des frères Coen, The Big Lebowski, est bien trouvé.
Un groupe d’oies passe au-dessus de sa tête en piaillant. Il voudrait partir lui aussi. Ce n’est pas que quelque chose le retienne, c’est plutôt qu’il est bien trop lourd pour s’envoler. Ses ailes se sont depuis trop longtemps atrophiées, son dos s’est déplumé. Plus de migration pour lui. Comme cloué au sol. Il a regardé s’envoler les autres. Il aimerait, une fois, juste une fois, pouvoir parler de sa vie au passé. Que les choses soient derrière lui.Un recueil bouleversant, d’une humanité qui prend aux tripes. Un diamant brut.Debout sur la carlingue, Julien Gravelle, Leméac, 192 pages, 2015.★★★★★