INTERVIEW – Warnauts et Raives: « On raconte mai 68 à hauteur d’homme »

INTERVIEW – Warnauts et Raives: « On raconte mai 68 à hauteur d’homme »

Eric Warnauts et Guy Raives sont deux auteurs atypiques dans le monde de la bande dessinée. Amis de longue date, ces deux Liégeois réalisent toutes leurs BD à quatre mains. Autrement dit, ils se partagent aussi bien le scénario que le dessin de leurs albums. Explorant des univers aussi différents que le Congo belge dans « Congo 40 », l’Amérique d’Obama dans « Liberty », l’Allemagne nazie dans « L’Innocente » ou encore la Venise libertine du 18e siècle dans « Les suites vénitiennes », les deux compères aiment raconter des histoires pleines d’humanité, avec des personnages souvent sensibles et engagés. Dans « Sous les pavés », leur dernier album, ils nous font vivre de l’intérieur le tumulte de mai 68.

Cela fait des années maintenant que vous réalisez tous vos albums à quatre mains. Qu’est-ce que cela veut dire exactement?

Raives: C’est un va-et-vient permanent. On mature d’abord le sujet à deux, ce qui nous permet de faire la trame de l’histoire. Ensuite, c’est Eric qui écrit tous les dialogues. Il m’envoie des séquences de 4 ou 5 pages écrites comme une nouvelle. Sur base de ça, je fais le premier découpage. Souvent, je réduis aussi un peu les dialogues d’Eric pour pouvoir entrer dans le format. Puis je vais le voir à Liège, puisque moi j’habite à la campagne et que lui est prof là-bas. On discute alors de ma proposition de découpage de la séquence. Une fois que c’est fait, Eric calibre les bulles et commence à crayonner. Après ça, je récupère la page et on commence un ping-pong de crayonnés. Lorsque c’est terminé, on redessine la page sur du papier aquarelle, je la scanne et elle est terminée.

C’est assez unique, non, comme manière de travailler? 

Raives: A une époque, Dupuy et Berberian travaillaient comme ça. Il y a eu aussi Schuiten et Renard, même si ça n’a pas duré très longtemps. Il faut savoir que la préparation d’une BD est un travail de longue haleine: chaque album nous prend environ un an. Dans ce contexte, le fait de travailler à deux permet de continuer à être surpris chaque semaine par ce que l’autre vous envoie. C’est une motivation supplémentaire. On voit le travail avancer et en même temps, on ne sent pas tout seul. C’est vraiment agréable.

Cela fait plus de 30 ans que vous travaillez ensemble. Est-ce que votre méthode de travail a évolué avec les années?

Raives: On a commencé à travailler ensemble lorsque je faisais mon service militaire et que je me suis retrouvé à faire les couleurs pour Eric. Dans un premier temps, on a travaillé dans une logique classique de dessinateur et de scénariste. Mais on s’est rapidement rendus compte que c’était plus agréable de dessiner à deux. Et aujourd’hui, je ne me vois vraiment pas faire autrement. Franchement, si on ne travaillait pas comme ça, je crois que j’arrêterais la BD.

Mais du coup, n’est-ce pas plus difficile pour vous de travailler avec d’autres auteurs?

Warnauts: Non, pas vraiment. C’est vrai qu’on n’a pas beaucoup travaillé avec d’autres auteurs mais à chaque fois qu’on l’a fait, ça n’a pas posé de soucis. J’ai notamment écrit pour mon frère, le dessinateur Marc-Renier.

Raives: De mon côté, cela fait des années que je fais les couleurs pour les albums de Jean-Claude Servais.

Warnauts: Ce qu’il faut surtout, c’est une bonne entente. On trouve parfois surprenant que des dessinateurs acceptent de travailler avec quelqu’un d’autre sur la couleur, qui est une partie très importante d’une bande dessinée, mais pas sur le trait. Mais bon, c’est leur problème. Personnellement, quand je vois tout ce que Guy m’apporte, je me dis que c’est génial parce que ça me permet vraiment de ne pas m’ennuyer.

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Si on compte « Sous les pavés », vous en êtes à combien d’albums ensemble?

Warnauts: A mon avis, on doit être dans les 33 ou 34…

Raives: Non, tu te trompes. Moi, je crois qu’on est au-delà des 40.

Warnauts: 40? Ah oui, c’est vrai, tu as raison. De mon côté, j’en suis à bientôt 50 albums, donc on doit effectivement être à environ 40 albums à deux.

Pourquoi avez-vous voulu parler de mai 68? C’était une commande pour les 50 ans de cet événement?

Raives: Non, pas du tout. On a commencé il y a quelques années une série qui s’appelle « Les Temps Nouveaux », dans laquelle on démarre en 1938 et on remonte progressivement le 20ème siècle jusqu’en 1962. Dans ce cadre-là, on avait aussi envie de parler de 1968, mais notre personnage belge de 50 ans ne s’y prêtait pas tellement. On a donc préféré faire un « one shot » avec des nouveaux personnages.

Mais vous avez attendu le bon moment pour la sortie de cette BD?

Raives: Oui, on peut dire ça. En réalité, nous étions prêts pour que la BD sorte lors du festival d’Angoulême en janvier, mais l’éditeur nous a proposé d’attendre le mois de mai pour la sortie. Et il a eu raison.

On sent que vous avez rassemblé beaucoup de documentation pour cet album. Après, est-ce que ça a été difficile de vous éloigner de toutes ces recherches pour construire un récit?

Warnauts: Non, cela se fait naturellement, il y a toujours une maturation qui se fait au cours de nos recherches. Dans ce cas-ci, on a notamment été inspirés par « Ce n’est qu’un début », un bouquin de Philippe Labro qui est sorti dès le mois de juillet 1968. Autrement dit, c’est un livre qui n’a pas vraiment de recul sur les événements. Ca nous a beaucoup intéressé parce que c’était comme une sorte de carnet de bord, dénué du côté mythique de mai 68. Là, on est vraiment dans l’immédiateté.

Raives: Parfois, notre inspiration est venue aussi de discussions avec certains de nos lecteurs, lors de séances de dédicaces. On a demandé à plusieurs d’entre eux de nous raconter leur mai 68 et spontanément, ils nous ont dit des choses très intéressantes et totalement différentes de ce qu’on avait lu par ailleurs. C’est ça qu’on a voulu retranscrire dans notre BD.

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Votre récit se centre sur 5 personnages. C’était votre idée dès le départ ou vous avez exploré différentes pistes de scénarios?

Warnauts: Cela peut paraître un peu bateau de dire ça, mais une fois que tout le processus de maturation d’un sujet est terminé, le scénario a tendance à s’écrire tout seul. Cela vient assez facilement. Je crois que c’est comme ça pour beaucoup d’auteurs.

Raives: Ce qu’on voulait surtout faire avec ces 5 personnages, c’était élargir le propos. Sortir de ce mythe selon lequel mai 68 serait un événement uniquement franco-français, alors que si on regarde les différentes révolutions de cette époque-là, les Français ont été un peu les derniers à se révolter. En réalité, cela faisait des années que ça grondait dans d’autres régions du monde, notamment en réaction à la guerre du Vietnam.

Est-ce qu’on peut dire qu’il existe un style Warnauts et Raives? Une manière particulière de raconter l’Histoire?

Raives: Je l’espère!

Warnauts: Je pense que ce qui nous caractérise surtout, c’est le fait qu’on se place toujours à hauteur d’homme. On raconte ce qu’on ressent.

Selon vous, qu’est-ce qui reste aujourd’hui de mai 68?

Raives: Au niveau sociétal, je crois qu’il reste des choses. C’est quand même cette époque qui a marqué le début d’une certaine libération sexuelle et d’une plus grande ouverture sur l’autre. Mai 68, c’est aussi les prémisses du mouvement de libération de la femme. Au niveau politique par contre, je ne suis pas sûr qu’il reste grand-chose des idéaux de mai 68.

Warnauts: Personnellement, cela m’étonne d’ailleurs de constater à quel point on a peu entendu les leaders de la contestation de l’époque dans les différents articles et reportages autour des 50 ans de mai 68.

Raives: Ce qu’il faut retenir de mai 68, c’est l’idée qu’un grain de sable peut toujours venir gripper la machine. Il suffit de peu de choses finalement.

Vous pensez qu’on est dans une période un peu similaire aujourd’hui?

Raives: Quand tu vois des événements comme Nuit debout, l’énorme mobilisation contre les armes à Washington ou la contestation récente dans certaines facs françaises, tu te dis effectivement qu’il semble y avoir un certain réveil de la jeune génération.

Warnauts: Mais cela prend des formes un peu différentes. Aujourd’hui, cela se passe aussi à travers le Net et plus seulement via des manifestations dans les rues.

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Vous étiez encore des enfants en mai 68. Pourquoi avoir choisi de parler de cette période-là plutôt que du mouvement punk, par exemple, que vous avez sans doute mieux connu?

Raives: C’est dans notre logique de remonter le temps petit à petit. Dans notre album précédent, on était en 1962, donc c’est logique de s’intéresser maintenant à 1968. Mais c’est clair que les années 70 nous intéressent aussi. Pas seulement le mouvement punk, mais aussi les Brigades Rouges, par exemple. En se documentant sur mai 68, on a d’ailleurs déjà trouvé des éléments intéressants sur les périodes suivantes.

Vous n’avez pas envie de coller à une réalité plus actuelle?

Raives: Si, on a un projet dans ce sens-là, mais pour l’instant on n’arrive pas encore vraiment à le mettre en forme.

Warnauts: Dans notre carrière, on a déjà fait des choses plus actuelles. Notamment des albums comme « La Contorsionniste », « Liberty » ou « Lettres d’outremer ». Cela dit, notre prochain projet se déroulera à nouveau dans le passé, puisque c’est un polar qui se déroule à New York dans les années 50.

Pourquoi New York?

Warnauts: Parce qu’on avait envie de redessiner cette ville qui fait partie de l’imaginaire collectif. On l’avait déjà mise en scène dans un album tout au début de notre carrière. On avait envie aussi d’explorer un autre genre, en l’occurence le polar. Sans trop en dévoiler, c’est l’histoire d’un jeune militaire qui rentre un peu déboussolé de la guerre. Il travaille pour un cabinet d’avocats et va être amené à mener ses propres enquêtes. Mais on ne peut pas en dire plus pour le moment.

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