"Ne juge jamais un homme à l'épaisseur de son portefeuille mais à la vaillance de son coeur, me répétait-il souvent. J'ignorais ce qu'il voulait dire. Maintenant, je sais".

Il y a quelques mois, un roman norvégien nous avait fait voyager jusqu'aux îles Shetland et fait découvrir leur climat parfois franchement hostile, mais leur beauté sauvage. Cette fois, c'est un autre archipel écossais qui sera le cadre, en grande partie, en tout cas, de notre billet du jour : les Hébrides. C'est un peu le fief de Peter May, qui y a situé entre autres sa trilogie écossaise et qui y revient pour le dernier de ses romans publiés en France, "Je te protégerai", paru ce printemps dans la collection Rouergue Noir des éditions du Rouergue (traduction d'Ariane Bataille). Un polar assez classique dans sa trame, mais qui bénéficie d'une part de l'originalité du décor que lui offre l'île de Lewis, la plus grande des îles Hébrides, mais aussi d'une construction narrative intéressante, car jouant sur plusieurs fils narratifs. Au coeur de cette histoire, un amour fou et cependant contrarié, un crime pouvant être la conséquence de mobiles multiples et un attachement viscéral à ces îles, à travers une de ses productions les plus fameuses...
Les Macfarlane, Niamh (prononcez Nive) et Ruairidh (qui se prononce grosso modo Rory, pour faire simple), sont originaires de l'île de Lewis, la principale île de l'archipel des Hébrides, en mer d'Ecosse. Ils se connaissent depuis toujours, ou presque, et forment désormais un couple heureux, tant sur le plan de la vie privée que professionnel.
En effet, ils ont fondé ensemble une société qui commence à marcher fort, grâce au monde de la mode, qui se fournit de plus en plus auprès d'eux. Ils ont en effet conçu le Ranish Tweed, un tissu aux qualités remarquables qui a su concurrencer le légendaire Harris Tweed et séduire de nombreux créateurs en vogue.
C'est d'ailleurs pour promouvoir leur produit que les Macfarlane sont venus à Paris en cette fin d'été. Ils participent en effet à l'un des plus importants salon professionnel dédié aux métiers de la mode, "Première vision", au parc des expositions de Villepinte. L'occasion de démarcher de futurs clients, de convaincre de nouveaux décideurs de la qualité de leur travail.
Paris... Malgré des journées bien chargées, on se dit que le couple va aussi en profiter pour s'offrir un séjour romantique. Mais, au lieu de ça, on se rend vite compte qu'il y a de l'eau dans le gaz entre Niamh et Ruairidh... Niamh soupçonne son époux de la tromper avec Irina Vetrov, célèbre et séduisante créatrice de mode...
Ce soir-là, place de la République, les soupçons prennent un peu plus forme, quand Niamh voit Ruairidh monter dans la voiture d'Irina. Son désespoir est terrible et sa colère intense. C'est alors que se produit un événement terrible : alors qu'elle s'engage sur un boulevard proche, la voiture explose, ne laissant aucune chance à ses passagers.
Interdite, sidérée, Niamh voit sa vie s'effondrer en un clin d'oeil. Mais pas de la manière qu'elle redoutait, non, pas parce que Ruairidh l'aurait abandonnée pour une autre, mais parce qu'il est... mort. Elle a toutes les peines du monde à accepter l'idée qu'elle ne reverra jamais celui qui lui avait promis que, toujours, il la protégerait...
L'enquête démarre aussitôt. Une explosion en plein Paris déclenche un début de panique dans une ville encore sous le choc des récents attentats de 2015, et c'est d'abord Niamh qui fait office de suspecte idéale : n'a-t-elle pas un mobile en or, un bel adultère, c'est si peu original ? Encore sous le choc, elle se retrouve en salle d'interrogatoire.
Mais, cette idée est vite écartée et le plus dur commence pour la jeune veuve : rentrer au pays, seule, avec, et c'est peut-être le plus affreux, les restes de celui qu'elle aime toujours de tout son coeur, que peut contenir une simple boîte en carton... Tandis que l'enquête de la police française piétine, Niamh essaie avec le plus grand mal de reprendre le cours de son existence...
Lorsqu'on attaque la lecture de "Je te protégerai", on s'attend à un polar de facture très classique : un crime, des flics, une enquête, des suspects... On se dit que, même si l'intrigue se noue en France, on aura un polar de tradition anglaise, avec des suspects à la pelle, chacun ayant son mobile, et un enquêteur qui saura démêler l'écheveau (après tout, il est question de tissu)...
Et, au centre de l'attention, le personnage de Naimh. Une jeune femme qui a subit l'onde de choc de plein fouet. Pas physiquement, mais moralement. Elle est au 36e dessous, ce qu'on peut comprendre, après avoir perdu l'homme de sa vie. Mais quel rôle va-t-elle occuper dans cette histoire ? Va-t-elle mener l'enquête ou, au contraire, sera-t-elle au coeur de la tourmente et du soupçon ?
Peter May élabore un polar qui flirte avec le roman noir, tant l'enquête telle qu'on la définit habituellement, apparaît comme secondaire. Naimh est le pivot, à travers son présent détruit et son avenir incertain, mais aussi à travers son passé, qu'elle nous raconte elle-même, à la première personne, tandis que la trame présente est à la troisième personne.
Bien sûr, ce que ces flashbacks vont révéler est fondamental pour faire avancer l'intrigue. Les deux trames, présent et passé, se répondent, la seconde venant éclairer l'autre en présentant les différents personnages intervenant auprès de Naimh, ce qui les relie aux Macfarlane, mais aussi le couple lui-même, son histoire, plus chaotique qu'on ne le pensait d'abord...
Je ne vais pas entrer plus dans les détails, vous verrez par vous-même ce que Naimh a sur le coeur. Et, forcément, au fil des rencontres et des révélations, le lecteur phosphore, c'est le jeu de ce type de romans, c'est plus fort que nous : mais qui pouvait en vouloir à Ruairidh Macfarlane au point de le tuer aussi brutalement ? Si c'était bien lui la cible...
N'oublions pas un troisième fil narratif : l'enquête, eh oui ! Menée par Sylvie Braque, personnage qui peut sembler secondaire, mais qui n'en est pas moins important. Parce qu'elle est, d'une certaine manière, un reflet, voire un négatif photographique de Naimh. Reflet, car on comprend vite que sa situation présente, professionnelle, personnelle, familiale, est très instable.
Un négatif, aussi, parce que Sylvie a la famille que Naimh n'a pas, mais qu'elle ne parvient pas à concilier son boulot, si prenant, si captivant, mais surtout tellement contraignant, en particulier en période de tension extrême, comme après l'explosion de la voiture place de la République, et son rôle de mère (pour celui d'épouse, c'est déjà raté...).
"Je te protégerai" est un roman qui met en avant des femmes face aux aléas de l'existence. Des femmes qui se doivent d'être fortes, parce que rien n'est facile dans la vie, et encore moins lorsqu'on est femme... Naimh et Sylvie illustrent parfaitement cette idée, elles qui ont fait des choix forts au cours de leurs vies et qui se trouve à un moment décisif, à une croisée des chemins.
Force et fragilité, c'est ce qui caractérise ces femmes qui font front, qui se sont rebellées à un moment donné contre le destin qu'on avait tracé pour elles. Et voilà de nouvelles épreuves, de nouvelles montagnes à franchir, un découragement qui guette, mais aussi l'opportunité, peut-être de s'affranchir de tout carcan et de s'affirmer aux yeux de tous. Quitter la fragilité pour aller vers la force.
Cela reste une analyse, sans doute subjective, peut-être superficielle, en tout cas personnelle. Elle mériterait d'être creusée, plus solidement étayée, mais, vous connaissez la règle, on ne peut pas entrer trop dans les détails, on ne peut pas soulever un trop large coin du voile. Alors, à vous de vous faire votre opinion.
Le dernier élément auquel on doit être sensible, c'est bien sûr les Hébrides, Lewis Island en tête, mais pas seulement. De merveilleux paysages, une nature splendide, mais soumise à la violence des éléments. La vie aux Hébrides se mérite, il faut aimer le vent, la solitude, un climat changeant, des littoraux taillés à la serpe... Une vie au grand air, presque sauvage.
Que ce soit l'endroit choisi par les Macfarlane pour vivre ou le village, que dis-je, le hameau de Ranish, qu'ils ont choisi pour nommer leur tweed, il y a rarement foule autour d'eux. La vie des autochtones suit ce rythme si particulier des régions à faible densité, mais aussi le fait que tout le monde connaît tout le monde et que les nouvelles vont vite...
Ces paysages font écho à la solitude que ressentent les personnages centraux, Naimh et Sylvie, revers de leur volonté de s'émanciper et de choisir la voie à suivre, quitte à se mettre à dos des parents, des proches, des amis... Et lorsque Naimh rentre au pays, on comprend bien vite qu'elle n'y aura guère d'appui pour la soutenir dans ces moments terribles.
Peter May nous ramène aux Hébrides et nous plonge dans cette vie particulière des insulaires, évoquant au passage une culture riche et des anecdotes croustillantes, à l'image de cette tradition visant, pour Halloween, à chouraver les portails des propriétés... Ce qui occasionne un des épisodes les plus savoureux du roman. Enfin, savoureux, pas sûr que ce soit tout à fait le mot juste...
Si l'ambiance est lourde, douloureuse, cela n'empêche pas pour le lecteur un réel dépaysement et certaines scènes relatées par Naimh possèdent un vrai charme, porté, il est vrai, par une tendre nostalgie. Ce n'est pas anodin : comme souvent lorsqu'on a une narration à la première personne, on se demande quelle est la part d'arrangement avec la réalité que prend le narrateur. Et ici, aussi.
Je découvrais Peter May à l'occasion de cette lecture et elle a le mérite de m'avoir donné envie de retourner aux Hébrides, de me pencher sur la trilogie écossaise de l'auteur ("l'Île des chasseurs d'oiseaux", "L'Homme de Lewis" et "le Braconnier du Lac perdu", tous disponibles en poche dans la collection Babel Noir), qui a fort bonne réputation.
La balade est agréable et l'histoire tient en haleine. Pourtant, je dois dire que le dénouement m'a peu surpris, hélas. Si la forme n'est pas classique, il y a quelques ficelles un peu grosses, quelques indices laissés en route qu'on remarque un peu trop. Cela ne gâche pas complètement le plaisir, mais si on est en quête d'une intrigue très originale, déroutante, inattendue, ce ne sera pas avec ce livre-là.
Comme souvent, ce billet va se terminer en musique. "Je te protégerai" est la traduction du titre original, "I'll keep you safe", qui est également le titre d'une chanson du groupe Sleeping at last (nom qui devrait rappeler quelque chose aux fans de "Twilight", mais aussi de série comme "Grey's anatomy" ou "Bones", qui ont utilisé certains de leurs morceaux.
En l'écoutant, on comprend mieux ce choix de la part de Peter May. Et ce qu'on va apprendre de la relation entre Naimh et Ruairidh colle également parfaitement. Les paroles de la chanson viennent même mettre en relief la sensation de vide gigantesque qui menace d'engloutir Naimh à la disparition de son époux, un gouffre au bord duquel elle marchait déjà depuis quelque temps...