"Pour Tony, la seule chose qui distinguait un policier d'un gangster, c'était l'insigne du premier".

J'ai profité de la réédition d'un classique dont le titre parle à tout le monde pour me jeter dessus. Comme souvent, avec des romans qui ont marqué leur époque et sont considérés comme des précurseurs, il faut s'y plonger en n'oubliant pas que ce qui pourrait nous paraître sans grande originalité était alors d'une grande force. Deux films restés dans l'histoire du cinéma ont été inspirés par ce roman, le second adapté très librement, mais le personnage principal, inspiré par Al Capone en personne, a su traverser le XXe siècle. Eh oui, peut-être l'ignoriez-vous, mais avant que Howard Hawks et Brian de Palma le fassent vivre à l'écran, Scarface était un personnage de roman... "Scarface" est le deuxième et dernier roman d'Armitage Trail et il vient de reparaître en poche aux éditions Rivages (traduction de Frank Reichert), avec une nouvelle couverture qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler l'affiche du film qu'en a tiré Brian de Palma. L'occasion pour les lecteurs actuels de redécouvrir ce livre considéré comme l'un des tout premiers chefs d'oeuvre de ce qu'on appelle aux Etats-Unis le "hardboiled"...

Très jeune Tony Guarino a choisi de ne pas suivre le droit chemin. Contrairement à son frère, qui a décidé de devenir policier, lui va embrasser une carrière de hors-la-loi. Et il le fait par un coup d'éclat : défier le chef d'un des pus redoutables gangs de Chicago, Al Spingola, pour lui prendre sa maîtresse, Vyvyan Lovejoy.
Par la violence, il entre de plain-pied dans le monde des gangsters et rejoins un clan irlandais pour lequel il pratique le racket. La vie est belle, l'argent coule à flots, Vyvyan vient s'installer chez lui... Mais, bientôt, le clan Spingola décide de se venger et Tony se retrouve dans la ligne de mire. Sans oublier les flics, qui aimeraient bien faire tomber quelques gangsters réputés...
Alors, il décide de disparaître un moment, le temps de se faire oublier. Et il trouve un moyen parfait pour cela : les Etats-Unis viennent d'entrer en guerre en Europe, direction les tranchées ! Quoi de mieux que la violence légitime d'une guerre pour assouvir des penchants et perfectionner son art de tuer ?
A son retour au pays, Tony est un héros, décoré pour avoir tué. Mais il n'est plus le même homme, non plus. Plus dur, sans doute, un véritable tueur sans état d'âme prêt à reprendre sa vie où il l'a laissé. Mais, celui qui revient est aussi méconnaissable : une blessure lui a laissé une sévère balafre sur le côté du visage, au point qu'on ne le reconnaît plus...
A Chicago aussi, les choses ont bien changé. En l'absence de Tony, les rapports de force ont évolué et ce qui faisait sa vie d'avant a, comme lui, disparu. Alors, Tony décide de faire table rase et de redémarrer sa vie à zéro : il devient Antonio Camonte, rapidement surnommé Tony le Balafré, et entame une nouvelle carrière en même temps qu'une nouvelle vie.
Seule son ambition reste la même, peut-être même a-t-elle gagné en ampleur. Il ne veut plus seulement réussir, il veut le pouvoir... Dans un premier temps, il offre ses services à Johnny Lovo, un des chefs de gang les plus puissants de la ville. Plus puissant encore depuis que la Prohibition est entrée en vigueur et que les gangs font leur beurre en trafiquant l'alcool...
Il fait vite ses preuves, avec une férocité glaçante, et grimpe rapidement les échelons. Mais, ses actions coups de poing vont mettre le feu aux poudres et déclencher une véritable guerre des gangs, sans aucune limite. L'ascension de Tony le Balafré ne fait que commencer, et il ne compte pas s'arrêter en si bon chemin...
La première chose, c'est l'extrême violence de ce roman. Oh, bien sûr, en 2018, on en a vu d'autres, dans les romans, à la télévision, au cinéma... La violence, réelle ou fictive, fait partie de nos vies quotidiennes, et même d'une certaine routine. En revanche, lorsque "Scarface" sort, en 1930, je ne suis pas certains que les lecteurs soient vraiment habitués à une telle succession de fusillades.
Il y a très peu de temps morts dans le roman de Trail Armitage, à chaque chapitre, il faut affirmer sa force, soit pour monter dans l'échelle sociale des gangs, soit pour rester au sommet. La loi du plus fort, du plus audacieux, aussi, devient la règle d'or, et à ce petit jeu, Tony assure, lancé dans une course folle, comme si, à chaque instant, ce pouvait être la fin.
Mais, attention ! Tony reste un personnage réglo, fidèle à sa parole, appliquant un code de l'honneur certes très personnel, mais qui ne varie pas d'un pouce quelles que soient les circonstances. Intransigeant, mais juste, voilà l'image que Tony veut imposer. Un chef, un vrai, sans état d'âme, mais sachant se montrer magnanime et même généreux, autant qu'il sait être impitoyable.
J'ai vu le "Sacrface" de Brian de Palma il y a longtemps, déjà. Je me souviens d'un contexte très différent, puisque son Tony (en fait créé par le scénariste, Oliver Stone) est un émigré cubain qui construit sa puissance sur le trafic de cocaïne, une substance dont il use et abuse lui-même. Rien à voir, a priori, avec le Tony de Trail Armitage, et pourtant des liens apparaissent.
Bien sûr, le caractère très violent du personnage, que rien n'impressionne et qui résout ses problèmes avec de très efficaces traitements au plomb... Tony Camonte est tout aussi orgueilleux et sûr de lui que Tony Montana, mais sans doute bien moins mégalo. Cela ne veut pas dire qu'il ne s'affiche pas, au contraire, mais avec un sens du tape-à-l'oeil un peu moins poussé...
En fait, ce que j'ai retrouvé chez les deux personnages, c'est la même impression de solitude et de fatalisme. La solitude, parce que gangster est un "métier" difficile, et plus on se situe haut dans la hiérarchie, moins on peut faire confiance à ceux qui vous entoure. On n'est jamais seul, en fait, mais c'est tout comme, car derrière chaque proche, il y a peut-être un traître.
Tony Camonte est dans cette position, lui qui a toujours été réglo. Que ce soit avant ou après la guerre, à chaque fois, il a gagné ses galons sans trahir quiconque, en agissant bien en face, sur ses simples... compétences. On pourrait dire que ses méthodes sont particulières et ont mis Chicago à feu et à sang pour servir ses intérêts. C'est vrai, mais il assume totalement.
La solitude, c'est celle du pouvoir, ensuite. Sur son Olympe, on ne peut habiter que seul. Et même si les proches ne trahissent pas, il suffit de savoir qu'ils pourraient en arriver là pour ne ressentir que méfiance à leur égard. Tout au long de la deuxième partie, on ressent cela, même les plus proches de Tony, à tort ou à raison, suscitent le doute et le poussent à s'isoler de plus en plus.
Et puis, le fatalisme. Tony n'est pas cynique, il est simplement réaliste. Il sait qu'un jour sa bonne étoile pâlira, qu'un piège se refermera sur lui, qu'on l'abandonnera pour un plus ambitieux que lui, que la chute se produira, sans espoir de se relever et que ce jour se rapproche inexorablement. En attendant, il fait tout pour être l'homme le plus puissant de la ville et renforcer ce pouvoir.
Il y a là une sorte de défi, un bras d'honneur lancé au destin de la part d'un fils d'immigré italien, né dans une famille pauvre et au sein d'une fratrie nombreuse. Voué à la pauvreté ou à une triste vie bien rangée, comme son frère policier, il a choisi d'envoyer tout cela aux orties pour croquer la vie à pleines dents, durant le temps qu'on voudra bien lui laisser.
Et comme l'orgueil est un de ses moteurs, alors son ultime pied-de-nez sera de choisir le moment et le contexte de cette chute. Les épreuves qui jalonnent le roman lui donnent l'occasion de montrer sa ténacité, son courage, sa chance, aussi, mais lorsqu'on est chef de gang à Chicago dans les années 1920, on a plus d'ennemis qu'il n'y a d'étoiles dans le ciel...
"Scarface" est un roman qui va vite, pas aussi survolté que le film de De Palma (mais l'absence de cocaïne explique peut-être cela), multipliant les scènes d'action, faisant de Tony un héros capable de se sortir de toutes les situations. On ressent l'influence du pulp, où Trail Armitage a fait ses preuves en y publiant des nouvelles.
Peu importe la vraisemblance, ce qui compte, c'est l'adrénaline, la tension et, d'une certaine façon, l'héroïsme de ce gangster atypique, un tueur, certes, il le revendique même sans remords, mais agissant malgré tout avec un certain panache (j'ai failli écrire une certaine noblesse, mais il ne faut peut-être pas exagérer).
Il est fascinant, cet homme qui semble être immortel ou posséder plus de vies qu'une meute de chats. Lui seul sait qu'il finira par tomber, parce que c'est le destin des hommes dans son genre. Ils sont comme Icare, ils finissent par approcher trop près du soleil et par s'y brûler les ailes. Légende de leur vivant, ils deviennent alors des mythes...
Laissons le contenu du roman, parlons du livre et de son auteur. Trail Armitage était l'un des pseudonymes choisis par Maurice Coonts. A 16 ans, il quitte l'école avec l'ambition de devenir écrivain et publie donc des nouvelles dans des pulps, parfois tous les textes d'un numéro, mais en les signant de différents noms.
En 1929, il a 27 ans quand paraît son premier roman, "The 13th guest", qui reste apparemment inédit en français, et connaît le succès l'année suivante avec "Scarface". On dit qu'il s'est inspiré du parcours d'Al Capone en personne pour créer son personnage, ce qui n'est pas tout à fait vrai, et cela valait sans doute mieux, car le gangster, que Trail n'a jamais rencontré, a semble-t-il peu goûté le portrait fait de lui dans le film de Howard Hawks...
Ce n'est donc pas un portrait du plus fameux des gangsters de Chicago, en revanche, c'est apparemment, une formidable photographie de ce qu'était la vie dans cette ville au temps de la Prohibition et des gangs rois. Trail, qui a vécu à Chicago, a enquête longuement sur ces questions avant d'écrire "Scarface" et a su retranscrire sur le papier cette époque avec réalisme.
Trail n'aura pas le temps de profiter de ce succès naissant. Appelé à New York pour y écrire pour le théâtre, puis à Hollywood, il meurt à l'automne 1930 d'une crise cardiaque... Etoile filante de la littérature noire, il fait partie de ceux qui ont contribué à poser les codes d'un genre devenu par la suite très fameux, le "hardboiled", dans lequel s'illustreront Dashell Hammett, Raymond Chandler ou Chester Himes, par exemple.
Littéralement, on pourrait traduire "hardboiled" par dur à cuire, mais on n'a pas vraiment d'équivalent français pour ce genre littéraire. Le plus proche, c'est sans doute le roman noir, pourtant bien loin de couvrir toutes les spécificités de ce type de romans, véritable pendant américain à notre littérature populaire, que le hardboiled contribuera à révolutionner au lendemain de la IIe Guerre Mondiale.
Ainsi, retrouve-t-on dans "Scarface" la violence très cru, mais aussi le personnage, bientôt sublimé par Hollywood, de la femme fatale. Il n'y a pas de détective privé, usé, blasé et cynique, dans le roman d'Armitage Trail, cet archétype s'imposera par la suite, mais c'est aussi à remarquer : c'est avec un "méchant" que le romancier va signer un roman appelé à devenir culte.
Dernier détail amusant : lorsque les deux Howard, Hugues, le producteur, et Hawks, le réalisateur, ont lancé l'idée d'adapter Scarface au cinéma, leur premier choix pour incarner Tony s'est porté sur Edward G. Robinson, précisément pour sa ressemblance avec Capone. Mais, à Hollywood, ou on a eu un peu peur de la réaction du mafieux, ou on a pensé autrement...
C'est donc finalement Paul Muni, acteur aux allures de jeune premier, qui décroche le rôle-titre de "Scarface", ce qui n'empêchera pas Ben Hecht, qui adapta le roman pour le grand écran, de recevoir la visite des sbires du vrai balafré... Quant à Edward G. Robinson, il obtiendra le premier rôle dans "Little Caesar", autre film de gangster culte, également adapté d'un roman... Etonnant, non ?
Allez, peu importe tout cela, reste un livre, un pur livre de gangster comme on n'en lit plus beaucoup de nos jours, violent et mouvementé, porté par un personnage flamboyant et vénéneux, brillant et lancé dans une époustouflante fuite en avant, jalonné de scènes magnifiques qui inspireront bien d'autres romanciers et cinéastes par la suite.
Bien sûr, près de 90 ans après sa publication, on pourra trouver que tout cela a un peu vieilli, mais finalement, pas tant que cela. Avec ses 220 pages, il se lit quasiment d'une traite, jusqu'à un dénouement magnifique, bouleversant, mais qui fait de Tony le Balafré un personnage hors norme, un antihéros plein de panache, pour reprendre ce mot.