Jefferson Petitbois n'a que 17 ans lorsqu'il se retrouve dans le box des accusés, devant une cour d'Assises. Nous sommes en octobre 1980, et le sort du jeune homme ne fait aucun doute : il va être condamné à la peine de mort. Le verdict ne tarde pas et on le renvoie ensuite à Fresnes, dans une cellule où il attendra son exécution.
Mais, paradoxalement, le même peuple au nom duquel la sentence a été rendue va décider quelques mois plus tard de changer la donne : en mai 1981, François Mitterrand devient président de la République et impose, parmi ses premières décision, l'abolition de la peine de mort. Le sort de Jefferson Petitbois évolue alors : sa peine est commuée en prison à perpétuité.
Entre la perspective de monter à l'échafaud et celle de vivre toute une vie d'homme derrière les barreaux, le choix n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît : Jefferson est encore très jeune, cette réclusion pourrait donc durer très longtemps, dans des conditions quotidiennes qui n'incitent pas à la rigolade.
Ce roman, c'est le voyage dans la tête de Jefferson Petitbois, dont l'histoire a brusquement bifurqué en fonction des choix de société faits par d'autres que lui. Et, désormais, avec cette longue peine qui l'attend, l'heure n'est plus à la résignation et à l'attente fébrile d'une rencontre avec son bourreau, mais elle devient propice à l'examen de conscience...
On va donc suivre cette vie hors norme, hors tout, en fait, puisque c'est le principe de l'incarcération, pour un garçon bouillonnant d'une inextinguible colère, oscillant sans cesse entre la vie et la mort, la résignation et l'espoir, le rejet de cette existence qui ne lui a jamais fait le moindre cadeau et l'envie, malgré tout, de poursuivre cette étrange aventure.
Autour de lui, Jefferson Petitbois doit faire avec des matons plus ou moins bien attentionnés à son égard. Il y a les hargneux, les violents, les racistes (Jeff a la peau noire), qui entendent faire vivre au détenu un calvaire à lui faire regretter de ne pas avoir eu la tête tranchée ; et puis, il y en a d'autres, plus neutres, faisant le boulot et rien de plus, sans affect ni passion.
Enfin, il y en a aussi qui se montrent plus bienveillants. C'est le cas de Jean Dumont, que Jeff touche par sa jeunesse, par sa rage, y compris sa rage de vivre, par sa naïveté, aussi, son inexpérience de la vie, sa méconnaissance de tout... Alors, il va l'aider, lui permettre de garder le lien avec le monde extérieur, le soutenir, le calmer, aussi, quand l'injustice et la méchanceté le poussent à bout...
Coincé dans cette cellule, contraint au rythme lancinant de la vie carcérale, soumis à ces pressions constantes qui ravivent sa colère, cherchant un sens à tout cela, Jeff se remet en question sans pour autant sembler exprimer le moindre remords pour ce qui l'a conduit là. Il évolue, il grandit. Il se raconte, aussi...
Ah oui, venons-en à ce point : vous aurez sans doute remarqué que, jusqu'ici, à aucun moment je n'ai évoqué les crimes de Jefferson Petitbois. S'il y a un choix de ma part, c'est de n'aborder la question que maintenant, et pas dès le début de ce billet. Mais, il faut dire aussi que les circonstances se doivent de rester floues.
Ce n'est pas tant une question de suspense, on n'est pas dans un roman relatant une enquête policière, la culpabilité de Jeff ne semble faire aucun doute. Non, la question des actes commis par le condamné Petitbois va se poser autrement, et là, désolé, mais il est impossible d'entrer véritablement dans le détail de ces questions.
La seule chose que l'on peut dire, c'est que tout a commencé très tôt. Au fil des jours et de ses réflexions, on découvre le parcours de Jeff, ce qui l'a amené jusqu'au pied de l'échafaud. Un parcours entamé très tôt, comprendra-t-on. Jamais, à aucun moment de sa jeune existence, il ne s'est senti à sa place, accepté, aidé...
Sauf un homme. Max. Une rencontre, alors que Jeff a 14 ans, qui va changer sa vie. Pour le pire, même si, de son point de vue, sur le moment, cela semblait certainement être pour le meilleur. Max, qui va l'entraîner dans cette spirale de violence et l'initier surtout à cette substance qui va chambouler la vie du jeune garçon, l'iboga...
"Iboga", c'est donc cet étrange parcours initiatique d'un garçon perdu. Un parcours en deux étapes aux directions si ce n'est opposées, du moins, sensiblement différentes. La découverte de figures paternelles, Max et Jean, dont les conseils, dont les visions de l'existence, dont les mots guideront Jeff, immature, si seul, rongé par la colère, déboussolé...
Récupérable ou irrécupérable ? La question se pose, et ce n'est pas juste la posture du lecteur que je suis. C'est Jeff lui-même qui se demande cela, jusqu'à en devenir presque lunatique, oscillant d'une position à l'autre en fonction des périodes, des événements qui vont émailler ses longues années de détention.
Comment conserver l'espérance quand l'avenir se résume à une cellule minuscule, à des barreaux aux fenêtres, aux brimades et aux insultes de certains gardiens ? Et, peut-être pire encore, comment imaginer une vie hors de ce cadre, dans ce monde qui l'a rejeté (à moins que ce ne soit lui, Jeff Petitbois, qui ait rejeté ce monde...) ?
La liberté a quelque chose d'effrayant pour lui. Il croyait l'avoir trouvée, et regardez où elle l'a mené ! Libre, oui, mais dans un cadre précis, celui de la société, où l'on ne trouve pas si aisément sa place. Une liberté en trompe-l'oeil, peut-être, et la crainte terrible de voir, s'il sortait, recommencer le même processus qui lui a chevillé la colère au coeur.
Avec "Iboga", Christian Blanchard signe un roman noir qu'on classera dans la catégorie des romans carcéraux. Un genre fourni, plus encore si on y ajoute des séries télé ("Oz" ou "Orange is the New Black", elle-même tirée d'un livre). Il faut donc trouver sa place (c'est un vrai leitmotiv de ce billet !), se démarquer, aussi, autant que faire se peut.
Si je le classe en roman noir, c'est parce que c'est la dimension psychologique qui domine. Oh, bien sûr, la violence est là, partout, tout le temps. Mais, elle est certainement plus insidieuse que dans "Meurtres pour rédemption", de Karine Giebel, par exemple. La colère de Jeff éclate, mais est vite réprimée et, globalement, Jeff est surtout aux prises avec lui-même.
L'objet du roman, c'est un parcours immobile, comment montrer la progression d'un personnage enfermé dans une cellule pour une durée indéterminée. Jeff grandit, mûrit au fil des chapitres, des mois et des années qui passent. Il change, physiquement, psychologiquement, apprend, gère les événements différemment, s'adapte un peu plus, se contrôle mieux...
Mais, ce changement peut-il suffire à un faire un citoyen ? Peut-il aller au bout de la rédemption que lui a imposée la République en l'enfermant tout ce temps ? Peut-il, si on lui donnait la chance de sortir un jour, être ce qu'il n'a jamais été auparavant ? On lui a d'abord promis la mort, mais la possibilité qu'on lui rende sa vie en devient presque plus effrayante...
Vie et mort... C'est un sujet qui traverse le roman de Christian Blanchard des premières aux dernières lignes. Une alternative incontournable, une équation insoluble. Entre les deux, le coeur et l'esprit de Jeff balancent sans cesse. Indissociables en temps normal, vie et mort sont deux voies à suivre et le jeune homme est au carrefour, hésitant.
Ce choix cornélien qu'affronte en permanence Jeff met les nerfs du lecteur à rude épreuve. On sent la lutte constante, très violente elle aussi, que se livre le prisonnier à lui-même. Au début, on se dit qu'il accueillerait la perspective de la mort avec un certain soulagement, comme la fin d'un calvaire. Mais, déjà, la peur s'infiltre et change la donne.
Puis, c'est la perpétuité, cet enfermement qui a de quoi rendre fou, cette absence d'horizon, d'objectif qui travaille les méninges, fait douter, pousse au désespoir, à l'envie d'en finir, peu importe le moyen... Et puis, avec la vie, il y a la colère, seule compagne à avoir toujours été à ses côtés, une colère qui, comme un volcan, peut entrer en éruption n'importe quand...
Oui, "Iboga" est un roman dur, usant, parce qu'on ne sait jamais sur quel pied danser, parce qu'on ne sait finalement même pas par quel bout prendre ce personnage, môme égaré parfois si touchant, homme qui ne renie aucune violence et assume ce qu'il a fait avec une certaine froideur. Monstre sans coeur susceptible de tuer à nouveau ou gamin à sauver capable de débuter une nouvelle vie ?
Cette question nous amène au dernier point de ce billet : la vérité. Là encore, je n'extrapole pas, c'est une question qui revient régulièrement, une de celle qui agace furieusement Jeff lorsqu'elle lui est posé. Comme s'il pouvait y en avoir plusieurs ! Et pourtant, entre Jeff et ses juges, pour commencer, il y a déjà une divergence.
Puis, au long de son procès, au gré des examens psychiatriques, au cours de sa détention, il y aura la vérité de Jeff, immuable, et celle qu'on lui imposera, celle de la société... J'évoquais en introduction cette sentence de Philip K. Dick, "la réalité n'est qu'un point de vue", que j'aime (un peu trop ?) resservir sur ce blog, mais il y a encore de ça.
"Iboga", c'est l'histoire de cette confrontation d'un enfant mal-aimé face à la société contre laquelle il se révolte. D'un enfant qui choisit d'être en marge au lieu de se laisser marginaliser parce qu'il n'entre pas dans les canons de cette société. Il a préféré suivre le chemin indiqué par Max, plutôt que de se plier à ce monde qui s'en prenait à lui sans cesse.
Et c'est là que l'on revient à la question des actes qui ont conduit Jeff en prison, ainsi qu'au flou qui les entoure : qui sait ce qui s'est réellement passé ? Jeff, qui en est l'acteur principal, puisque c'est justement ce qu'on lui reproche ? Max, son mentor, dont l'emprise persiste ? Les policiers qui ont enquêté et arrêté Jeff ? Ou celle des jurés et des juges qui ont prononcé la sentence ?
Plusieurs fois, on demande à Jeff de dire sa vérité, et à chaque fois, il se met en colère : "Pas ma vérité, mais "la" vérité. Je n'invente rien", répond-il. Mais est-ce si simple, si évident ? C'est l'un des grands enjeux de ce roman noir, à la fois sombre et lumineux, car on passe de l'un à l'autre sans transition tout au long de ces 300 pages.
Avec, à la clé, le sort de Jeff Petitbois, mais plus l'adolescent arrêté pour des crimes très violents qui ont pu poussé un jury à le condamner à mort, mais l'homme devenu adulte, plus instruit, plus ouvert au monde, plus à l'écoute, et pourtant toujours tiraillé par des questionnements existentiels insolubles (disons que je n'aimerais pas être à sa place).
On se doute très vite qu'on aura des réponses lorsque le livre arrivera à son dénouement, qu'on verra Jeff, antihéros par excellence, prendre son destin en main. Difficile de prévoir quelle route il choisira d'emprunter, mais on sait qu'il aura si longtemps peser sa décision qu'elle sera une nouvelle expression de la vérité de Jefferson Petitbois.
Finissons en musique, si vous le voulez bien, ça devient une habitude, mais ce n'est pas si mal, en guise de point final. Je ne le fais pas juste pour agrémenter le billet, mais parce que c'est une manière de mettre en exergue un élément intéressant du roman. Dans "Iboga", la musique n'est pas omniprésente, mais elle occupe une place non-négligeable.
Elle fait partie intégrante de l'apprentissage qu'entreprend Jeff une fois sa peine commuée, avec l'aide d'un des gardiens, Jean, qui lui fait partager sa propre culture musicale, très "seventies", d'ailleurs. Parmi les titres qui accrochent l'oreille de Jeff, "Child il time", de Deep Purple (dans cette version), titre dont Jeff va dire : "ça me parle. Une métaphore de ma vie".