Les chiffres et les cartes racontent des histoires d’horreur, mais les histoires les plus horribles sont peut-être celles pour lesquelles il n’y a pas de chiffres, pas de cartes, pas de responsabilité possible, jamais de mots écrits ni prononcés. Et peut-être que la seule façon de garantir un minimum de justice – si tant est que cela soit possible – c’est d’entendre et d’enregistrer ces histoires encore et encore, afin qu’elles reviennent toujours nous hanter et nous faire honte. Car être conscient de ce qui se passe à notre époque et choisir de ne pas agir est devenu inacceptable. Parce que nous ne pouvons pas nous permettre de continuer à banaliser l’horreur et la violence. Parce que nous pouvons tous être tenus pour responsables si quelque chose se passe sous notre nez et que nous n’osons même pas regarder.
En 2015, Valeria Luiselli commence à travailler comme interprète bénévole au tribunal fédéral de l’immigration, à New York. Son travail consiste à poser quarante questions aux enfants migrants qui ont traversé illégalement la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Ce questionnaire juridique joue un rôle primordial dans le sort qui sera réservé à ces enfants: les réponses fournies détermineront s’ils peuvent rester aux États-Unis ou s
’ils seront expulsés. Les rouages du système de justice américain sont aussi tortueux qu’un labyrinthe kafkfaïen... La majorité de ces enfants viennent du Honduras, du Guatemala et du Salvador. La plupartsont arrivés sur La Bestia, un train de marchandises qui traverse le Mexique en direction des États-Unis.Le voyage est parsemé d’embûches: embauche d’un coyote, risques d’enlèvements, de viols et d’assassinats, tout ça dans l’espoir de franchir la frontière et de retrouver un membre de la famille. Mais une fois la frontière franchie, une autre aventure commence, et elle n’est pas plus rose. Entre avril 2014 et août 2015, plus de 120 000 enfants sans papiers ont été détenus à la frontière. Ce n’est pas l’attrait du rêve américain qui pousse ces enfants à fuir leur pays; c’est avant tout une question de survie: fuir la violence des gangs et les menaces de mort.En plus de dépeindre une réalité effroyable, Valeria Luiselli entremêle la vie de ces enfants avec sa propre histoire, ses difficultés personnelles et la question récurrente posée pas sa fille: «Alors, comment finit l’histoire de ces enfants?» Valeria Luiselli n’apporte pas de réponse parce qu’elle n’en a pas. Mais elle espère, sans trop y croire, que l’histoire finit bien.Raconter les histoires ne résout rien, ne recoud pas les vies brisées. Mais peut-être est-ce un moyen de comprendre l’impensable.Un essai essentiel et éclairant.
Raconte-moi la fin, Valeria Luiselli, trad. Nicolas Richard, de l’Olivier, 128 pages, 2018.★★★★★