INTERVIEW – Enrico Marini: « Batman est clairement plus torturé que le Joker »

INTERVIEW – Enrico Marini: « Batman est clairement plus torturé que le Joker »

Ces dernières années, Enrico Marini s’est imposé comme l’une des valeurs sûres de la BD franco-belge, avec des séries à succès telles que « Le Scorpion », « Les Aigles de Rome », « Rapaces » et « L’étoile du désert ». Le public ne s’y est pas trompé en reconnaissant en lui l’un des dessinateurs de BD les plus doués de sa génération. Logique, donc, que les réseaux sociaux se soient enflammés à l’annonce de la sortie d’un Batman par Enrico Marini. Afin de donner une nouvelle impulsion au chevalier noir de Gotham City, l’éditeur américain DC Comics a donné carte blanche au dessinateur italien. Résultat des courses: un « Dark Prince Charming » sombre et somptueux, dont le deuxième tome vient de sortir en librairie.

Maintenant que votre Batman est terminé, vous vous sentez comment? Soulagé que ce soit fini ou triste de devoir quitter Gotham City?

Les deux à la fois. Je suis surtout très content d’avoir réussi à accomplir cette mission qui m’a été confiée par les dieux des comics. C’est un grand cadeau que DC Comics m’a fait, d’autant plus qu’ils m’ont laissé toute la liberté pour faire ce que j’avais envie de faire.

Vous étiez vraiment en totale liberté? Ou est-ce que DC Comics vous a quand même demandé de modifier l’une ou l’autre chose?

Il y a juste une chose qu’ils m’ont demandé de changer, parce que selon eux, elle risquait d’entacher l’image de Bruce Wayne. Dans mon scénario initial, la mère qui vient annoncer à Bruce qu’elle a eu un enfant de lui des années auparavant ne réclamait pas seulement de l’argent, comme c’est le cas dans la version finale, mais elle l’accusait également de viol. Ca allait donc un peu plus loin.

C’était une référence à l’affaire Weinstein?

Non, parce que j’ai écrit mon premier scénario il y a deux ans, donc bien avant l’affaire Weinstein. Et puis, les deux situations sont différentes: Weinstein a sans doute réellement commis des viols, tandis que Bruce Wayne ne commettrait certainement jamais un acte comme celui-là. Un personnage comme lui ne fait pas ce genre de choses, tout le monde le sait. C’est ce que j’ai argumenté auprès de DC Comics, en leur expliquant que cette accusation de viol était simplement une manière de créer encore plus de problèmes pour Batman. Dans mon esprit, il s’agissait donc clairement d’un faux témoignage de la part de la plaignante. J’ai rappelé également à DC Comics qu’il y avait eu d’autres histoires où Batman avait été accusé de meurtre et dans lesquelles il s’était même retrouvé en prison. Mais rien n’y a fait: ils ont préféré que je change mon histoire. J’ai donc enlevé une scène. Heureusement, ça n’a pas posé de réel problème, parce que ce n’était pas un élément fondamental.

INTERVIEW – Enrico Marini: « Batman est clairement plus torturé que le Joker »

Dans votre histoire, Bruce Wayne alias Batman est donc le père d’une petite fille. Est-ce qu’il y avait déjà eu d’autres histoires où Batman a des enfants?

Oui, absolument. Si je ne me trompe pas, Batman a également une fille avec Catwoman et il a un fils avec Talia al Ghul, la fille de Ra’s al Ghul. Mais pour être honnête, je ne sais pas si c’est tout à fait dans le même univers que mon histoire de Batman, parce qu’il existe plusieurs univers liés à ce super-héros. Ce qui est certain, c’est que Damian, le fils de Batman et Talia al Ghul, est un personnage qui a du caractère. Dans d’autres albums, Batman le prend d’ailleurs sous son aile et en fait une sorte de Robin. Je n’ai lu que quelques épisodes de cette histoire, mais ce n’était clairement pas la direction que je voulais prendre.

Si je comprends bien, vous ne vouliez pas d’un Robin dans votre Batman?

Non, je n’en voulais pas. Pour moi, il aurait gêné l’équilibre de mon scénario. Je voulais raconter avant tout une histoire entre Batman et le Joker, en me concentrant sur ces deux personnages tellement opposés. En plus de ça, chacun d’entre eux a une partenaire: Catwoman pour Batman et Harley Quinn pour le Joker. Et au milieu de tous ces personnages, il y a la petite fille, qui est un peu la clé de toute l’intrigue. Si j’avais ajouté également Robin, cela aurait créé un déséquilibre. J’aurais eu trop de personnages à gérer. Je pense donc que c’était mieux de me focaliser sur 5 personnages.

En lisant les deux tomes de votre Batman, on a l’impression que vous prenez beaucoup de plaisir à animer le Joker. Est-ce qu’on peut dire que c’est votre personnage préféré?

Ca dépend des moments. Il y a aussi eu des fois où j’ai pris beaucoup de plaisir à dessiner Batman, même si c’est vrai que c’est un personnage beaucoup plus monolithique et réservé. C’est quelqu’un qui agit dans l’ombre et qui ne cherche pas la lumière, alors que le Joker est plus exubérant et flamboyant. Le Joker est une diva. C’est un psychopathe mais c’est aussi un acteur, qui a besoin de son public. Batman, de son côté, est un justicier sombre qui pourchasse les criminels pendant la nuit, poussé par le désir de vengeance de ses parents. Batman est clairement plus torturé que le Joker. Cela dit, dans mon histoire, le but du Joker n’est pas simplement de semer le chaos, comme il le fait généralement. Dans mon récit, il veut avant tout trouver un cadeau d’anniversaire pour sa petite amie. Je trouvais ça marrant de voir qu’un point de départ aussi basique pouvait mener à une situation particulièrement tragique et dramatique puisque finalement, le Joker n’hésite pas à tuer tout le monde et à envoyer la mère de la petite fille dans le coma. Cela prouve à quel point il reste un psychopathe cruel, dont il vaut mieux rester éloigné.

INTERVIEW – Enrico Marini: « Batman est clairement plus torturé que le Joker »

Ce qui est fort dans vos deux albums, c’est que c’est clairement du Batman, mais en même temps, c’est aussi clairement du Marini. Pourquoi n’avoir pas changé de style pour vous adapter à ce nouvel univers?

En réalité, les Américains m’ont explicitement demandé de garder mon style. Ils ne voulaient pas que j’imite quelqu’un de chez eux. C’est pour cette raison que j’ai gardé ma technique habituelle, qui est la couleur directe. J’ai aussi gardé la physionomie de mes personnages, car c’est un autre élément qui définit mon style.

Est-ce que vous pensez que votre Batman va permettre à des nouveaux lecteurs de découvrir aussi vos autres albums?

Oui, c’est possible. Après, il faut bien reconnaître qu’il y a aussi des gens qui n’aiment pas Batman et qui râlent parce qu’ils sont obligés d’attendre plus longtemps pour avoir la suite du Scorpion ou des Aigles de Rome.

Puisque vous en parlez, elle arrive bientôt la suite de ces deux séries?

En ce qui concerne les Aigles de Rome, je me suis arrêté à un moment important, après avoir fini un cycle. Il y a des personnages très importants qui ont péri et qu’on ne va plus retrouver. Quoi qu’il arrive, j’avais donc besoin d’un peu de temps entre le tome 5 et le tome 6 pour laisser reposer mes personnages. Quand je reviendrai avec les Aigles de Rome, il y aura un saut dans le temps. L’histoire ne reprendra pas là où je l’ai laissée à la fin du tome 5, mais quelques années plus tard. Il faut voir ça comme une saga, dans laquelle il devrait encore y avoir 2 ou 3 épisodes. Mais bien sûr, avant de m’attaquer à ça, il faut d’abord que je fasse le tome 12 du Scorpion.

C’est là-dessus que vous êtes en train de travailler maintenant?

Je vais commencer à bosser sérieusement dessus vers août ou septembre, après les vacances. Ce ne sera pas forcément évident, parce que l’objectif sera de trouver une fin au premier cycle du Scorpion. Bien sûr, on ne peut pas résoudre en un seul album toutes les pistes qui ont été lancées au cours des 11 premiers albums, mais je vais essayer de conclure ce cycle le mieux possible. Après ça, je reviendrai sans doute vers le Scorpion d’une autre manière, avec des hors séries par exemple, mais ce ne sera pas pour tout de suite. J’ai beaucoup d’autres projets et je ne peux pas tous les mener de front. J’aime toujours beaucoup le Scorpion et son univers, mais pour le moment j’ai d’abord envie de me consacrer à d’autres défis.

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Quel a été l’accueil de votre Batman aux Etats-Unis?

La plupart des gens qui l’ont lu sont plutôt positifs, ce qui me réjouit. Cela dit, je suis conscient qu’on ne peut pas plaire à tout le monde. C’est un personnage tellement iconique que tout le monde a forcément son avis sur la question. Il y a peut-être aussi certaines personnes qui avaient espéré autre chose en apprenant que j’allais faire un Batman. Il est possible que certains lecteurs auraient préféré une histoire plus traditionnelle de super-héros avec des super-pouvoirs et beaucoup d’action, alors que mon récit est plus proche du polar, avec une dimension psychologique très prononcée.

Pourquoi avoir choisi de travailler seul et pas avec un scénariste?

Parce que c’était un défi. Comme je n’ai pas envie de m’endormir et de tourner en rond, j’ai besoin de me fixer des nouveaux challenges régulièrement. En plus, j’ai toujours été intéressé par l’écriture des scénarios, que ce soit en collaboration avec Stephen Desberg sur le Scorpion ou tout seul sur les Aigles de Rome. En ce qui me concerne, le pas à franchir pour scénariser ce Batman n’était donc pas tellement grand. J’avais des idées claires et précises en tête, notamment sur la relation entre Batman et le Joker, et je n’avais pas envie qu’un scénariste m’emmène vers autre chose. Du coup, j’ai écrit ma propre histoire et je l’ai présentée à DC Comics. Heureusement, ils l’ont acceptée tout de suite, ce qui veut dire que je n’ai pas eu besoin de faire appel à quelqu’un d’autre.

Hormis la suite du Scorpion et des Aigles de Rome, est-ce que vous préparez encore d’autres projets?

Mon prochain grand défi, c’est un polar. Le scénario est d’ailleurs déjà écrit et a été validé par l’éditeur. Bien sûr, je vais devoir le retravailler encore un peu, mais je me réjouis de m’attaquer à ce projet, car le polar est un genre auquel je n’ai pas encore vraiment touché, même si mon Batman a clairement aussi un côté polar.

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