"Continuez donc à nous interpréter votre rôle de fou qui vit sous une cloche à fromage dans laquelle se rejouent constamment les mêmes cinq ou six mois de l'époque, afin de ne pas comprendre que ce présent-là est révolu depuis longtemps et que vous vou...

Au moment de commencer ce billet, je me sens comme un cycliste au pied du Ventoux ou de l'Alpe d'Huez. Vaguement inquiet, ne sachant pas si les jambes (ou ici, les neurones) répondront, espérant arriver au sommet (ici, à la fin du billet) sans trop avoir souffert. Prêt à faire un saut dans l'inconnu, sachant que les spectateurs jugeront cette prestation... Pourquoi ce sentiment ? Eh bien, parce que nous allons parler d'un roman monstre, j'assume le mot, un pavé de près de 1000 pages, et c'est sans doute la moindre de ses particularités. Un roman déroutant, exigeant, puissant, musical... Et à l'image de son personnage central, soumis en permanence à des hauts et des bas, à des moments d'abattement ou d'effervescence, à des questionnements intimes autant qu'à des réflexions touchant au monde tel qu'il va... "Comment un adolescent maniaco-dépressif inventa la Fraction Armée Rouge au cours de l'été 1969", de Frank Witzel (paru aux éditions Grasset ; traduction d'Olivier Mannoni), est un OLNI, un objet littéraire non-identifié, qu'il faut prendre le temps de lire en acceptant de se laisser porter par le flot de mots, sans se soucier vraiment de où il nous emmènera. Un récit d'une immense richesse, sur la nostalgie de l'adolescence et de cette folle période des années 1960, sur l'Allemagne de l'après-nazisme, sur la foi, la philosophie, la pop musique, étrange trinité, sur l'amour, le sexe et la folie...

Comment vous parler de ce livre ? Dès le début de ce billet, je suis hésitant, incertain... Le personnage central, qu'on appelle Witzel, tiens, tiens, allait sur ses 14 ans en 1969. Enfant de choeur, fils d'un couple de la bourgeoisie de province, il vit à Biebrich et, comme tous les enfants de son âge, il va à l'école, fait des bêtises, s'amuse avec ses copains et découvre ses premiers émois.
Fan des Beatles depuis la première heure, mais ne dédaignant pas écouter les Stones, les Kinks ou les Who, parmi tant d'autres groupes nés dans ces swinging sixties, il a une passion pour les farces et attrapes, ce qui va lui valoir quelques ennuis : en effet, le livre s'ouvre sur une scène de poursuite. Witzel et ses amis, Claudia et Bernd, ont les policiers aux trousses.
Qu'ont-ils fait ? On ne le sait pas vraiment, mais ce que l'on comprend, c'est que tous les indices, les fameuses farces et attrapes, mènent au jeune garçon, dont on commence à découvrir l'univers... un peu particulier. Une famille où le père dirige une usine et la mère souffre d'un handicap, ce qui oblige à recourir aux services d'une gouvernante appartenant à l'association Caritas.
Mais le jeune homme va bientôt apparaître sous un tout autre jour : à cette époque, il commence à manifester les signes de ce qui sera diagnostiqué comme un trouble maniaco-dépressif. Et, désormais, on va plonger dans son esprit, à travers une construction narrative très inventive, surprenante, troublante, déroutante, et voyager dans les méandres de cet esprit.
Une quarantaine d'années après cet été-là, on le retrouve en consultation chez le psy et l'on comprend que, tout au long de cette période, il a connu des moments difficiles, des séjours plus ou moins longs à l'hôpital, et que son récit sera nourri de souvenirs, certes, de connaissances acquises au fil des ans, mais tout cela passé à la moulinette de cet esprit torturé...
Le mieux, c'est peut-être de prendre le titre de ce roman (je précise que sa longueur n'est pas une lubie de l'éditeur français pour surfer sur une quelconque mode éditoriale, il s'agit de la traduction du titre original) et de le décortiquer, de prendre élément par élément pour essayer d'évoquer le contenu de cette histoire complètement foutraque.
Adolescent : j'ai déjà un peu évoqué le sujet, mais allons un peu plus loin. Ce n'est pas seulement l'histoire d'un adolescent, mais celle d'un adulte qui n'a jamais vraiment grandi. Un descendant de l'Oskar du "Tambour", même s'il ne semble pas que sa croissance ait été affectée par son choix de rester, volontairement ou non, ancré dans cette période, dans cette fin de l'enfance et l'entrée dans autre chose.
Car oui, c'est un gamin que l'on suit, même si par moment, il s'emporte dans des envolées incroyables, entre histoire, politique, philosophie, théologie, musique, et là encore, le tout mélangé comme passé au mixeur. Ne nous fions pas à ces soudains pics de maturité, le personnage central de ce roman est loin d'être mûr, à quelque époque qu'on le prenne...
C'est aussi le cas lorsqu'on parle de ses relations à l'autre : ses parents, contre qui il est en révolte, pas bien grave, mais ça tangue, et plus encore contre cette femme de la Caritas, dont il n'accepte pas la présence, au point de lui donner, dans son histoire, un rôle très particulier. C'est son ennemi intime, sa némésis, la cause de tous ses maux, dirait-on.
Et puis, il y a aussi les sentiments et le désir, qui commencent à se manifester. Les premiers, sans doute non exprimés (l'adolescent est timide, aussi) envers Claudia, vont se reporter sur celle qu'il appelle Gernika, et qui semble être son amie imaginaire, en tout cas, on ne la croise qu'au cours de dialogues sans aucune contextualisation véritable.
Pour le désir, il y a des fantasmes très adolescents, encore loin d'un monde qui se libère au plan des moeurs à cette époque. On mate gentiment, surtout les adultes, on imagine la nudité plus qu'on ne la connaît, on désire, mais sans forcément aller plus loin que quelques rêveries ou quelques gestes bien innocents.
Maniaco-dépressif : ah... C'est sans doute le mot important... Frank Witzel n'a pas choisi de nous raconter une simple histoire (la sienne ?), celle d'un jeune Allemand né 10 ans après la fin de la IIe Guerre Mondiale et grandissant dans une Allemagne divisée, une société et un monde bipolaires (eux aussi), et de manière linéaire.
Non, il a explosé tous les codes narratifs pour nous offrir un livre qui ne ressemble à aucun autre. Car, comment rendre efficacement ce trouble dont souffre l'adolescent ? Par exemple, en proposant 98 chapitres n'ayant aucun lien entre eux. Ce n'est pas tout à fait les "Exercices de styles" de Queneau, mais il y a un peu de ça.
Outre l'histoire de l'adolescent, on trouve pêle-mêle des dialogues avec différents interlocuteurs, dont on ne connaît presque jamais le nom ou le rôle, des souvenirs de différentes époques, mais principalement de la fin des années 1960, des digressions historiques, philosophiques, théologiques, également, qui semblent n'avoir aucun rapport avec l'histoire de l'ado...
Ce côté patchwork n'est pas le seul élément qui vise à rappeler la maladie dont souffre l'adolescent : à chacun de ces chapitres son style, par moment lapidaires, syncopés, éteints, à d'autres, frénétiques, enthousiastes, logorrhéiques, partant dans tous les sens. Dans les premiers, des phrases et des chapitres très courts ; dans les seconds, une cascade de mots qui ne semble plus vouloir s'arrêter.
Bien sûr, tout cela demande au lecteur un certain effort, parce qu'on n'a pas l'habitude de ce genre d'histoire complètement déstructurée, avec des épisodes qui vont du picaresque à l'absurde, en passant par une littérature plus intimiste, des discours philosophiques et même linguistiques (impressionnante découverte du "NWF", le Nazi Word Factor) et jusqu'à des techniques proches de l'Oulipo.
On est ici dans le coeur de ce qui fait la spécificité du roman de Frank Witzel et je suis conscient que cela pourrait en décourager certains. Pourtant, c'est aussi ce qui fait le charme de ce livre complètement dingue, que l'auteur a mis près de 15 ans à écrire, et on comprend mieux pourquoi une fois lancé dans cette lecture. Un boulot ahurissant, ébouriffant, fascinant, mais déroutant, oui.
Qui inventa la Fraction Armée Rouge : ah, forcément, c'est un aspect qui attire aussitôt l'occasion. Disons-le d'emblée, le roman de Frank Witzel n'a qu'un lointain rapport avec le groupe terroriste qui a marqué l'Allemagne une décennie durant. En fait, là encore, on ne sait pas trop ce qui tient de la réalité, de la coïncidence ou du délire de l'adolescent (si tant est qu'il délire, d'ailleurs).
Au départ, il y a ce groupe de copains qui commet quelques broutilles dans son petit coin d'Allemagne et, semble-t-il, décide de se trouver une signature. Witzel cherche un truc qui claque, et ce sera cette expression de Fraction Armée Rouge, à laquelle il va associer un logo et une date, sur le modèle des emblèmes des clubs sportifs.
Petit point historique : les premiers actes attribués à la bande à Baader datent de 1968, mais la première mention du nom Fraction Armée Rouge, elle, remonte à 1970. Dans le roman, on évoque quelques fois Baader, Meinhof et les autres membres du groupe révolutionnaire, mais leur présence n'est que fugace.
Au contraire, on se demande si ne sommeillait pas en Witzel, Claudia, Bernd et leurs copains une graine révolutionnaire qui a germé en cet été 1969. Entre actes de vandalisme, crimes plus sérieux et même passage de l'autre côté du mur, en RDA, les tribulations de la petite bande, si elles restent obscures, toujours entre réalité et imagination, ne paraissent pas bien graves, mais peut-on se fier aux déclarations de l'adolescent ?
Au-delà des actes de la RAF, ce qui se pose là, c'est la question de l'Allemagne de l'après-guerre. Ou plutôt, de l'après-nazisme. Le roman de Frank Witzel a pour sujet, bien plus que les souvenirs d'un gamin né au milieu des années 1950, l'histoire de l'Allemagne après la chute du Reich et la destruction qui l'a accompagnée.
Une Allemagne désormais coupée en deux, reproduction locale de la polarisation du monde en deux blocs édifiés autour d'une superpuissance. Il y a la République Fédérale et la République Démocratique, la première où se développe de manière très rapide la société de consommation, où se diffuse de plus en plus largement la culture anglo-saxonne ; la seconde, paradis socialiste, mais société peut-être pas si idéale...
Au gré de ses discours, l'adolescent évoque différents aspects liés à l'évolution historique de l'Allemagne, au tournant des années 1960-1970. Une période où les enfants nés pendant ou après la guerre atteignent l'âge adulte, où un renouvellement doit se produire qui pourrait être la reproduction d'un modèle. Car l'impossible dénazification (impossible, car visant trop de monde) a échoué...
Ce roman, c'est aussi l'histoire d'une rupture générationnelle, avec le Reich comme séparateur. Il y a cette jeunesse qui veut se désamarrer de leurs parents, tous plus ou moins impliqués dans l'essor et les ravages du nazisme et qui, pour cela, opte vers tout autre chose, vers une utopie remettant en cause l'ordre établi, hérité de la période honnie.
Il y a, derrière le discours de l'adolescent, toute une réflexion sur la destruction et la (re)construction, exemples à l'appui, comme s'il fallait déconstruire cette Allemagne et tout son passé pour en faire émerger une autre, comme neuve, débarrasser de cet encombrant et néfaste passé. Et pour cela, quoi de mieux que cette génération montante, innocente et sans tache ?
L'été 1969 : le roman de Frank Witzel n'est pas une version ouest-allemande de "Goodbye Lenine !", mais c'est en revanche une chronique de la vie en RFA à la fin des années 1960. On y trouve de nombreuses références à la vie quotidienne, à la culture de cette époque et bien sûr à la musique, avec l'arrivée des groupes anglais et américains, tels une déferlante.
On est à l'affût des nouveaux titres diffusés sur les transistors, on recherche les nouveaux 45 et 33 tours, qu'on enregistre parfois sur les K7 qui font leur apparition, afin de les réécouter à volonté ou de les diffuser lors des surprises-parties. La play-list qui accompagne le roman, emmenée en priorité par les Beatles, est d'une très grande richesse et agrémente remarquablement la lecture.
Au-delà de ces questions, le choix de cette année (érotique, mais ici, pas tant que ça) colle avec l'évolution du personnage, qui quitte vraiment l'enfance cet été-là, bon an mal an, sans vraiment le vouloir, par la force des choses. C'est aussi un roman sur la nostalgie de cette période, autant pour ce contexte évoqué à l'instant que pour cet âge si particulier qui est peut-être le plus agréable.
D'autant que c'est aussi à ce moment que la maladie de l'adolescent va se déclarer et changer son existence en profondeur, lui imposer des ruptures avec tout ce qu'il a connu jusque-là, la vie d'enfant de choeur, la famille, l'école, les amis... La fin de l'insouciance et le début d'une période qui sera bien moins agréable, et pas seulement parce qu'on le suspecte d'être un terroriste en herbe.
Evidemment, on ressort de cette lecture avec un sentiment bizarre : a-t-on réellement lu une histoire ? Sans doute, sauf que ce n'est certainement pas celle à laquelle on s'attendait. En brouillant sans cesse les pistes, en jouant aussi avec son propre parcours (il y a d'évidents clins d'oeil autobiographiques, sans qu'on sache où cela s'arrête), Frank Witzel nous raconte une histoire de l'Allemagne contemporaine.
Les thématiques paraissent dramatiques, mais là encore on passe sans arrêt d'une émotion à une autre, de passages très drôles à d'autres bien plus sombres. Au gré des digressions, des histoires, des personnages que l'on rencontre, des musiques que l'on écoute, se dessine une fresque étonnante, surréaliste, folle, mais éblouissante.
On voit surtout un personnage qui s'est construit sur une étonnante trinité : la religion qui a baigné son enfance, la philosophie qu'il semble avoir étudié en profondeur, et la pop music, qui a modelé sa culture. Or, dans sa folie, les trois éléments s'assemblent, fusionnent, se marient pour donner un discours dans lequel les popstars deviennent l'équivalent de saints, où la philosophie se penche sur des textes de chansons...
Et où un album, en l'occurrence le "Rubber Soul" des Beatles, devient carrément une espèce d'évangile, mais aussi de petit livre rouge. Où chaque élément prend un sens nouveau lorsqu'il est éclairé par les autres. Là encore, il faut adhérer à tout cela, mais lorsque ça fonctionne, c'est tout à fait inattendu et surprenant, mais également passionnant, à la fois délirant et truculent.
Entre la naïveté de l'enfant entrant dans l'adolescence et le désenchantement d'un adulte qui a tout fait pour ne pas vraiment le devenir, on a un personnage attachant, touchant, qu'on ne sait pas vraiment par quel bout prendre : est-il vraiment malade ? Simule-t-il ? Est-il un révolutionnaire ou simplement un idéaliste qui rêvait de construire un monde meilleur ?
Pour un de ses interlocuteurs, sans doute un psy (ajoutez ce que vous voulez derrière ce préfixe), il est un puer aeterus, un éternel enfant, ou en tout cas, c'est ce qu'il affecte d'être. Mais l'adolescent est aussi tiraillé par les sermons d'un prêtre... Il incarne alors une sorte d'allégorie de l'Allemagne, travaillée par sa mauvaise conscience, en quête perpétuelle de l'apaisement ou de l'absolution.
Voilà, j'arrive au sommet du col, essoufflé, fatigué mais pas si mécontent que ça de moi. J'ai abordé ce roman monstre avec enthousiasme, car cette lecture, aussi exigeante et déroutante soit-elle, elle ne peut pas laisser indifférent. Oh, je sais que certains hésiteront et même renonceront à cette lecture après avoir lu ce billet, c'est dommage.
Parce que des livres qui sortent à ce point de l'ordinaire, qui conjuguent une ambition narrative autant que littéraire, qui jouent avec tant d'ingrédients et jonglent avec tant de genres, il n'y en a pas beaucoup. Mais, il faut accepter le parti pris d'un auteur qui recours sans cesse au trompe-l'oeil et n'hésite pas à se lancer dans des envolées qu'il faut dompter.
D'ailleurs, l'avantage de "Comment un adolescent maniaco-dépressif inventa la Fraction Armée Rouge au cours de l'été 1969", c'est qu'on peut le lire à son rythme, faire des pauses entre les chapitres, y retourner... Sans jamais perdre de vue que, malgré les apparences, cet "adolescent adulte" porte un regard fort lucide sur son pays, la société qui l'a vu grandir, le monde...