Youssef est un vieux Bagdadi qui observe sa ville chérie, son pays dont il est fier, s'effondrer un peu plus chaque jour, sombrer dans un chaos indescriptible. Depuis que Hinna, son épouse, s'est endormie et ne s'est pas réveillée, il attend que son tour arrive, il appellerait presque la mort de ses voeux. Or, pour un chrétien comme lui, la situation est justement devenue très délicate.
Les attentats visant la communauté chrétienne deviennent plus nombreux, visent les lieux de culte ou les endroits où ses membres ont l'habitude de se réunir, les quartiers où ils vivent. Suite à l'un de ces actes barbares, la nièce de Youssouf, Maha, et le mari de cette dernière se sont installés chez Youssef. Si chacun vit dans son coin, à son rythme, ce n'est tout de même plus pareil.
Il y a des frictions entre le vieil homme et la jeune femme, sans doute alimentées par cette peur qui semble ne pas affecter Youssef, résigné, dépité. Chrétien, il ne se reconnaît finalement pas sous cette appellation, lui se considère avant tout comme Irakien. Contrairement à Hinna, qui allait à l'église chaque jour, lui pratique peu, aux jours et grandes fêtes et rien de plus.
Youssef a surtout la nostalgie d'un pays qui n'existe plus, un pays où il n'y avait ni musulmans, ni juifs, ni chrétiens, mais simplement des Irakiens, où chiites et sunnites ne se déchiraient pas avec une immense violence, où on ne cherchait pas à chasser l'autre parce qu'il ne pratique pas la bonne religion, où le politique et le religieux restaient bien séparés...
Au fil de ces journées, Youssef plonge dans ses souvenirs, sa jeunesse, ses amitiés qui se fichaient bien de savoir quel dieu priaient les uns et les autres, sa famille, désormais dispersés aux quatre coins du monde, du moins pour ceux qui n'ont pas perdu la vie en cours de route... Un passé symbolisé par ces photographies rassemblées dans une pièce, comme une sorte de mémorial intime.
Maha considère d'ailleurs cela comme une lubie et lui reproche régulièrement de vivre dans le passé. Cet ancrage dans le passé qui ne résout rien aux problèmes présents. Elle a peur quand lui s'abîme dans ces souvenirs d'un pays de cocagne, si le mot peut convenir pour l'Irak. Une sorte de paradis terrestre, entre Tigre et Euphrate, une terre extrêmement riche et fertile aux portes du désert.
Je vais prolonger la phrase placée en titre de ce billet, car la suite est tout aussi importante pour comprendre l'état d'esprit de Youssef, et à travers cela, le contraste fort que met en évidence Sinan Antoon, la dégradation accélérée sur le dernier quart de siècle de la destruction d'un pays aux traditions et à la culture millénaire.
"Le passé, c'est un peu mon jardin, que j'aime et je soigne comme s'il était ma fille. Je m'y réfugie pour fuir le vacarme et la laideur du monde. Il est mon paradis en plein coeur de l'enfer, "ma région autonome à moi" comme je l'appelle parfois. Je le défendrai de toutes mes forces, car lui et la maison sont tout ce qui me reste".
Youssef poursuit en insistant sur cette différence de génération entre lui et Maha, qui est bien plus qu'une simple question d'âge. C'est une perception du monde, de la vie, des priorités, des appartenances qui a changé entre la jeunesse de Youssef et celle de Maha. Ils ne sont plus du tout sur la même longueur d'ondes, même s'ils voient bien le désastre qui les entoure.
Ils n'en tirent pas les mêmes conclusions. Youssef ne sera jamais autre chose qu'un Irakien, il n'a jamais envisagé de quitter (pire, désormais de fuir) sa terre natale, de rejoindre la diaspora irakienne qui n'a cessé de croître depuis le milieu du XXe siècle. De la même manière, il ne se sent pas concerné par la communautarisation du pays, alors que Maha se trouve au coeur de ce tourbillon.
Youssef est Irakien, un mot en passe de devenir obsolète face aux termes musulmans, chrétiens, chiites, sunnites, kurdes, etc. par lesquels on se définir désormais plus volontiers dans le pays. Des mots qui sont aussi comme des murs qu'on érige entre les uns et les autres, quand on ne dresse pas carrément les uns contre les autres...
Youssef est un homme du passé, et il le revendique. Peu importe que cela ne signifie plus rien pour Maha, pour ceux qui mettent le pays à feu et à sang, qu'ils soient originaires eux-mêmes de la région ou, au contraire, venu de cet Occident chevaleresque qui s'est précipité sans rien comprendre à la culture locale et y a mis le feu.
C'est un homme du passé, parce que le présent est insupportable et qu'il a eu la chance de connaître d'autres époques. Sans doute ces moments avaient-ils aussi des défauts, la perfection n'est pas de ce monde, mais au moins, il faisait bon vivre en Irak. On s'appréciait, on vivait ensemble, on ne cherchait pas sans cesse à tuer son prochain pour des broutilles et des idéologies.
Youssef parle de jardin, le mot est fort, on devine derrière l'idée d'un éden, d'un paradis terrestre, et le palmier, vous le verrez, tient d'ailleurs une place particulière dans cette histoire. En tant que symbole remontant à très loin et réunissant des traditions communes à tous, mais aussi comme ressource économique et quasiment comme un emblème.
En faisant quelques recherches sur Sinan Antoon, je suis tombé sur un entretien passionnant qu'il a donné à l'occasion de la sortie d' "Ave Maria" au quotidien "L'Humanité". Et le titre de l'article, tiré du roman, en dit long sur ce que pense Youssef, son exaspération et son désespoir devant l'évolution de la société irakienne : "même les palmiers sont devenus sunnites ou chiites"...
A travers la longue longue existence de Youssef, à travers ses souvenirs qui pâlissent, mais ne s'effacent pas, c'est l'histoire contemporaine de l'Irak qui se dessine. Depuis les années 1940 et la prise du pouvoir du pro-nazi Rachid Ali al-Gillani jusqu'aux deux guerres menées par l'Amérique, en 1990 puis en 2003, en passant par l'avènement du parti Baas, en 1958...
Autant d'étapes clés qui vont saper petit à petit, ou parfois bien plus violemment, les fondations d'une société pacifique et multiculturelle, jusqu'à la précipiter dans l'actuelle anarchie et une violence qui n'en finit pas de se déchaîner, comme si les puissances occidentales, en faisant tomber Saddam Hussein, avaient en fait ouvert la boîte de Pandore...
On comprend tôt où va nous mener le livre. Une courte note en exergue du roman donne une indication qu'il aurait peut-être mieux valu donner à la fin, je ne sais pas. On n'est certes pas dans un roman à suspense, mais j'aurais peut-être préféré ne pas connaître cette précision d'emblée. Car le récit lui-même fait vite comprendre que, si cela n'arrive pas au début, ce sera à la fin, cqfd.
Ce dont je parle, c'est un événement, un drame, mais peut-on en dissocier certains de la quantité phénoménale d'horreurs qui frappe l'Irak depuis tant et tant d'années ? Le choix de Sinan Antoon se comprend pourtant aisément, pour évoquer le travail de destruction minutieux qui est à l'oeuvre actuellement, facilité par l'ingérence américaine, il opte pour l'angle des actes anti-chrétiens.
Il met en scène des personnages issus de cette communauté, des gens dont les racines sont profondément accrochées au sol irakien, qui sont nés là et y ont toujours vécu, mais qu'on a décidé, comme autrefois, déjà, on avait décidé de chasser les juifs (au passage, Sinan Antoon dénonce tous les travers, vous découvrirez sans doute le rôle d'Israël dans l'exode des juifs irakiens ; peu reluisant), de pousser à l'exil...
Un mot sur l'auteur, Sinan Antoon. Né à Bagdad en 1967, il est né d'un père irakien et d'une mère américaine. C'est à Bagdad qu'il grandit et entame ses études, mais la première Guerre du Golfe survient alors et il choisit de s'installer aux Etats-Unis, sans jamais perdre de vue ce qui se passe dans son pays natal, ni cesser de critiquer la politique américaine dans la région.
J'ai pas mal cherché avant d'entamer la rédaction de ce billet si l'on parlait de l'appartenance religieuse, ou du moins culturelle de Sinan Antoon, mais je ne trouve rien. J'en déduis, peut-être abusivement, qu'il n'appartient pas à la communauté chrétienne qu'il évoque dans "Ave Maria". Et c'est sans doute aussi cela qui donne plus de force encore à ce roman.
Face au chaos irakien, face à cette communautarisation qui est en train de faire s'effondrer une société multiculturelle millénaire, comme ce fut le cas pour l'Andalousie à la fin du XVe siècle sous l'impulsion des Rois catholiques, Sinan Antoon se désole, en appelle à l'histoire, au passé, justement, à cette mémoire qu'on voudrait effacer ou qui périra avec ceux qui la portent encore.
Son point de vue n'apparaît guère optimiste, hélas, plutôt teinté d'une sourde colère qui vise tous les acteurs de cette déliquescence obscurantiste, comme on le comprend bien en lisant cette récente interview à "L'Humanité, déjà évoquée. Extrait :
"La destruction de l’Histoire me hante depuis toujours. Je ne parle pas seulement de la destruction matérielle, ni de celle des êtres humains, mais de la destruction de notre façon de penser. Les gens intériorisent le discours sectaire. On finit par souffrir d’amnésie collective. Ce conflit existe bel et bien là-bas. Il y a d’un côté ceux qui pensent qu’il y a une violence transhistorique reliée à l’islam et ceux qui, de l’autre côté, perçoivent les événements comme étant le résultat d’une politique."
Un autre élément vient parfaitement incarner cette vision. A la fois parce qu'il nous ramène encore au passé qui rassure et réjouit Youssef, mais aussi parce qu'il fait certainement partie de ces pans d'une culture qui l'évolution actuelle de l'Irak va mettre à mal. Il s'agit de musique, du genre le plus populaire en Irak, le Maqâm (je vous renvoie à la fiche wikipédia pour le détail théorique).
J'ai évoqué les photos, si importantes pour Youssef, mais le vieil homme possède aussi de nombreuse cassettes sur lesquels sont enregistrées des chansons, des maqâm. Sinan Antoon cite des paroles de ces chansons et l'on peut alors comprendre aisément pourquoi, là encore, Youssef est à contre-courant, car on se dit que les amateurs de maqam pourraient vite se retrouver dans le collimateur...
C'est donc avec l'une des grandes voix du maqâm que l'on va se quitter, Youssouf Omar, qu'on "entend" dans "Ave Maria". En l'écoutant, songez à Youssef, le personnage central de ce roman puissant, bouleversant. Youssef, vieillard bourru, mais au combien attachant, Irakien et fier de l'être, représentant d'une utopie en voie d'extinction, où les appartenances raciales, religieuses, idéologiques n'auraient qu'une influence mineure sur nos vies...
Et, pour aller encore un peu plus loin, autre interview de Sinan Antoon, à "L'Obs", cette fois, parue au moment de la sortie de son précédent ouvrage, "Seul le grenadier"...