Notre roman du jour est paru il y a une trentaine d'années, il n'a donc rien d'une nouveauté. Mais, dans mon envie de découvrir des littératures lointaines, un nom s'était inscrit dans mon esprit depuis l'automne 2012, quand l'Académie Nobel dévoila le lauréat de son prix littéraire : Mo Yan. Mais quel livre choisir ? Comment découvrir une oeuvre ainsi récompensée ? Et pourquoi se poser mille questions quand on peut choisir comme d'habitude, par affinités avec un titre, une histoire... Voilà pourquoi c'est "la Mélopée de l'ail paradisiaque" qui a retenu mon attention au milieu de l'abondante bibliographie de l'écrivain chinois. Un titre aussi beau et évocateur qu'il est pourtant mystérieux, une histoire (du moins une quatrième de couverture) qui m'intriguait, et voilà comment je me suis lancé dans cette lecture (en poche aux éditions Points ; traduction de Chantal Chen-Andro). Et, surprise, c'est une histoire composée de plusieurs fils narratifs que j'ai pu lire, mais en plus, cet univers renverse bien des codes des littératures asiatiques traditionnelles. Avec la volonté de dénoncer le féodalisme persistant de la Chine communiste de l'après-Mao...
A la fin du printemps 1987, une descente de police a lieu dans un village du comté de Gaomi, dans la province du Shandong, en Chine du Nord. Les causes exactes de cette intervention musclée ne sont pas expressément décrite, mais l'on comprend qu'il s'agit d'arrêter les responsables d'une émeute au cours de laquelle les bâtiments administratifs du district, à Tiantang, ont été mis à sac.
La cause de cette montée de violence est la mévente de la principale production locale, celle qui permet à une grande partie de la population locale de vivre tant bien que mal : l'ail. La hampe, les gousses, les têtes, toutes les parties de la plante sont susceptibles d'être récoltées, puis vendues, mais il faut se soumettre aux volontés d'une bureaucratie qui, parfois, oublie d'être au service du peuple.
Parmi ceux qui ont exprimé leur colère au cours de cette journée de fin mai 1987, il y a Gao Yang, un homme apparemment tranquille, mari et père de famille (une fille souffrant d'un handicap et un garçon encore nourrisson, cultivateur d'ail, comme tant d'autres dans cette région de Chine. Les policiers l'embarquent sans qu'il comprenne pourquoi ; il clame sans cesse son innocence.
Les choses se compliquent lorsque les hommes de la Sécurité passent chez leur suspect suivant. Celui-là s'appelle Gao Ma et, contrairement à Gao Yang, il n'entend pas se laisser faire. Les deux pandores n'ont pas le temps de le menotter qu'il s'enfuit par la fenêtre. Impossible de rattraper cet homme jeune et agile qui connaît le coin comme sa poche...
Enfin, la troisième arrestation sera plus calme. Elle concerne une veuve, Fang, dont on se demande là encore comment elle a pu se retrouver impliquée dans cette émeute et les destructions qui en ont découlé. L'explication vient peut-être des déboires familiaux qu'elle a connus récemment : la mort de son époux, l'abandon de ses fils, paresseux et cupides, et le déshonneur de sa fille, Jinju.
Mo Yan entremêle des fils narratifs pour nous raconter ces différents destins : la plongée douloureuse et difficiles de Gao Yang et Fang dans le système judiciaire, dit plus clairement, leur incarcération en attente de leur procès ; la fuite de Gao Ma, une fuite quasiment impossible, car le jeune homme a de fortes raisons de ne pas trop s'éloigner de sa maison.
C'est en effet avec lui que Jinju a préféré fuir pour éviter le mariage arrangé concocté pour elle par ses parents. Gao Ma, amoureux de la jeune femme depuis longtemps, a bravé les traditions, encaissé les coups des proches de Jinju, insisté tant et tant qu'elle a fini par accepté de partir avec lui. Mais pour aller où ? Avec quelles perspectives ? Gao Ma n'est qu'un cultivateur d'ail...
A travers ces différentes histoires, certaines que l'on découvre rapidement dans le roman, d'autres, au contraire, qui ne vont se dévoiler que bien plus tard, Mo Yan révèle les liens qui unissent ces différents personnages, mais met en place une satire virulente de la vie de ces paysans dans la Chine des années 1980.
D'emblée, avec la rocambolesque (tentative d'arrestation) de Gao Ma, le ton est donné, il y aura une dimension clairement comique dans ce roman, à travers des personnages croqués avec férocité par l'écrivain. Personne n'est vraiment épargné par l'ironie cruelle de Mo Yan, qui propose une galerie de personnages (dans laquelle il faut inclure des personnages secondaires croustillants) haute en couleurs.
Si Gao Yang est clairement un personnage comique, malgré les horreurs qui vont lui arriver au fil des chapitres dans lesquels il apparaît, Gao Ma correspond à un registre différent. On pourrait dire qu'il occupe le rôle du jeune premier, même s'il s'avère finalement être plutôt un personnage picaresque qui va tourner antihéros tragique au parcours très douloureux.
Comme il le dit lui-même : "depuis que tu as rencontré Jinju, depuis que tu lui as pris la main, tu vas de malchance en malchance !" On s'attend à un personnage brillant, mais celui qui va défier le pouvoir, ou plus exactement ceux qui sont censés être à son service, devient vite beaucoup plus sombre, désespéré, sans rien à perdre. Et n'en est que plus touchant.
Tiens, en faisant quelques recherches pour écrire ce billet, comme souvent, je suis tombé sur les actes d'un colloque consacré à Mo Yan à Aix-en-Provence, quelques mois après son Nobel, dans lequel je découvre cet aspect passionnant : Gao Yang est un homophone du mot chinois signifiant "l'agneau", ce qui semble expliquer pourquoi il se montre si soumis, si obséquieux, loin de la colère et de la révolte exprimée lors du sac.
Au contraire, le nom de Gao Ma rappelle le cheval, animal au caractère bien différent, énergique, difficile à apprivoiser, sauvage et parfois incontrôlable. Amusant, cette comparaison, car je revois son évasion, et on le voit sauter, galoper, et ce n'est pas la seule partie du roman qui fait écho à cette idée. Un pur sang, fier et droit, un homme qui n'a pas peur de se rebeller.
Et puis, il y a l'ail. Omniprésent et sans doute pas si paradisiaque que cela. Une sorte d'or blanc, qu'on cultive en grande quantité pour espérer en retirer de quoi vivre mieux, qu'on consomme aussi, parce que ce n'est pas qu'une ressource, c'est ce qu'on a sous la main... De l'ail partout, jusqu'à l'obsession, et lorsqu'un krach se produit, jusqu'à la folie...
Un ail qui diffuse aussi son odeur et son goût partout, jusqu'à l'écoeurement. Jinju, par exemple, n'en peut plus, au point qu'on se demande si sa fuite avec Gao Ma n'est pas dû tant à un sentiment amoureux qu'à la volonté d'échapper à une famille qui l'envisage comme une marchandise et à cet ail, dont la récolte est épuisante et dont l'idée même de le manger lui donne envie de vomir...
Imaginez ces champs d'ail à perte de vue, cette plante qu'on retrouve dans tous les plats à tous les repas et dont le goût et l'odeur finissent par apparaître partout, même quand il ne devrait pas en avoir. Cet ail, source de bonheur autant que de malheur pour ces paysans, dont certains se retrouvent cultivateur après que leurs familles ont été "rééduquées" lors de la Révolution culturelle.
Cet ail, qui peut tout à fait être une saveur ou un effluve subtils, mais qui, ici, prennent quasiment à la gorge. Et l'on retrouve là un des éléments importants dont se sert Mo Yan pour bousculer les codes traditionnels de la littérature asiatique. Saveurs et senteurs sont des éléments importants de ces littératures, elles vont habituellement de paire avec le raffinement. Mais pas ici.
Et Mo Yan va encore plus loin, en utilisant lui aussi saveurs et odeurs, mais pas pour nous enivrer, nous envoûter, mais clairement pour nous écoeurer, nous aussi. Il y a, dans "la Mélopée de l'ail paradisiaque", un côté "pipi-caca-vomi" assez inattendu, franchement désopilant dans un premier temps, et puis, de plus en plus glauque.
Du raffinement à la cruauté, il n'y a souvent qu'un pas, et Mo Yan le franchit lui aussi, en jouant avec ces fluides pour insister sur l'humiliation infligée à son personnage, en l'occurrence Gao Yang, qui boit le calice jusqu'à la lie, si j'ose dire, acceptant brimade sur brimade, incapable de se défendre dans ce contexte hostile, souffre-douleur idéal de ses compagnons d'infortune, comme de ses geôliers...
Ah, bien sûr, tout cela n'est guère appétissant, mais cela fait aussi partie de la démarche satirique et burlesque de Mo Yan, qui raconte tout cela avec une certaine jubilation. Il n'est pas tendre avec ses personnages, le Nobel, il les maltraite, les malaxe, les passe à la moulinette d'une machine bureaucratique inhumaine.
On est loin des palais et des propriétés somptueuses dans lesquelles vivaient les dirigeants et les notables de la Chine impériale. Mo Yan nous emmène dans une vie populaire, modeste, pauvre, même, où l'on essaye de faire avec ce qu'on a, où l'on espère monnayer sa récolte, lorsqu'elle est abondante et de qualité, pour mettre un peu d'argent de côté...
Et pourtant, bien qu'on ait changé de monde et d'époque, bien qu'on ait délaissé la période médiévale pour la fin du XXe siècle et la Chine féodale pour la Chine communiste, difficile de ressentir un vrai changement dans le mode de vie de ces gens. Mo Yan attaque les dérives d'un régime qui entre dans une nouvelle période, une décennie après la disparition de Mao, mais voit se reproduire les phénomènes qui aurait dû être bannis.
A l'image de cette harangue, choisie pour être le titre de ce billet, Mo Yan s'en prend à ces fonctionnaires en poste dans les provinces lointaines du pays qui finissent par s'ériger en petits seigneurs locaux, instaurant leurs lois, leurs règles, leur pouvoir propre, ayant droit de vie et de mort sur les simples citoyens, corrompus jusqu'à l'os, oublieux du peuple qu'ils devraient servir.
Il y a une scène terrible, lorsque Gao Yang apporte sa récolte au chef-lieu du district pour le vendre aux autorités locales. Sur son parcours, des "péages", des pattes à graisser, des pots de vin à verser... Et, petit à petit, de l'ail qui passe dans des mains sans rien en retour et de l'argent qui sort au lieu de rentrer... Une comptabilité qui se déséquilibre d'emblée, sans assurance de voir ces débits compensés par quelques crédits.
La charge est rude, et si elle prend la forme d'une satire, si l'écrivain joue avec les codes de la fable ou du conte traditionnel, l'ouvrage vise juste. Ce n'est pas l'idéal socialiste qui est visé, il ne réclame pas l'instauration de l'économie de marché, mais dénonce des dérives qui menacent justement cette utopie censée placer tout un chacun, chaque citoyen sur un pied d'égalité.
L'écriture de Mo Yan est d'une grande richesse, fidèle en cela à ce qu'on attend d'un écrivain asiatique. C'est hyper visuel, les sensations, je n'y reviens pas, sont très importantes, tout comme les couleurs ou les consistances (ah, le croquant de la hampe d'ail !) et même si c'est sombre, parfois crade, si les situations ne sont guère heureuses, on se plonge avec plaisir dans cette histoire forte d'un rythme supérieur à celui d'une simple mélopée.
L'ail est paradisiaque, les personnages flirtent avec l'enfer. Certains y finissent même, à l'image de l'enfer personnel de Gao Ma ou de l'enfer carcéral de Gao Yang. Pourtant, il y a une morale à cette histoire. Imparfaite, révélatrice des travers de cette société qui, on le sait depuis, a opté pour une voie particulière, où le capitalisme a changé sérieusement la donne. Mais il y a une morale, malgré tout.
La découverte de Mo Yan s'est bien passé, j'y reviendrai certainement un jour, même s'il faudra à nouveau passer par le délicat processus de choix... Mais une chose est sûre, lors de la remise de son Nobel, l'Académie l'a récompensé pour son réalisme hallucinatoire (bel oxymore, non ?) qui fusionne les contes populaires, l'histoire et les faits contemporains. Je crois qu'on ne peut pas mieux dire.