De tout pour l'été, DTPE.
L'été, le temps de lire, du lourd et du léger, du français et de l'étranger, des romans, des récits, des essais et des BD. L'été, le temps de relire ou de se rattraper aussi.
Mon titre, "Bons baisers de Moria", est évidemment ironique. Rémy de Gourmont ne disait-il pas que "L'ironie est une clairvoyance" alors que Jules Renard pensait que "L'ironie est la pudeur de l'humanité". Comment réagir autrement après avoir lu "Moria, chroniques des limbes de l'Europe" (180° éditions, 160 pages), le terrible témoignage de Marie Doutrepont, membre du cabinet d'avocats Progress Lawyers Network. Elle a passé trois semaines en mai 2017 au camp de réfugiés de Moria (île de Lesbos) en tant qu'avocate volontaire.
Durant ce séjour, elle a écrit vingt-et-une lettres à ses proches pour leur raconter ce qu'elle vivait au jour le jour. Dans le cadre de son travail et durant ses quelques heures de loisirs. Ce sont ces lettres qui sont réunies ici, telles qu'elles ont été écrites et envoyées l'an dernier. Seuls changements apportés, la modification des noms des protagonistes, évidemment, et quelques clarifications pour une meilleure lisibilité.
En ces temps où la nouvelle politique migratoire européenne fait la une des médias, il est essentiel de lire ce témoignage sur ce qui se passe dans un centre fermé comme celui de Moria, où s'entassent six mille personnes et auquel les journalistes n'ont pas accès. Et que l'Europe voudrait multiplier. Quelle démonstration de leur indignité que les billets de Marie Doutrepont. Exutoire nécessaire pour elle, réalité cachée de Moria pour nous. Le fait qu'ils soient comme un journal de bord rend leur lecture facile. Ce n'est pas pour cela qu'on n'est pas touché au plus profond parce que vivent là les réfugiés. Des gens qui croyaient avoir atteint la sécurité de l'Europe, au terme de périples vertigineux, et se retrouvent coincés, obligés à d'insupportables attentes pour tout et n'importe quoi. Des gens qui, néanmoins, révèlent constamment un espoir absolu en la vie et l'avenir.
La correspondance de l'avocate belge épingle journellement les faits saillants de sa permanence d'assistance juridique. Ses surprises les premiers jours, sa perplexité devant les (mauvais) systèmes mis en place, son questionnement ("Pourquoi faisons-nous cela à ces gens?"), les rencontres avec différents réfugiés, les visites médicales auxquelles elle les accompagne, les dossiers à rédiger et à faire traduire, la recherche de traducteurs, et aussi, le bleu merveilleux de la mer, la saveur des plats grecs, la bonne compagnie des autres bénévoles. Sans oublier une nécessaire ironie comme la prescription éternelle de paracétamol, peu importe de quoi vous souffrez.
De lettre en lettre, le lecteur partage les découvertes de la témoin. Les douleurs physiques et psychologiques liées à l'exil intenses, l'absurdité des règlements européens et grecs, le désastre de l'aide médicale, l'abandon des gens à leur sort, le manque de tout, la chaleur humaine des volontaires qui tentent de les aider... Le vertige est là. Sommes-nous bien en 2018? Est-ce cela la manière dont on traite des êtres humains, hommes, femmes, enfants? Des questions d'autant plus cruciales qu'elles se cognent à la beauté inouïe de l'île de Lesbos et à la force de quelques personnes qu'on suit tout au long de ces trois semaines, les réfugiés dont la grandeur d'âme est magnifique ou une formidable avocate grecque. "Mais", écrit Marie Doutrepont, "à Lesbos, l'atroce côtoie le sublime et heureusement pour mon équilibre mental, j'ai vu un peu des deux aujourd'hui."
"Moria" nous permet aussi de rencontrer différents réfugiés présents sur l'île en mai 2017 et dont Marie Doutrepont donne des nouvelles en postface. Quels destins! Un récit indispensable, écrit d'une plume quasi neutre (la réalité se suffit à elle-même), où se marient le meilleur et le pire, un regard profondément humain, un brin d'espoir malgré tout le désespoir échoué là.
Extrait
L'été, le temps de lire, du lourd et du léger, du français et de l'étranger, des romans, des récits, des essais et des BD. L'été, le temps de relire ou de se rattraper aussi.
Le camp de Moria sur l'île de Lesbos.
Mon titre, "Bons baisers de Moria", est évidemment ironique. Rémy de Gourmont ne disait-il pas que "L'ironie est une clairvoyance" alors que Jules Renard pensait que "L'ironie est la pudeur de l'humanité". Comment réagir autrement après avoir lu "Moria, chroniques des limbes de l'Europe" (180° éditions, 160 pages), le terrible témoignage de Marie Doutrepont, membre du cabinet d'avocats Progress Lawyers Network. Elle a passé trois semaines en mai 2017 au camp de réfugiés de Moria (île de Lesbos) en tant qu'avocate volontaire.
Durant ce séjour, elle a écrit vingt-et-une lettres à ses proches pour leur raconter ce qu'elle vivait au jour le jour. Dans le cadre de son travail et durant ses quelques heures de loisirs. Ce sont ces lettres qui sont réunies ici, telles qu'elles ont été écrites et envoyées l'an dernier. Seuls changements apportés, la modification des noms des protagonistes, évidemment, et quelques clarifications pour une meilleure lisibilité.
En ces temps où la nouvelle politique migratoire européenne fait la une des médias, il est essentiel de lire ce témoignage sur ce qui se passe dans un centre fermé comme celui de Moria, où s'entassent six mille personnes et auquel les journalistes n'ont pas accès. Et que l'Europe voudrait multiplier. Quelle démonstration de leur indignité que les billets de Marie Doutrepont. Exutoire nécessaire pour elle, réalité cachée de Moria pour nous. Le fait qu'ils soient comme un journal de bord rend leur lecture facile. Ce n'est pas pour cela qu'on n'est pas touché au plus profond parce que vivent là les réfugiés. Des gens qui croyaient avoir atteint la sécurité de l'Europe, au terme de périples vertigineux, et se retrouvent coincés, obligés à d'insupportables attentes pour tout et n'importe quoi. Des gens qui, néanmoins, révèlent constamment un espoir absolu en la vie et l'avenir.
La correspondance de l'avocate belge épingle journellement les faits saillants de sa permanence d'assistance juridique. Ses surprises les premiers jours, sa perplexité devant les (mauvais) systèmes mis en place, son questionnement ("Pourquoi faisons-nous cela à ces gens?"), les rencontres avec différents réfugiés, les visites médicales auxquelles elle les accompagne, les dossiers à rédiger et à faire traduire, la recherche de traducteurs, et aussi, le bleu merveilleux de la mer, la saveur des plats grecs, la bonne compagnie des autres bénévoles. Sans oublier une nécessaire ironie comme la prescription éternelle de paracétamol, peu importe de quoi vous souffrez.
De lettre en lettre, le lecteur partage les découvertes de la témoin. Les douleurs physiques et psychologiques liées à l'exil intenses, l'absurdité des règlements européens et grecs, le désastre de l'aide médicale, l'abandon des gens à leur sort, le manque de tout, la chaleur humaine des volontaires qui tentent de les aider... Le vertige est là. Sommes-nous bien en 2018? Est-ce cela la manière dont on traite des êtres humains, hommes, femmes, enfants? Des questions d'autant plus cruciales qu'elles se cognent à la beauté inouïe de l'île de Lesbos et à la force de quelques personnes qu'on suit tout au long de ces trois semaines, les réfugiés dont la grandeur d'âme est magnifique ou une formidable avocate grecque. "Mais", écrit Marie Doutrepont, "à Lesbos, l'atroce côtoie le sublime et heureusement pour mon équilibre mental, j'ai vu un peu des deux aujourd'hui."
"Moria" nous permet aussi de rencontrer différents réfugiés présents sur l'île en mai 2017 et dont Marie Doutrepont donne des nouvelles en postface. Quels destins! Un récit indispensable, écrit d'une plume quasi neutre (la réalité se suffit à elle-même), où se marient le meilleur et le pire, un regard profondément humain, un brin d'espoir malgré tout le désespoir échoué là.
Extrait
"J'essaye donc d'obtenir un rendez-vous pour Djihanne à l'hôpital. On nous dit de revenir à treize heures, on revient, on attend, les gens ne font de toute manière pas grand-chose d'autre que d'attendre leur tour, ici: leur tour pour la douche, le repas, le rendez-vous chez le médecin ou l'avocat, leur tour pour sortir d'ici et partir à Athènes, leur tour pour leur audition. Leur tour pour la vie. Les hommes sont extrêmement galants, il y en a toujours un pour me céder sa chaise ou son siège dans le bus, malgré mes protestations.
Mon gilet gris et mon badge ont fini par jouer. J'ai obtenu une date de rendez-vous pour Djihanne. Mardi matin, 8 h. Il n'y a pas d’assistant social ici, pas d'associations, rien, donc c'est moi qui vais l'y accompagner et traduire pour elle. Afin qu'un médecin grec puisse écrire en grec ce qu’un médecin de MSF avait constaté en anglais. C'est la procédure.
Je ne vous parlerai pas aujourd'hui de Kalongo, qui souffre de douleurs insoutenables au dos et à l'anus depuis qu'il a été torturé. A force d'insistance, il a fini par être examiné par un médecin à Mytilène, qui lui a dit qu'il avait une déchirure à l'anus, mais a oublié de lui donner un traitement, de sorte qu'il souffre le martyre à chaque fois qu'il défèque et durant de longues heures après. Je préfère vous dire qu'on est retourné manger chez Nikos et Katerina avec toute l'équipe hier, c'était le dernier jour de Wensley. Ils ont un livre d’or rempli de tous les alphabets du monde, ourdou, hindi, dari, farsi, arabe, latin et encore plus de langues. C'était délicieux, chaleureux. Un pope affublé d'une énorme bedaine, d'une vieille soutane noire et d'un petit chien blanc est venu prendre le café en fin de soirée. Il nous a interpellés avec force gestes en grec, puis est reparti en pétaradant dans une voiture rose défoncée.
Hors du camp, la vie est douce, à Lesbos. Il y fait tiède, on y mange bien et pour pas cher, la mer est belle, bleue et turquoise, les paysages à couper le souffle. Mais je ne peux pas m’empêcher de la voir autrement, la mer."