Wimbledon, troisième levée du Grand Chelem, bat son plein, et l'occasion est belle de parler tennis. Mais, pas le tennis actuel, notre roman du jour va nous ramener un quart de siècle en arrière, dans les années 1990, époque reine des bébés championnes sur le circuit professionnel. "La Perfection du revers", de Manuel Soriano (en grand format aux éditions Actes Sud ; traduction de Delphine Valentin), se penche sur le destin d'une de ces jeunes filles, née pour être une championne, poussée par un père projetant sur elle ses espoirs de réussite et de richesse, à la trajectoire aussi brillante que brève. Bien sûr, si vous n'appréciez pas ce beau sport qu'est le tennis, si les noms des joueuses de cette période, pas seulement les Steffi Graf ou Monica Seles, mais bien d'autres encore, ce roman risque de ne pas vous plaire. Mais, c'est l'histoire d'une relation père/fille très particulière, l'histoire d'une enfance escamotée et l'histoire d'une émancipation, tant sportive que personnelle... Avec un titre français, très différent du titre original, qui semble jouer sur les mots...
Dans les années 1990, Patricia Lukastic, surnommée Luka, était l'une des grandes espoirs du tennis mondial. Cette jeune Argentine, gauchère, dotée d'une technique idéale, en particulier un revers à une main qui a marqué les esprits, a connu son heure de gloire en atteignant la finale de l'Open d'Australie, premier tournoi du Grand Chelem de l'année, en 1996.
Mais, ce point d'orgue sera aussi le dernier exploit de sa carrière, à peine entamée. De sérieux problèmes de dos, qui la handicapaient depuis un moment déjà, l'ont contrainte à prendre une retraite prématurée. C'est en tout cas la version officielle, celle que reprend sa fiche Wikipédia. Depuis, elle a complètement disparu de la circulation, au point que beaucoup, même parmi les fans, l'ont oubliée.
Voilà qu'elle prend contact avec Arturo Bandini, auteur de plusieurs livres, dont certains ont connu un petit succès. Elle voudrait son aide pour raconter sa vie. Lui n'est pas un spécialiste de tennis, il n'est pas journaliste sportif, même pas un grand amateur de ce sport, mais le sujet (ainsi que la rémunération proposée) l'intéresse, et il accepte de rencontrer l'ancienne championne.
Pour cela, il lui faut se rendre en Uruguay, dans un coin perdu au milieu de nulle part. Là, se dresse une unique maison où que puisse porter le regard, où vit seule Patricia Lukastic, redevenue anonyme. Et, si Arturo la reconnaît aussitôt, celle qu'il retrouve dans cette campagne isolée n'a plus grand-chose à voir avec la jeune femme un peu frêle qui fit des merveilles sur les courts du monde entier.
Le lecteur va donc découvrir la vie de Luka, depuis son enfance jusqu'à sa disparition, sans oublier son heure de gloire, ce parcours jusqu'à la finale de l'Open d'Australie. Cet épisode est d'ailleurs le pivot du roman, presque un fil conducteur, comme si cette quinzaine de jours à Melbourne concentrait toutes les émotions d'une vie et d'une carrière. Et le moment de rompre avec tout ça.
Fille d'Elian Lukastic, lui-même descendant d'une famille polonaise venue s'installer en Argentine, Luka a grandi sans mère à ses côtés. Cela explique sans doute cette relation fusionnelle avec cet homme qui, comme le dit le titre de ce billet, a pris conscience un jour que sa fille possédait un don et qu'il fallait le faire fructifier.
Ce sera le tennis, presque par hasard, car à cette époque, ce sport n'avait pas encore connu en Argentine le processus de démocratisation déjà entamé en Europe. Autrement dit, c'était une activité coûteuse, destinée aux classes supérieures de la société, tout ce que n'étaient pas les Lukastic, fauchés comme les blés et sans appui dans le beau monde.
Elian est d'ailleurs un peu le loser de sa famille. Son frère a connu une vie bien plus réussie, si l'on se limite aux questions matérielles. Elian, lui, n'a cessé de se disperser, sûr d'être un inventeur de génie, puis retombant sur terre assez violemment... La découverte des talents précoces de sa fille vont changer la donne : il décide de se consacrer entièrement à faire de sa fille une championne.
Manuel Soriano s'intéresse bien sûr à Patricia (qu'on appellera le plus souvent par son surnom, "Luka"), mais ce qui l'intéresse, c'est aussi ce personnage de père, assez particulier, et la relation qui se noue entre l'enfant et lui. Rien d'un hasard : les années 1980-90 ont vu éclore bon nombre de très jeunes championnes que leurs pères entraînaient et poussaient vers les sommets.
Petit mot plus général avant d'aller plus loin : cette époque, c'est aussi le début de l'argent-roi dans le tennis, avec des prize money, comme on dit, qui connaissent une forte inflation. Un circuit qui se professionnalise et se structure au plus haut niveau et un Open d'Australie, souvent considéré comme la cinquième roue du Grand Chelem, qui accède enfin à un statut équivalent aux trois autres manches.
Pour donner une idée, je lisais ces derniers jours une interview de Virginia Ruzici, joueuse roumaine lauréate à Roland-Garros en 1978, avait alors gagné l'équivalent de 21600 dollars, à comparer aux 2,2 millions remportés le weekend dernier par sa compatriote Simona Halep... De même, Novak Djokovic, lors d'une récente saison, avait remporté plus d'argent en 12 mois que Ivan Lendl au cours de toute sa carrière !
On a donc un sport devenu très attractif pour qui voudrait faire fortune et, sans noircir abusivement le tableau, on peut dire que certains pères sont partis en quête d'un eldorado en construisant une carrière à leurs filles, sans trop se demander ce qu'elles pouvaient en penser, et en leur imposant une discipline de fer.
Au cours du roman, on croise plusieurs de ces championnes, dont les pères ont joué un rôle plus ou moins importants dans leur avènement sportif, mais aussi dans certains déboires ou certaines désillusions (des mésaventures et parfois des drames qui défrayèrent la chronique, et pas toujours dans les colonnes sportives).
Le portrait d'Elian est sans concession, avec de très bons côtés et d'autres franchement agaçants. Sans être un tyran ou une brute, c'est un homme déterminé à ce que sa fille réussisse et perce, quoi qu'il en coûte. Le plus irritant, c'est son impression que rien ne va jamais assez vite, qu'il sait mieux que tout le monde ce qu'il faut faire et ce qui est bon pour Luka.
En cela, Elian incarne effectivement une tendance marquée chez ces pères, qui n'ont jamais fréquenté le monde du tennis auparavant et vont s'improviser entraîneur, agent, soigneur, expert comptable, attaché de presse, etc. Tout contrôler, tout, et peut-être surtout le destin d'une enfant qui entre dans l'adolescence dans un contexte très particulier.
Cela ne rend pas cet homme très sympathique, bien au contraire, même s'il reste un père aimant et attentionné. On ne plaisante pas avec ce qui peut rapporter gros, il faut rechercher en permanence l'excellence et monter, sans cesse monter au classement mondial, avoir des résultats meilleur à chaque fois, la moindre période de stagnation est un drame, il faut gagner, tout, et tout de suite !
Et pour cela, les méthodes d'Elian sont elles aussi musclées. Je pense à sa préparation mentale, pour reprendre une expression à la mode (conditionnement fonctionne aussi), qu'il impose à Luka : attribuer à chaque joueuse un nom d'animal... Une méthode qui dérive jusqu'au racisme et à d'autres formes de dénigrements de l'adversaire. Cela met fort mal à l'aise...
Parlons de Luka, maintenant, qui est paradoxalement un personnage très en retrait, alors qu'elle occupe le centre de cette histoire. On est loin d'une star bling-bling, capricieuse, insupportable, faisant la une des tabloïds autant que des médias sportifs, multipliant les frasques partout où elle passe, exubérante sur et en dehors des courts...
Non, c'est même tout le contraire : Luka ne paye pas de mine physiquement et c'est par cette technique parfaite, particulièrement ce revers à une main d'école, qu'elle brille. Elle est étonnamment discrète, on l'imagine taiseuse, timide, introvertie et il semble qu'elle n'ait guère changé en vingt ans, lorsqu'on la retrouve aux côtés de Bandini.
En témoigne son isolement, apparemment volontaire, qui fait écho à sa disparition complète depuis la fin de sa carrière. Comme si elle n'avait jamais aspiré à autre chose qu'à cette vie anonyme, loin des projecteurs et des caméras, loin de toute pression de la part de la société. En fait, Luka paraît être le contraire absolu d'une star du sport.
Cette solitude, on la ressent très vite : peu d'amis ou d'amies de son âge, voire pas du tout, peu d'amis tout court, à l'exception de Dennis, mais qui est lui aussi un tennisman professionnel, plus âgé de quelques années. Un professionnel de bon niveau, plus brillant en double qu'en simple, mais qui ne sera jamais une star et qui le sait pertinemment.
En suivant Luka tout au long du roman de Manuel Soriano, j'ai ressenti cette solitude, à une période de la vie où l'on a sans doute le plus besoin d'être entouré. C'est l'un des aspects les plus douloureux de cette histoire, car à qui se confier ? A qui faire part de ses problèmes, de ses douleurs, de ses joies, de ses envies, de ses états d'âme, quand on a autour de soi que son père, peu enclin à les écouter ?
Je l'ai dit, le pivot, c'est cet Open d'Australie qui va voir la jeune Argentine atteindre pour la première fois la finale d'un tournoi majeur. Or, je ne vous ai pas tout révélé du contexte de cette performance, je suis cachottier, mais l'on comprend vite que ce tournoi fut exceptionnel à plus d'un titre. Qu'il marque véritablement le début d'une nouvelle ère.
On voit Luka se comporter différemment, sur le court, en plein match, mais aussi lorsqu'elle ne joue pas. On sent cette volonté de s'émanciper des règles instaurées par son père, mais aussi de cette tutelle si pesante. On voit l'adolescente percer sous la championne et sa volonté de vivre, enfin, de vivre sans entrave, de profiter, de faire selon ses envies...
La rupture se fait en douceur, on voit que le lien avec le père demeure, mais qu'il s'effiloche. On comprend qu'il ne se rompra jamais vraiment, mais que, désormais, c'est Patricia qui prendra en main les rênes de son existence. Au point de se demander si les douleurs lombaires, qui ne sont pas feintes, n'ont tout de même pas été une explication diplomatique pour justifier son retrait des courts.
Mais, le signe le plus frappant, c'est sa manière d'appréhender le jeu en cours de match, de changer des choses apparemment infimes, et pourtant fondamentales, comme ce fameux revers qui fait sa réputation. C'est bref, fugace, mais bien réel, et c'est comme une libération, une manière de vaincre et la douleur et l'emprise du père.
C'est une rupture à l'image du caractère de cette jeune femme, sans éclat inutile, sans brusquer, mais avec une réelle autorité, qu'elle a toujours su manifester depuis l'enfance, avec parcimonie, mais à des moments clés de son existence. Elle n'a jamais crié ou bruyamment ahané sur le court, cette rupture va se faire elle aussi en toute discrétion pour enfin, vivre...
On pourrait d'ailleurs se demander si cette émancipation est réussie... Je dois dire que je suis sorti de cette lecture avec pas mal d'interrogations, à commencer par le choix de Luka de vivre aussi isolée. Je ne l'aurais imaginée construisant une vie discrète mais pas aussi solitaire. Avec la présence du père à ses côtés, toutefois. Encore et toujours...
Et je n'ai pu m'empêcher d'avoir un peu de peine pour elle. Oh, bien sûr, on se dit que cette vie de sportive de très haut niveau peut faire rêver, mais face à cela, il faut placer cette enfance perdue, cette adolescence oubliée, cette vie construite sur de drôles de bases, tout ce temps passé qui ne se rattrape guère, tout ce temps perdu qui ne se rattrape plus, pour citer Barbara.
Père et fille. Fille et père. Tandem indissociable, quoi qu'il se passe, dans ce roman. Une relation particulière, avec un père qui veut faire de sa fille une star et une fille qui ne veut qu'une chose : faire plaisir à son père. On les suit finalement plus dans leur vie extra-sportive, avec une relation très étroite, exclusive... Et franchement bizarre, quelquefois.
Ainsi, va-t-on voir le père prendre conscience que sa fille grandit, qu'elle entre dans un nouvel âge et mettre un terme à certaines habitudes qu'il vaut mieux oublier une fois l'enfant devenu adolescente. Une gestion délicate, pour un homme seul et pour une jeune fille sans repère maternel. Ou quand la fusion peut vite devenir ambiguë...
Un mot plus général : il y a chez Manuel Soriano une volonté de donner à son histoire des côtés assez crades, je ne vois pas d'autres mots. On se surprend plusieurs fois à faire une grimace de dégoût, parce que l'auteur ne rechigne pas à faire... jouer ses personnages avec divers fluides. Là encore, il y aurait sans doute à creuser pour comprendre ce lien particulier au sang et au pus...
On va finir avec ce titre français, très différent, je le disais, du titre de la version original. "Que sait-on de Patricia Lukastic ?", voilà le titre de l'édition argentine. Chez Actes Sud, on a opté sur le geste technique phare qui a fait la renommée de la jeune championne, ce revers à une main (geste qui, depuis, s'est fait bien plus rare) si beau, si fluide... Juste parfait.
Mais, le mot revers ne s'applique pas seulement à un geste tennistique, il a de nombreux autres sens, dont celui d'échec... Je serais curieux de savoir si les éditeurs de la maison arlésienne ont choisi ce titre pour cela, pour souligner que la vie et l'oeuvre des Lukastic, père et fille, est d'une certaine manière, une succession d'échecs ?
Oh, tout est relatif, bien peu de joueurs et de joueuses auront l'occasion, au cours de leur carrière, de disputer une finale de Grand Chelem. En cela, Luka a marqué son époque. Mais, elle a ensuite disparu, alors que cette expérience aurait pu être le premier pas vers une carrière à succès. Digne héritière en cela, d'un père qui a accumulé les désillusions et les projets avortés...
Seule Luka pourrait finalement nous éclairer à ce sujet : est-elle plus heureuse désormais dans son coin perdu d'Uruguay que lorsqu'elle entrait sur les plus grands courts de tennis aux quatre coins du monde ? A-t-elle trouvé le mode de vie qui lui corresponde, dans lequel elle s'épanouit, aux antipodes du sport de haut niveau et de ses exigences ?
Manuel Soriano évoque une période particulière de l'histoire récente du tennis, et du tennis féminin en particulier. Une espèce d'âge d'or, avec des championnes exceptionnelles, mais aussi des dérives inquiétantes, tant dans l'entourage des jeunes championnes que dans la pression qui entourait le circuit (l'agression dont fut victime Monica Seles en plein match occupe d'ailleurs une place importante dans le roman).
Depuis, on l'a vu plus haut, l'argent et la professionnalisation à outrance dominent le tennis. Au risque de l'aseptiser, de l'affadir. La technique, en particulier dans le tennis féminin, s'est stéréotypée, appauvrie, même, avant, semble-t-il, d'entamer un nouveau cycle plus prometteur. Après la génération de Luka, d'autres championnes ont émergé, en particulier les soeurs Williams (brièvement évoquées par Soriano), elles aussi poussées par leur père.
Il y a eu quelques scandales, Mary Pierce ou Aravane Rezaï, côté français, ont eu des gros problèmes avec leur père, Jelena Dokic, immense espoir du tennis mondial, a connu une carrière fulgurante avant de s'effondrer, et en tient responsable son père qu'elle a violemment attaqué dans une autobiographie récente...
Des règlements empêchent désormais l'éclosion trop rapide des jeunes championnes, on ne les lâche plus sur le circuit professionnel à 14 ou 15 ans, ou alors sous certaines conditions très particulières. On constate, et cela vaut pour les hommes comme pour les femmes, qu'une brillante carrière dans les catégories de jeunes n'assure aucunement le succès chez les seniors, et vice-versa.
Voilà aussi ce qui est au coeur du roman de Manuel Soriano : qu'est-ce qui fait un champion ou une championne ? Un mystère, une équation à tellement d'inconnues qu'on ne peut la maîtriser parfaitement. La technique, le physique, le mental, l'entourage, la chance, aussi, un peu, la régularité, l'abnégation, la force, l'endurance, le caractère... Il y a tant et tant de critères à remplir...
Il est évident que Luka ne remplissait pas toutes ces conditions, mais son père aurait-il écouté si elle le lui avait dit ? Oui, la vie de sportif de haut niveau a ses avantages, mais elle est aussi d'une grande violence et d'une grande dureté. On traumatise son corps, parfois son esprit, on vit en marge, dans un monde différent de celui du commun des mortels et quand tout s'arrête, le choc est rude, souvent...
Au moment de terminer ce billet, un souvenir cinématographique me revient. Il y a quelques années est sorti un long métrage intitulé "Terre battue", inspiré librement d'un fait divers qui avait marqué les esprits : un jeune tennisman avait été empoisonné par le père de son adversaire... On retrouve des thématiques proches du roman de Manuel Soriano.
Dans le film, c'est le jeune tennisman qui décide, pour rendre ses parents fiers de lui, de droguer le joueur contre lequel il doit jouer. On suit la vie de ce gamin, joueur de bon niveau, mais que rien ne destine à être un champion un jour. Mais, le tennis est une échappatoire pour lui, dont la vie familiale est difficile.
J'évoque ce film parce qu'un élément m'avait frappé en le regardant : on y voyait l'enfant travailler, s'entraîner, jouer, et rebelote... Il était à un âge où l'on devrait s'amuser, quoi qu'on fasse, mais cela ne semblait pas évident pour lui. A tel point qu'on n'entend qu'une seule fois dans le film un mot qui devrait être une règle, le mot "plaisir". Et c'est le dernier mot prononcé...
En lisant "la Perfection du revers", c'est cette conclusion paradoxale qui m'est venue en tête : ce mot plaisir qui apparaît de façon presque incongrue, alors que le drame s'est noué... Il y a aussi un peu de cela dans l'histoire de Patricia Lukastic, lorsqu'on fait d'un jeu un travail, d'un loisir une contrainte, d'un plaisir une obligation de résultat...
Dans les années 1990, Patricia Lukastic, surnommée Luka, était l'une des grandes espoirs du tennis mondial. Cette jeune Argentine, gauchère, dotée d'une technique idéale, en particulier un revers à une main qui a marqué les esprits, a connu son heure de gloire en atteignant la finale de l'Open d'Australie, premier tournoi du Grand Chelem de l'année, en 1996.
Mais, ce point d'orgue sera aussi le dernier exploit de sa carrière, à peine entamée. De sérieux problèmes de dos, qui la handicapaient depuis un moment déjà, l'ont contrainte à prendre une retraite prématurée. C'est en tout cas la version officielle, celle que reprend sa fiche Wikipédia. Depuis, elle a complètement disparu de la circulation, au point que beaucoup, même parmi les fans, l'ont oubliée.
Voilà qu'elle prend contact avec Arturo Bandini, auteur de plusieurs livres, dont certains ont connu un petit succès. Elle voudrait son aide pour raconter sa vie. Lui n'est pas un spécialiste de tennis, il n'est pas journaliste sportif, même pas un grand amateur de ce sport, mais le sujet (ainsi que la rémunération proposée) l'intéresse, et il accepte de rencontrer l'ancienne championne.
Pour cela, il lui faut se rendre en Uruguay, dans un coin perdu au milieu de nulle part. Là, se dresse une unique maison où que puisse porter le regard, où vit seule Patricia Lukastic, redevenue anonyme. Et, si Arturo la reconnaît aussitôt, celle qu'il retrouve dans cette campagne isolée n'a plus grand-chose à voir avec la jeune femme un peu frêle qui fit des merveilles sur les courts du monde entier.
Le lecteur va donc découvrir la vie de Luka, depuis son enfance jusqu'à sa disparition, sans oublier son heure de gloire, ce parcours jusqu'à la finale de l'Open d'Australie. Cet épisode est d'ailleurs le pivot du roman, presque un fil conducteur, comme si cette quinzaine de jours à Melbourne concentrait toutes les émotions d'une vie et d'une carrière. Et le moment de rompre avec tout ça.
Fille d'Elian Lukastic, lui-même descendant d'une famille polonaise venue s'installer en Argentine, Luka a grandi sans mère à ses côtés. Cela explique sans doute cette relation fusionnelle avec cet homme qui, comme le dit le titre de ce billet, a pris conscience un jour que sa fille possédait un don et qu'il fallait le faire fructifier.
Ce sera le tennis, presque par hasard, car à cette époque, ce sport n'avait pas encore connu en Argentine le processus de démocratisation déjà entamé en Europe. Autrement dit, c'était une activité coûteuse, destinée aux classes supérieures de la société, tout ce que n'étaient pas les Lukastic, fauchés comme les blés et sans appui dans le beau monde.
Elian est d'ailleurs un peu le loser de sa famille. Son frère a connu une vie bien plus réussie, si l'on se limite aux questions matérielles. Elian, lui, n'a cessé de se disperser, sûr d'être un inventeur de génie, puis retombant sur terre assez violemment... La découverte des talents précoces de sa fille vont changer la donne : il décide de se consacrer entièrement à faire de sa fille une championne.
Manuel Soriano s'intéresse bien sûr à Patricia (qu'on appellera le plus souvent par son surnom, "Luka"), mais ce qui l'intéresse, c'est aussi ce personnage de père, assez particulier, et la relation qui se noue entre l'enfant et lui. Rien d'un hasard : les années 1980-90 ont vu éclore bon nombre de très jeunes championnes que leurs pères entraînaient et poussaient vers les sommets.
Petit mot plus général avant d'aller plus loin : cette époque, c'est aussi le début de l'argent-roi dans le tennis, avec des prize money, comme on dit, qui connaissent une forte inflation. Un circuit qui se professionnalise et se structure au plus haut niveau et un Open d'Australie, souvent considéré comme la cinquième roue du Grand Chelem, qui accède enfin à un statut équivalent aux trois autres manches.
Pour donner une idée, je lisais ces derniers jours une interview de Virginia Ruzici, joueuse roumaine lauréate à Roland-Garros en 1978, avait alors gagné l'équivalent de 21600 dollars, à comparer aux 2,2 millions remportés le weekend dernier par sa compatriote Simona Halep... De même, Novak Djokovic, lors d'une récente saison, avait remporté plus d'argent en 12 mois que Ivan Lendl au cours de toute sa carrière !
On a donc un sport devenu très attractif pour qui voudrait faire fortune et, sans noircir abusivement le tableau, on peut dire que certains pères sont partis en quête d'un eldorado en construisant une carrière à leurs filles, sans trop se demander ce qu'elles pouvaient en penser, et en leur imposant une discipline de fer.
Au cours du roman, on croise plusieurs de ces championnes, dont les pères ont joué un rôle plus ou moins importants dans leur avènement sportif, mais aussi dans certains déboires ou certaines désillusions (des mésaventures et parfois des drames qui défrayèrent la chronique, et pas toujours dans les colonnes sportives).
Le portrait d'Elian est sans concession, avec de très bons côtés et d'autres franchement agaçants. Sans être un tyran ou une brute, c'est un homme déterminé à ce que sa fille réussisse et perce, quoi qu'il en coûte. Le plus irritant, c'est son impression que rien ne va jamais assez vite, qu'il sait mieux que tout le monde ce qu'il faut faire et ce qui est bon pour Luka.
En cela, Elian incarne effectivement une tendance marquée chez ces pères, qui n'ont jamais fréquenté le monde du tennis auparavant et vont s'improviser entraîneur, agent, soigneur, expert comptable, attaché de presse, etc. Tout contrôler, tout, et peut-être surtout le destin d'une enfant qui entre dans l'adolescence dans un contexte très particulier.
Cela ne rend pas cet homme très sympathique, bien au contraire, même s'il reste un père aimant et attentionné. On ne plaisante pas avec ce qui peut rapporter gros, il faut rechercher en permanence l'excellence et monter, sans cesse monter au classement mondial, avoir des résultats meilleur à chaque fois, la moindre période de stagnation est un drame, il faut gagner, tout, et tout de suite !
Et pour cela, les méthodes d'Elian sont elles aussi musclées. Je pense à sa préparation mentale, pour reprendre une expression à la mode (conditionnement fonctionne aussi), qu'il impose à Luka : attribuer à chaque joueuse un nom d'animal... Une méthode qui dérive jusqu'au racisme et à d'autres formes de dénigrements de l'adversaire. Cela met fort mal à l'aise...
Parlons de Luka, maintenant, qui est paradoxalement un personnage très en retrait, alors qu'elle occupe le centre de cette histoire. On est loin d'une star bling-bling, capricieuse, insupportable, faisant la une des tabloïds autant que des médias sportifs, multipliant les frasques partout où elle passe, exubérante sur et en dehors des courts...
Non, c'est même tout le contraire : Luka ne paye pas de mine physiquement et c'est par cette technique parfaite, particulièrement ce revers à une main d'école, qu'elle brille. Elle est étonnamment discrète, on l'imagine taiseuse, timide, introvertie et il semble qu'elle n'ait guère changé en vingt ans, lorsqu'on la retrouve aux côtés de Bandini.
En témoigne son isolement, apparemment volontaire, qui fait écho à sa disparition complète depuis la fin de sa carrière. Comme si elle n'avait jamais aspiré à autre chose qu'à cette vie anonyme, loin des projecteurs et des caméras, loin de toute pression de la part de la société. En fait, Luka paraît être le contraire absolu d'une star du sport.
Cette solitude, on la ressent très vite : peu d'amis ou d'amies de son âge, voire pas du tout, peu d'amis tout court, à l'exception de Dennis, mais qui est lui aussi un tennisman professionnel, plus âgé de quelques années. Un professionnel de bon niveau, plus brillant en double qu'en simple, mais qui ne sera jamais une star et qui le sait pertinemment.
En suivant Luka tout au long du roman de Manuel Soriano, j'ai ressenti cette solitude, à une période de la vie où l'on a sans doute le plus besoin d'être entouré. C'est l'un des aspects les plus douloureux de cette histoire, car à qui se confier ? A qui faire part de ses problèmes, de ses douleurs, de ses joies, de ses envies, de ses états d'âme, quand on a autour de soi que son père, peu enclin à les écouter ?
Je l'ai dit, le pivot, c'est cet Open d'Australie qui va voir la jeune Argentine atteindre pour la première fois la finale d'un tournoi majeur. Or, je ne vous ai pas tout révélé du contexte de cette performance, je suis cachottier, mais l'on comprend vite que ce tournoi fut exceptionnel à plus d'un titre. Qu'il marque véritablement le début d'une nouvelle ère.
On voit Luka se comporter différemment, sur le court, en plein match, mais aussi lorsqu'elle ne joue pas. On sent cette volonté de s'émanciper des règles instaurées par son père, mais aussi de cette tutelle si pesante. On voit l'adolescente percer sous la championne et sa volonté de vivre, enfin, de vivre sans entrave, de profiter, de faire selon ses envies...
La rupture se fait en douceur, on voit que le lien avec le père demeure, mais qu'il s'effiloche. On comprend qu'il ne se rompra jamais vraiment, mais que, désormais, c'est Patricia qui prendra en main les rênes de son existence. Au point de se demander si les douleurs lombaires, qui ne sont pas feintes, n'ont tout de même pas été une explication diplomatique pour justifier son retrait des courts.
Mais, le signe le plus frappant, c'est sa manière d'appréhender le jeu en cours de match, de changer des choses apparemment infimes, et pourtant fondamentales, comme ce fameux revers qui fait sa réputation. C'est bref, fugace, mais bien réel, et c'est comme une libération, une manière de vaincre et la douleur et l'emprise du père.
C'est une rupture à l'image du caractère de cette jeune femme, sans éclat inutile, sans brusquer, mais avec une réelle autorité, qu'elle a toujours su manifester depuis l'enfance, avec parcimonie, mais à des moments clés de son existence. Elle n'a jamais crié ou bruyamment ahané sur le court, cette rupture va se faire elle aussi en toute discrétion pour enfin, vivre...
On pourrait d'ailleurs se demander si cette émancipation est réussie... Je dois dire que je suis sorti de cette lecture avec pas mal d'interrogations, à commencer par le choix de Luka de vivre aussi isolée. Je ne l'aurais imaginée construisant une vie discrète mais pas aussi solitaire. Avec la présence du père à ses côtés, toutefois. Encore et toujours...
Et je n'ai pu m'empêcher d'avoir un peu de peine pour elle. Oh, bien sûr, on se dit que cette vie de sportive de très haut niveau peut faire rêver, mais face à cela, il faut placer cette enfance perdue, cette adolescence oubliée, cette vie construite sur de drôles de bases, tout ce temps passé qui ne se rattrape guère, tout ce temps perdu qui ne se rattrape plus, pour citer Barbara.
Père et fille. Fille et père. Tandem indissociable, quoi qu'il se passe, dans ce roman. Une relation particulière, avec un père qui veut faire de sa fille une star et une fille qui ne veut qu'une chose : faire plaisir à son père. On les suit finalement plus dans leur vie extra-sportive, avec une relation très étroite, exclusive... Et franchement bizarre, quelquefois.
Ainsi, va-t-on voir le père prendre conscience que sa fille grandit, qu'elle entre dans un nouvel âge et mettre un terme à certaines habitudes qu'il vaut mieux oublier une fois l'enfant devenu adolescente. Une gestion délicate, pour un homme seul et pour une jeune fille sans repère maternel. Ou quand la fusion peut vite devenir ambiguë...
Un mot plus général : il y a chez Manuel Soriano une volonté de donner à son histoire des côtés assez crades, je ne vois pas d'autres mots. On se surprend plusieurs fois à faire une grimace de dégoût, parce que l'auteur ne rechigne pas à faire... jouer ses personnages avec divers fluides. Là encore, il y aurait sans doute à creuser pour comprendre ce lien particulier au sang et au pus...
On va finir avec ce titre français, très différent, je le disais, du titre de la version original. "Que sait-on de Patricia Lukastic ?", voilà le titre de l'édition argentine. Chez Actes Sud, on a opté sur le geste technique phare qui a fait la renommée de la jeune championne, ce revers à une main (geste qui, depuis, s'est fait bien plus rare) si beau, si fluide... Juste parfait.
Mais, le mot revers ne s'applique pas seulement à un geste tennistique, il a de nombreux autres sens, dont celui d'échec... Je serais curieux de savoir si les éditeurs de la maison arlésienne ont choisi ce titre pour cela, pour souligner que la vie et l'oeuvre des Lukastic, père et fille, est d'une certaine manière, une succession d'échecs ?
Oh, tout est relatif, bien peu de joueurs et de joueuses auront l'occasion, au cours de leur carrière, de disputer une finale de Grand Chelem. En cela, Luka a marqué son époque. Mais, elle a ensuite disparu, alors que cette expérience aurait pu être le premier pas vers une carrière à succès. Digne héritière en cela, d'un père qui a accumulé les désillusions et les projets avortés...
Seule Luka pourrait finalement nous éclairer à ce sujet : est-elle plus heureuse désormais dans son coin perdu d'Uruguay que lorsqu'elle entrait sur les plus grands courts de tennis aux quatre coins du monde ? A-t-elle trouvé le mode de vie qui lui corresponde, dans lequel elle s'épanouit, aux antipodes du sport de haut niveau et de ses exigences ?
Manuel Soriano évoque une période particulière de l'histoire récente du tennis, et du tennis féminin en particulier. Une espèce d'âge d'or, avec des championnes exceptionnelles, mais aussi des dérives inquiétantes, tant dans l'entourage des jeunes championnes que dans la pression qui entourait le circuit (l'agression dont fut victime Monica Seles en plein match occupe d'ailleurs une place importante dans le roman).
Depuis, on l'a vu plus haut, l'argent et la professionnalisation à outrance dominent le tennis. Au risque de l'aseptiser, de l'affadir. La technique, en particulier dans le tennis féminin, s'est stéréotypée, appauvrie, même, avant, semble-t-il, d'entamer un nouveau cycle plus prometteur. Après la génération de Luka, d'autres championnes ont émergé, en particulier les soeurs Williams (brièvement évoquées par Soriano), elles aussi poussées par leur père.
Il y a eu quelques scandales, Mary Pierce ou Aravane Rezaï, côté français, ont eu des gros problèmes avec leur père, Jelena Dokic, immense espoir du tennis mondial, a connu une carrière fulgurante avant de s'effondrer, et en tient responsable son père qu'elle a violemment attaqué dans une autobiographie récente...
Des règlements empêchent désormais l'éclosion trop rapide des jeunes championnes, on ne les lâche plus sur le circuit professionnel à 14 ou 15 ans, ou alors sous certaines conditions très particulières. On constate, et cela vaut pour les hommes comme pour les femmes, qu'une brillante carrière dans les catégories de jeunes n'assure aucunement le succès chez les seniors, et vice-versa.
Voilà aussi ce qui est au coeur du roman de Manuel Soriano : qu'est-ce qui fait un champion ou une championne ? Un mystère, une équation à tellement d'inconnues qu'on ne peut la maîtriser parfaitement. La technique, le physique, le mental, l'entourage, la chance, aussi, un peu, la régularité, l'abnégation, la force, l'endurance, le caractère... Il y a tant et tant de critères à remplir...
Il est évident que Luka ne remplissait pas toutes ces conditions, mais son père aurait-il écouté si elle le lui avait dit ? Oui, la vie de sportif de haut niveau a ses avantages, mais elle est aussi d'une grande violence et d'une grande dureté. On traumatise son corps, parfois son esprit, on vit en marge, dans un monde différent de celui du commun des mortels et quand tout s'arrête, le choc est rude, souvent...
Au moment de terminer ce billet, un souvenir cinématographique me revient. Il y a quelques années est sorti un long métrage intitulé "Terre battue", inspiré librement d'un fait divers qui avait marqué les esprits : un jeune tennisman avait été empoisonné par le père de son adversaire... On retrouve des thématiques proches du roman de Manuel Soriano.
Dans le film, c'est le jeune tennisman qui décide, pour rendre ses parents fiers de lui, de droguer le joueur contre lequel il doit jouer. On suit la vie de ce gamin, joueur de bon niveau, mais que rien ne destine à être un champion un jour. Mais, le tennis est une échappatoire pour lui, dont la vie familiale est difficile.
J'évoque ce film parce qu'un élément m'avait frappé en le regardant : on y voyait l'enfant travailler, s'entraîner, jouer, et rebelote... Il était à un âge où l'on devrait s'amuser, quoi qu'on fasse, mais cela ne semblait pas évident pour lui. A tel point qu'on n'entend qu'une seule fois dans le film un mot qui devrait être une règle, le mot "plaisir". Et c'est le dernier mot prononcé...
En lisant "la Perfection du revers", c'est cette conclusion paradoxale qui m'est venue en tête : ce mot plaisir qui apparaît de façon presque incongrue, alors que le drame s'est noué... Il y a aussi un peu de cela dans l'histoire de Patricia Lukastic, lorsqu'on fait d'un jeu un travail, d'un loisir une contrainte, d'un plaisir une obligation de résultat...