Terminons notre petite tournée asiatique par le Vietnam, avec un court roman fort en émotions et porté par des personnages de femmes au destin bouleversé. Un roman qui nous renvoie à des situations très contemporaines, puisqu'il nous rappelle le drame connu par celles et ceux qu'on appelait alors "les boat people" (j'ai grandi en entendant souvent cette expression), ces migrants obligés de prendre la mer pour fuir des pays en guerre ou dominés par des tyrans meurtriers. "Vi", de Kim Thuy (disponible en poche dans la collection Piccolo des éditions Liana Levi), retrace cet exil, vécu alors que ce personnage n'était encore qu'une enfant, mais il se concentre surtout sur cette nouvelle existence dans un pays tellement différent de celui où elle est née : le Canada. Avec, au coeur de ce récit aux accents autobiographiques, la relation pleine de pudeur et de non-dits entre une mère et sa fille...
Le grand-père de Vi, Lê Van An, a fait ses études à l'époque de la colonisation française, lorsqu'on appelait encore son pays Indochine. Diplômé, ayant choisi pour prénom Antoine, tout en conservant son patronyme d'origine, il est devenu juge et propriétaire terrien. Un notable et un homme riche, porteur, par la force des choses, d'une double culture.
Et puis, la volonté des peuples à disposer d'eux-mêmes, à se défaire de la tutelle colonisatrice est arrivée, et avec elle, des guerres. Mais aussi de nouveaux régimes indépendants fondés sur des idéologies fortes, dictatoriales, qui remirent tout en cause. Le patrimoine d'Antoine Lê Van An, transmis à son fils, est alors dépecé et la richesse et la notabilité de la famille en font une cible.
Vi naît dans ce contexte tumultueux, dangereux. Son pays natal, le Vietnam, est désormais coupé en deux, le 17e parallèle faisant office de frontière. La fillette est la dernière de sa fratrie, composée jusque-là uniquement de garçons. Des jeunes hommes dont le destin, à court ou moyen terme, est de rejoindre les troupes massées aux frontières du pays, avec bien peu d'espoir de survivre.
L'étau politique devient si fort, si menaçant, que la mère de Vi décide un jour de quitter le Vietnam avec ses enfants, mais sans leur père. Beaucoup de Vietnamiens suivent déjà cette voie et, comme il est quasiment impossible de fuir par la terre, il faut s'en remettre à la mer. Et aux passeurs, pas toujours bien intentionnés, qui font leur beurre en rackettant les candidats à l'exil.
Passeurs, mais aussi tempêtes, pirates, les dangers potentiels sont nombreux sur la route censée mener vers la liberté. Pour la famille de Vi, sa mère, ses trois frères et elle-même, elle va d'abord passer par Ca Mau, tout au sud du Vietnam, où l'on peut s'embarquer vers de nouveaux cieux. La chance, si l'on peut dire, les accompagne : une traversée paisible jusqu'en Malaisie et un séjour relativement court dans un camp de réfugiés.
Car une opportunité s'est présentée et la mère de Vi a su la saisir. Cette opportunité, c'est d'être pris en charge par des organisations canadiennes, grâce auxquelles la famille pourra s'installer dans ce pays lointain. Un pays dont la famille n'a qu'une image digne de cartes postales, celle d'un hiver permanent, au point de ne s'équiper que de vêtements chauds avant de franchir le pas...
Montréal sera le lieu de leur nouvelle vie. Et même de la vie tout court de Vi, si jeune, encore. D'un côté, cette culture originelle, traditionnelle, à laquelle sa mère tient énormément, et alimentée par une communauté importante installée au Québec ; de l'autre, la culture occidentale, si différente, et dans laquelle va baigner la jeune femme en devenir.
"Vi" est un court roman, 140 pages à peine dans cette édition de poche, composée de courts chapitres, comme un album de souvenirs, ou mieux encore, comme ces albums photos que l'on feuillette quelquefois et dont chaque cliché fait remonter des histoires, des anecdotes, des émotions... Du Vietnam au Canada, Vi retrace son parcours, sa jeunesse, son entrée dans l'âge adulte.
De ses racines, elle n'ignore rien. De sa double culture, elle connaît tout, même si elle va certainement être celle qui, dans la fratrie, va se détacher le plus de sa culture natale. Au point, lorsqu'elle bouclera la boucle, en revenant en Asie et en particulier au Vietnam, des années après son départ, alors que le pays est apaisé, de s'y sentir véritablement comme une étrangère.
C'est ce qu'il y a de très troublant, d'ailleurs, dans le parcours de Vi. On mesure la difficulté que représente l'exil pour qui que ce soit, mais peut-être encore plus pour un enfant. Car la jeune fille va se retrouver vraiment entre la culture familiale, soigneusement entretenue par la mère, et la culture ambiante, celle dans laquelle elle va grandir, apprendre, découvrir.
A ce stade du billet, il nous faut parler de Vi, car même si c'est elle qui raconte son histoire, même si c'est elle la narratrice du roman, le lecteur fait connaissance avec un personnage extrêmement timide, discrète, effacée. Invisible, même. Ces mots pour qualifier Vi ne sont pas les miens, mais les siens, ceux qu'elle emploie pour parler d'elle, ceux que les autres emploient pour la définir.
Invisible... Le mot est fort, rude, presque violent. Cette timidité, et nombreux seront sans doute celles et ceux qui se reconnaîtront dans le constat, ne facilite pas l'envol et l'épanouissement. Le récit de Vi est aussi celui de ses doutes, de ses hésitations, de ses erreurs, de ses échecs (en particulier sentimentaux). Vi tâtonne, avance sans certitude, apprend, grandit, mais reste toujours en retrait...
A ses côtés, Hà, retrouvée après la séparation à Ca Mau, où cette amie à perdu de vue, dans la cohue, la mère de Vi et ses enfants. Au contraire de la narratrice, Hà a connu bien des malheurs dans la première partie de son exil, un parcours bien moins évident, ce qui l'a sans doute endurcie. Mais, elle a aussi su s'affirmer et c'est une jeune femme sûre d'elle et volant de ses propres ailes.
Hà va prendre Vi sous son aile, jouant le rôle de la grande soeur que la narratrice n'a jamais eu. Se substituant petit à petit à la mère de Vi, cherchant à élargir ses horizons, à lui donner plus confiance en elle, l'aidant à s'émanciper de ce creuset familial un peu étouffant. Vi se retrouve alors avec deux modèles féminins diamétralement opposés : sa mère et Hà.
Une mère qui apparaît au lecteur sous un jour peu reluisant. Dans les premiers chapitres, puisque Vi y évoque son ascendance, on découvre la rencontre de ses parents, les conditions de leur union et leur vie commune... Et c'est une femme soumise à son époux que l'on découvre, à son service, anticipant ses moindres désirs, tenant la maison et s'occupant de l'éducation des enfants quand le père, lui, batifole.
Une femme qui a endossé ce rôle et tout le poids de la tradition qu'il véhicule, dans une société où l'homme domine et impose. Une femme qui, une fois le Vietnam derrière elle, continue de sacrifier à ces traditions avec conviction. Et qui dit traditions, culture, dit aussi transmission. Une transmission qui pourrait en priorité passer par Vi, la seule fille de la fratrie...
C'est elle qui a enseigné et cultivé cette idée d'invisibilité chez sa fille. Cette discrétion, cette volonté de rester en retrait qu'elle pratique depuis si longtemps, qui lui a valu d'endurer souffrances et humiliations (le père de Vi était volage et les a abandonnés), contre laquelle elle ne s'est finalement jamais révoltée et qui a étouffé totalement sa personnalité.
Le sentiment de l'enfant, c'est que sa mère a ses chouchous, et que ces chouchous, ce sont les garçons. En revanche, elle a l'impression que sa mère fait tout pour lui imposer de reprendre le témoin, de devenir à son tour la femme soumise qu'elle a elle-même été toute sa vie. Or, aussi timide qu'elle soit, ce n'est pas ce que désire Vi, qui, peu à peu, s'offre une marge de manoeuvre.
Des écarts qui semblent terriblement décevoir la mère, en tout cas, c'est ainsi que Vi perçoit les réactions de sa mère. Comme si cette dernière se sentait trahie. Personnellement, mais aussi culturellement : Vi a choisi d'abandonner sa culture pour une autre, celle de son pays d'accueil, et cela semble insupportable.
Les relations entre Vi et sa mère vont donc paraître très tendues, en particulier lorsque Vi va quitter l'adolescence pour entrer dans l'âge adulte. Et Vi paraît écartelée entre ses envies d'émancipation et l'amour et le respect qu'elle voue à cette mère, pourtant bien peu commode et bien mal disposée à son égard. La timide, l'invisible culpabilise...
Cette relation difficile entre la mère et la fille est véritablement au coeur de ce roman, et plus particulièrement son évolution. Il y a d'ailleurs là pas mal de surprises qui vont attendre le lecteur et l'on mesure encore une fois (j'insiste souvent là-dessus, mais ce n'est pas anodin) l'importance du choix de confier la narration à un personnage et non à une entité neutre, omnisciente.
Ce que l'on voit, on le voit par les yeux de Vi, ce que l'on ressent, c'est ce qu'elle ressent. Et les sentiments qu'elle nourrit vis à vis de sa mère sont ceux qui nous sont transmis. Or, qui sait si ce regard n'est pas un peu faussé ? Si cette mère est aussi sévère et intransigeante qu'il n'y paraît ? N'en disons pas plus, à vous de découvrir les méandres de cette relation.
Ah si, avant de clore cet aspect-là, il faut évoquer l'importance de la culture vietnamienne dans cette relation. J'ai évoqué la pudeur des personnages dans le préambule, le mot n'est peut-être pas le bon. A travers le récit de Vi, Kim Thuy évoque ces traditions, ces us et coutumes qui font que les Vietnamiennes et les Vietnamiens sont peu enclins à montrer leurs sentiments.
Même au sein de la cellule familiale, on ne partage guère ses sentiments, positifs ou négatifs. Ainsi, Vi n'aborde-t-elle pas frontalement avec sa mère ces impressions douloureuses et ce qui devient quasiment un complexe d'infériorité chez elle. Un manque de communication à l'origine de non-dits et de malentendus qui ne seront dissipés qu'après un long moment.
J'ai parlé culture, coutumes, traditions, j'ai oublié un mot fondamental, dont on ne prend pas immédiatement conscience, c'est le mot éducation... "Vi" est un roman d'apprentissage, la période concernée est celle où tout se forme et se met en place chez l'être humain. Avec le besoin d'avoir des repères et des modèles auxquels se confronter.
Lorsqu'on entame la lecture de "Vi", on comprend bien que la famille tiendra une place importante dans le livre. La famille, et la filiation, sont des thèmes centraux, avec tout ce que cela comprend de transmission. Mais sans doute ne s'attend-on pas tout à fait au tour que prend cette relation entre une mère et sa fille, en situation d'exil.
De même, il ne faut pas s'attendre à un roman racontant l'éprouvant et périlleux voyage des "boat people", c'est une étape de ce récit, mais ce n'en est pas la clé de voûte. La fuite va mener, tant bien que mal, vers cette nouvelle vie, dans un contexte très différent de l'existence d'origine et c'est cette adaptation à une vie dans un monde autre que celui où plongent ses racines, qui est vraiment le point central.
Ce récit, jalonné de souvenirs, de sensations, d'impressions, de doutes, de bonheurs, aussi, mais souvent éphémères, est porté par des émotions tout en nuances, mais très puissantes. Pardon pour ce cliché, mais "Vi" est le récit de la métamorphose d'une chenille, fragile, un peu perdue et minuscule (encore un mot important) en un papillon, qui a pris conscience de ce qu'elle est, sans pour autant se défaire totalement de sa timidité.
"Vi" est un roman qui nous fait voyager d'un continent à l'autre, de l'Asie vers l'Amérique, et pas uniquement le Canada, mais aussi l'Europe, une espèce de tour du monde en pointillés, au fil du temps, presque en solitaire, pour reprendre un terme de voile, avec un retour aux sources tout à fait troublant...
Comme souvent, je n'ai pas pris les choses dans l'ordre... "Vi" est le dernier (en date ?) roman d'un cycle dans lequel Kim Thuy évoque son parcours personnel, le déracinement et l'exil, la double culture et l'apprentissage, après "Ru" et "Mân", eux aussi disponible en poche dans la même collection Piccolo des éditions Liana Levi.
Chacun de ces romans a son identité particulière, son angle spécifique pour aborder ces sujets au combien sensibles, il sera donc intéressant de poursuivre le voyage aux côtés de Kim Thuy, de découvrir les nouveaux aspects de cette vie mouvementée. Et, à travers lui, avoir une pensée pour tous les réfugiés à travers le monde, contraints de fuir leur terre natale...
Le grand-père de Vi, Lê Van An, a fait ses études à l'époque de la colonisation française, lorsqu'on appelait encore son pays Indochine. Diplômé, ayant choisi pour prénom Antoine, tout en conservant son patronyme d'origine, il est devenu juge et propriétaire terrien. Un notable et un homme riche, porteur, par la force des choses, d'une double culture.
Et puis, la volonté des peuples à disposer d'eux-mêmes, à se défaire de la tutelle colonisatrice est arrivée, et avec elle, des guerres. Mais aussi de nouveaux régimes indépendants fondés sur des idéologies fortes, dictatoriales, qui remirent tout en cause. Le patrimoine d'Antoine Lê Van An, transmis à son fils, est alors dépecé et la richesse et la notabilité de la famille en font une cible.
Vi naît dans ce contexte tumultueux, dangereux. Son pays natal, le Vietnam, est désormais coupé en deux, le 17e parallèle faisant office de frontière. La fillette est la dernière de sa fratrie, composée jusque-là uniquement de garçons. Des jeunes hommes dont le destin, à court ou moyen terme, est de rejoindre les troupes massées aux frontières du pays, avec bien peu d'espoir de survivre.
L'étau politique devient si fort, si menaçant, que la mère de Vi décide un jour de quitter le Vietnam avec ses enfants, mais sans leur père. Beaucoup de Vietnamiens suivent déjà cette voie et, comme il est quasiment impossible de fuir par la terre, il faut s'en remettre à la mer. Et aux passeurs, pas toujours bien intentionnés, qui font leur beurre en rackettant les candidats à l'exil.
Passeurs, mais aussi tempêtes, pirates, les dangers potentiels sont nombreux sur la route censée mener vers la liberté. Pour la famille de Vi, sa mère, ses trois frères et elle-même, elle va d'abord passer par Ca Mau, tout au sud du Vietnam, où l'on peut s'embarquer vers de nouveaux cieux. La chance, si l'on peut dire, les accompagne : une traversée paisible jusqu'en Malaisie et un séjour relativement court dans un camp de réfugiés.
Car une opportunité s'est présentée et la mère de Vi a su la saisir. Cette opportunité, c'est d'être pris en charge par des organisations canadiennes, grâce auxquelles la famille pourra s'installer dans ce pays lointain. Un pays dont la famille n'a qu'une image digne de cartes postales, celle d'un hiver permanent, au point de ne s'équiper que de vêtements chauds avant de franchir le pas...
Montréal sera le lieu de leur nouvelle vie. Et même de la vie tout court de Vi, si jeune, encore. D'un côté, cette culture originelle, traditionnelle, à laquelle sa mère tient énormément, et alimentée par une communauté importante installée au Québec ; de l'autre, la culture occidentale, si différente, et dans laquelle va baigner la jeune femme en devenir.
"Vi" est un court roman, 140 pages à peine dans cette édition de poche, composée de courts chapitres, comme un album de souvenirs, ou mieux encore, comme ces albums photos que l'on feuillette quelquefois et dont chaque cliché fait remonter des histoires, des anecdotes, des émotions... Du Vietnam au Canada, Vi retrace son parcours, sa jeunesse, son entrée dans l'âge adulte.
De ses racines, elle n'ignore rien. De sa double culture, elle connaît tout, même si elle va certainement être celle qui, dans la fratrie, va se détacher le plus de sa culture natale. Au point, lorsqu'elle bouclera la boucle, en revenant en Asie et en particulier au Vietnam, des années après son départ, alors que le pays est apaisé, de s'y sentir véritablement comme une étrangère.
C'est ce qu'il y a de très troublant, d'ailleurs, dans le parcours de Vi. On mesure la difficulté que représente l'exil pour qui que ce soit, mais peut-être encore plus pour un enfant. Car la jeune fille va se retrouver vraiment entre la culture familiale, soigneusement entretenue par la mère, et la culture ambiante, celle dans laquelle elle va grandir, apprendre, découvrir.
A ce stade du billet, il nous faut parler de Vi, car même si c'est elle qui raconte son histoire, même si c'est elle la narratrice du roman, le lecteur fait connaissance avec un personnage extrêmement timide, discrète, effacée. Invisible, même. Ces mots pour qualifier Vi ne sont pas les miens, mais les siens, ceux qu'elle emploie pour parler d'elle, ceux que les autres emploient pour la définir.
Invisible... Le mot est fort, rude, presque violent. Cette timidité, et nombreux seront sans doute celles et ceux qui se reconnaîtront dans le constat, ne facilite pas l'envol et l'épanouissement. Le récit de Vi est aussi celui de ses doutes, de ses hésitations, de ses erreurs, de ses échecs (en particulier sentimentaux). Vi tâtonne, avance sans certitude, apprend, grandit, mais reste toujours en retrait...
A ses côtés, Hà, retrouvée après la séparation à Ca Mau, où cette amie à perdu de vue, dans la cohue, la mère de Vi et ses enfants. Au contraire de la narratrice, Hà a connu bien des malheurs dans la première partie de son exil, un parcours bien moins évident, ce qui l'a sans doute endurcie. Mais, elle a aussi su s'affirmer et c'est une jeune femme sûre d'elle et volant de ses propres ailes.
Hà va prendre Vi sous son aile, jouant le rôle de la grande soeur que la narratrice n'a jamais eu. Se substituant petit à petit à la mère de Vi, cherchant à élargir ses horizons, à lui donner plus confiance en elle, l'aidant à s'émanciper de ce creuset familial un peu étouffant. Vi se retrouve alors avec deux modèles féminins diamétralement opposés : sa mère et Hà.
Une mère qui apparaît au lecteur sous un jour peu reluisant. Dans les premiers chapitres, puisque Vi y évoque son ascendance, on découvre la rencontre de ses parents, les conditions de leur union et leur vie commune... Et c'est une femme soumise à son époux que l'on découvre, à son service, anticipant ses moindres désirs, tenant la maison et s'occupant de l'éducation des enfants quand le père, lui, batifole.
Une femme qui a endossé ce rôle et tout le poids de la tradition qu'il véhicule, dans une société où l'homme domine et impose. Une femme qui, une fois le Vietnam derrière elle, continue de sacrifier à ces traditions avec conviction. Et qui dit traditions, culture, dit aussi transmission. Une transmission qui pourrait en priorité passer par Vi, la seule fille de la fratrie...
C'est elle qui a enseigné et cultivé cette idée d'invisibilité chez sa fille. Cette discrétion, cette volonté de rester en retrait qu'elle pratique depuis si longtemps, qui lui a valu d'endurer souffrances et humiliations (le père de Vi était volage et les a abandonnés), contre laquelle elle ne s'est finalement jamais révoltée et qui a étouffé totalement sa personnalité.
Le sentiment de l'enfant, c'est que sa mère a ses chouchous, et que ces chouchous, ce sont les garçons. En revanche, elle a l'impression que sa mère fait tout pour lui imposer de reprendre le témoin, de devenir à son tour la femme soumise qu'elle a elle-même été toute sa vie. Or, aussi timide qu'elle soit, ce n'est pas ce que désire Vi, qui, peu à peu, s'offre une marge de manoeuvre.
Des écarts qui semblent terriblement décevoir la mère, en tout cas, c'est ainsi que Vi perçoit les réactions de sa mère. Comme si cette dernière se sentait trahie. Personnellement, mais aussi culturellement : Vi a choisi d'abandonner sa culture pour une autre, celle de son pays d'accueil, et cela semble insupportable.
Les relations entre Vi et sa mère vont donc paraître très tendues, en particulier lorsque Vi va quitter l'adolescence pour entrer dans l'âge adulte. Et Vi paraît écartelée entre ses envies d'émancipation et l'amour et le respect qu'elle voue à cette mère, pourtant bien peu commode et bien mal disposée à son égard. La timide, l'invisible culpabilise...
Cette relation difficile entre la mère et la fille est véritablement au coeur de ce roman, et plus particulièrement son évolution. Il y a d'ailleurs là pas mal de surprises qui vont attendre le lecteur et l'on mesure encore une fois (j'insiste souvent là-dessus, mais ce n'est pas anodin) l'importance du choix de confier la narration à un personnage et non à une entité neutre, omnisciente.
Ce que l'on voit, on le voit par les yeux de Vi, ce que l'on ressent, c'est ce qu'elle ressent. Et les sentiments qu'elle nourrit vis à vis de sa mère sont ceux qui nous sont transmis. Or, qui sait si ce regard n'est pas un peu faussé ? Si cette mère est aussi sévère et intransigeante qu'il n'y paraît ? N'en disons pas plus, à vous de découvrir les méandres de cette relation.
Ah si, avant de clore cet aspect-là, il faut évoquer l'importance de la culture vietnamienne dans cette relation. J'ai évoqué la pudeur des personnages dans le préambule, le mot n'est peut-être pas le bon. A travers le récit de Vi, Kim Thuy évoque ces traditions, ces us et coutumes qui font que les Vietnamiennes et les Vietnamiens sont peu enclins à montrer leurs sentiments.
Même au sein de la cellule familiale, on ne partage guère ses sentiments, positifs ou négatifs. Ainsi, Vi n'aborde-t-elle pas frontalement avec sa mère ces impressions douloureuses et ce qui devient quasiment un complexe d'infériorité chez elle. Un manque de communication à l'origine de non-dits et de malentendus qui ne seront dissipés qu'après un long moment.
J'ai parlé culture, coutumes, traditions, j'ai oublié un mot fondamental, dont on ne prend pas immédiatement conscience, c'est le mot éducation... "Vi" est un roman d'apprentissage, la période concernée est celle où tout se forme et se met en place chez l'être humain. Avec le besoin d'avoir des repères et des modèles auxquels se confronter.
Lorsqu'on entame la lecture de "Vi", on comprend bien que la famille tiendra une place importante dans le livre. La famille, et la filiation, sont des thèmes centraux, avec tout ce que cela comprend de transmission. Mais sans doute ne s'attend-on pas tout à fait au tour que prend cette relation entre une mère et sa fille, en situation d'exil.
De même, il ne faut pas s'attendre à un roman racontant l'éprouvant et périlleux voyage des "boat people", c'est une étape de ce récit, mais ce n'en est pas la clé de voûte. La fuite va mener, tant bien que mal, vers cette nouvelle vie, dans un contexte très différent de l'existence d'origine et c'est cette adaptation à une vie dans un monde autre que celui où plongent ses racines, qui est vraiment le point central.
Ce récit, jalonné de souvenirs, de sensations, d'impressions, de doutes, de bonheurs, aussi, mais souvent éphémères, est porté par des émotions tout en nuances, mais très puissantes. Pardon pour ce cliché, mais "Vi" est le récit de la métamorphose d'une chenille, fragile, un peu perdue et minuscule (encore un mot important) en un papillon, qui a pris conscience de ce qu'elle est, sans pour autant se défaire totalement de sa timidité.
"Vi" est un roman qui nous fait voyager d'un continent à l'autre, de l'Asie vers l'Amérique, et pas uniquement le Canada, mais aussi l'Europe, une espèce de tour du monde en pointillés, au fil du temps, presque en solitaire, pour reprendre un terme de voile, avec un retour aux sources tout à fait troublant...
Comme souvent, je n'ai pas pris les choses dans l'ordre... "Vi" est le dernier (en date ?) roman d'un cycle dans lequel Kim Thuy évoque son parcours personnel, le déracinement et l'exil, la double culture et l'apprentissage, après "Ru" et "Mân", eux aussi disponible en poche dans la même collection Piccolo des éditions Liana Levi.
Chacun de ces romans a son identité particulière, son angle spécifique pour aborder ces sujets au combien sensibles, il sera donc intéressant de poursuivre le voyage aux côtés de Kim Thuy, de découvrir les nouveaux aspects de cette vie mouvementée. Et, à travers lui, avoir une pensée pour tous les réfugiés à travers le monde, contraints de fuir leur terre natale...