"Je me suis toujours demandé pourquoi mon père a voulu me donner un nom de caillou".

Cela peut sembler étrange, mais la natation inspire pas mal les romanciers. Après Christos Tsiolkas et son "Barracuda" ou Vincent Duluc et ses souvenirs adolescents dans "Kornelia", voici encore un livre qui nous emmène à la piscine. Mais pas pour y briguer des médailles ou des titres, simplement pour nager. L'activité loisir est au coeur du second roman d'Elodie Llorca, remarquée et primée, elle, pour "La Correction". Une piscine est en tout cas le cadre choisi par la jeune romancière pour y installer son récit, une espèce de huis clos dont le moteur est la quête d'un père et, à travers lui, d'une identité. "Grand bassin", paru au printemps aux éditions Rivages, se partage entre les grands espaces scandinaves et une piscine parisienne fréquentée par un public très varié. Et nous propose de rencontrer un jeune homme que l'incertitude sur l'identité de son père, sur ses origines exactes, entrave et tourneboule...
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Per est né en Suède, dans le Norrland, la grande région septentrionale du pays. Il a grandi aux côtés de sa mère, au milieu de ces grands espaces, de cette nature sauvage et belle. Son père ? Il l'a connu lorsqu'il était un tout jeune enfant, mais ce dernier a ensuite disparu de sa vie. Est-il parti ou bien est-il mort ? Per l'ignore et sa mère n'a jamais répondu à ses questions.
Ces interrogations sur ce père ont terriblement travaillé le jeune garçon, dès l'enfance puis pendant toute son adolescence. Au point de même se demander si l'homme qu'il prenait pour son père n'était pas simplement le compagnon de sa mère et que son père biologique était un autre homme qu'il n'avait jamais rencontré...
Miné par cette absence et par ces doutes, Per a bien du mal à trouver sa voie. Incapable de construire sa vie d'adulte dans ce contexte, il décide alors de partir, et de partir loin : en France. Depuis quelques années, il vit à Paris, logé chez un ami de sa mère, Ivar, qui exerce le métier de maître-nageur dans une piscine.
Pour aider le jeune garçon, Ivar l'a présenté à son employeur comme son neveu et lui a permis d'obtenir un boulot d'homme à tout faire dans cette piscine. Entre les deux hommes, une relation particulière se noue, Per voyant sans doute en Ivar une figure paternelle capable de lui apporter certains repères qui lui ont toujours manqué.
Lorsque s'ouvre le roman, pourtant, la nouvelle vie de Per s'effondre : il vient de découvrir Ivar sans vie dans son appartement, situé au-dessus de la piscine. Encore une fois, le voilà seul, désemparé. Une sentiment qui va s'accroître encore quand Per, en faisant du rangement dans les affaires de son "oncle" décédé fait une découverte déconcertante.
Parmi les vêtements et autres objets du quotidien amassés au fil des années par Ivar, Per découvre un bijou. Et il le reconnaît aussitôt : cet objet précieux appartenait à sa mère, jusqu'à ce qu'elle explique l'avoir perdu... Bien sûr, Ivar et sa mère se connaissaient, mais se peut-il que le maître-nageur ait été justement plus qu'une connaissance ?
A partir de cette mort soudaine et de cette découverte inattendue, le comportement de Per va sensiblement changer. Il va d'abord décider de changer de nom, ce nom de caillou donné par ce père absent et qu'il a toujours détesté, pour se faire appeler Ivar. Et, pour prolonger cet hommage au défunt, il entreprend de passer les examens pour devenir maître-nageur.
Enfin, semble-t-il, a-t-il trouvé une voie qui lui convienne. Mais, en devenant un autre, en se substituant à celui qui n'est plus, pas vraiment en adoptant une voie, une vie propres. Peu lui chaut, il s'installe tranquillement dans cette nouvelle existence, discrète et presque anonyme, qui lui laisse du temps pour repenser au passé.
Et essayer de se souvenir de cet homme qu'il a connu si peu de temps, l'homme qu'il a longtemps cru être son père et au sujet duquel il se pose désormais énormément de questions, auxquelles d'autres viennent s'ajouter, concernant Ivar. Encore une fois, Per, devenu Ivar, ne cesse plus de cogiter, cherchant un moyen de sortir de ce cercle vicieux.
Peut-être va-t-il trouver un moyen de briser cela lorsqu'il commence à collectionner les objets oubliés par les nageurs venant faire des longueurs dans la piscine. Des objets anodins, interchangeables ou parfois plus personnels, que le maître-nageur ramasse et conserve, créant ainsi une espèce d'exposition étrange, presque inquiétante...
Lorsqu'on a aimé un premier roman d'un écrivain en devenir, et ce fut le cas avec "la Correction", on guette la parution de son livre suivant avec une certaine curiosité. En découvrant la couverture et le contexte surprenant de "Grand bassin", j'ai eu aussitôt envie... de m'y plonger (pardon, c'était facile...) et de voir ce que Elodie Llorca avait concocté, cette fois.
Et d'emblée, on se dit qu'on est vraiment dans un univers très différent de "la Correction" : les bureaux d'un journal de province ont laissé la place à une piscine parisienne, et la frénésie de ce correcteur traquant les coquilles jusqu'à la folie est remplacée par le calme lénifiant d'une piscine de la capitale.
Après la tête, les jambes ? Il serait un peu rapide de considérer que, si "la Correction" évoquait une activité intellectuelle, "Grand bassin" ne serait qu'un roman sur une activité sportive. Certes, la natation tient une place non négligeable dans le roman, mais ce n'est pas non plus un livre sur cette activité physique et ce qu'elle peut apporter.
Per nageait enfant dans les lacs du Norrland, c'est là que son... "père" lui a appris les gestes lui permettant d'évoluer dans ces eaux certainement bien plus fraîches que le bassin chauffée qu'il longe toute la sainte journée, et dans lequel il ne plonge qu'une fois les usagers rentrés chez eux, en particulier pour récupérer au fond de l'eau ces fameux objets perdus qu'il met de côté.
"Grand bassin" n'est pas un roman sur le sport, sur la natation, même si l'on aurait envie de conseiller à Per, devenu Ivar, de s'y adonner un peu plus pour essayer d'apaiser son esprit fort tourmenté. C'est bien dans la tête du jeune homme que se passe l'essentiel du récit, entre ses questionnements de longue date et ses souvenirs remontant à la surface (oups, désolé, encore).
On pourrait d'ailleurs discuter longuement de ce parallèle entre les lacs du nord de la Suède, immenses et majestueux, et cette piscine de quartier, enfermée entre quatre murs, limitée par la force des choses et dans lesquels les nageurs évoluent comme des poissons dans un aquarium. D'un côté la liberté, de l'autre, une certaine claustration.
D'un côté, l'insouciance de l'enfance, la complicité avec un père, des souvenirs peut-être également enjolivés, mythifiés ; de l'autre, un quotidien monotone, répétitif, mais satisfaisant et l'impression que Per, désormais enfermé dans ce bâtiment dont il ne sort quasiment jamais, s'est replié sur lui-même, s'est enfermé dans son esprit en ébullition.
Que faudrait-il pour qu'il soit enfin libéré, pour que Per cesse de se prendre pour Ivar et devienne enfin Per, un Per adulte, apaisé, épanoui ? Simplement comprendre, simplement obtenir des réponses à ses questions. Simplement savoir qui était son père : celui avec qui il nageait enfant ? Ivar ? Un autre ? Peu de chance que sa mère lui réponde enfin, elle qui lui a menti si longtemps sur ce sujet...
Comme je l'ai dit, a priori il y a bien peu de points communs entre "La Correction" et "Grand bassin", et pourtant, au fil des pages, alors qu'on avance dans la lecture de ce court roman (moins de 200 pages), apparaissent certains très communs, dont l'un devient rapidement évident : la folie. Et plus exactement, quand une obsession finit par faire perdre la raison.
Per est un personnage assez froid, sans aspérité, il est difficile d'entrer en empathie avec lui, et pourtant, c'est aussi un garçon touchant, habité par cette quête des origines, par la volonté de comprendre qui est (était ?) son père. Ce garçon traîne ce malheur comme un boulet accroché à sa cheville par une lourde chaîne (pas idéal pour nager, convenez-en...).
Nous évoquions récemment des relations compliquées entre des parents et des enfants, qu'il s'agisse d'une mère et de sa fille en exil ou d'un père voulant faire de sa fille une championne précoce. Ici, cette relation est bien différente : elle a existé, avec toute l'admiration et la confiance qu'il peut y avoir dans le regard d'un jeune enfant pour cette référence. Mais elle a cessé, brutalement.
Et, au fil des ans, cette absence a pris un tour nouveau : la sensation d'un abandon, d'une trahison. Même la mort éventuelle de ce père-là ne peut calmer la colère de l'enfant qui grandit. Colère, et désarroi. La rencontre avec Ivar, figure paternelle à sa manière, malgré son caractère bourru et dénué d'affection, a été un baume. Pendant un temps.
A sa mort, inattendue, insupportable, le sentiment d'abandon est revenu au galop et la découverte du bijou qui appartenait à sa mère a ravivé la colère. De nouveaux mensonges, de nouvelles trahisons, voilà ce avec quoi Per doit vivre. Alors, ça suffit, pour ne plus subir tout cela, autant cesser d'être Per et devenir un autre.
Mais cette nouvelle identité, sans racine, hors sol, est insuffisante à effacer les souvenirs, à reformater un disque dur pour lui rendre sa virginité et pouvoir repartir de zéro. Ivar a beau avoir remplacé Per, c'est toujours ce dernier qui perce sous lui. La substitution ne suffit pas à soigner tous les maux et l'absence n'en devient que plus forte.
Un mot sur cette lubie qui va prendre Per devenu Ivar : ramasser ces objets perdus et constituer une espèce de musée qui, dans ce contexte général, la piscine et ses vestiaires, les états d'âme du jeune homme, prend un aspect un peu grotesque : elle prête à sourire, d'abord, par son incongruité et le soin qu'il lui apporte, puis devient assez lugubre, presque sépulcral.
Ne le cachons pas, le second roman d'Elodie Llorca suscite un certain malaise, qui n'a rien à voir avec les émanations tenaces de chlore. Bien sûr, on compatit avec le malheur de Per devenu Ivar, on cherche avec lui comment se sortir de ce mauvais pas, mais en y croyant de moins en moins. Et les comportements du jeune homme, solitaire, comme détaché du monde ou prisonnier du sien, ont de quoi déstabiliser le lecteur.
Reste que Elodie Llorca, avec ce second roman, affirme sa voix singulière, avec des univers originaux, un thème de prédilection (gare à l'obsession de l'obsession !) et des personnages flirtant avec l'absurde et le grotesque, mais sans jamais perdre leur côté attachant. Ils ne sont pas des sujets de moqueries, juste des victimes d'une ultra-moderne solitude qui les dévore, lentement...