Entre Russell Banks et moi, c’est une longue histoire. J’ai vu, à sa sortie en 1997, le film d’Atom Egoyan tiré de De beaux lendemains. En apprenant que le film était adapté d’un roman, je me suis garrochée pour le lire. J’ai pris une claque monumentale. Quelques temps plus tard, j’ai lu Continents à la dérive, là encore, j’ai été époustouflée. Et il y a eu ensuite Un membre permanent de la famille, qui m’a redonné envie de lire à nouveau des nouvelles, ce qui n’était pas une mince affaire. Après un creux de vague suite à la lecture de De sang-froid de Truman Capote, j’ai sorti de ma pal Trailerpark. Je pensais qu’il s’agissait d’un roman. Il s’agit en fait un recueil de nouvelles. Mais ça pourrait tout aussi bien être un roman, tant les liens entre chaque nouvelle sont tissés serrés.
Le trailerpark du titre fait référence au Granite State Trailer Park, un parc de roulottes situé près d’une petite ville du New Hampshire. Le recueil s’ouvre sur «La dame aux cochons d’Inde». Flora Pease vit dans la roulotte n° 11. Cette jeune retraitée de l’armée élève des cochons d’Inde et chante à tue-tête des airs de Broadway. Elle n’avait pas prévu que ses quelques cochons d’Inde se reproduiraient entre eux! Ses voisins sont curieux, choqués ou indifférents. Chacun a son mot à dire et ajoute son grain de sel sur ce que Flora devrait ou non faire avec ses petites bestioles.
Cette nouvelle, la plus longue du recueil, se déroule dans le présent et brosse le portrait de tous les personnages du recueil. Les différents points de vue émergent et, par ce biais, en révèle long sur la personnalité de chacun. L’histoire de Flora n’est qu’un des fils de la broderie. Qu’on tire ici ou là, l’ensemble ne saurait se découdre. Le canevas tient en un paragraphe:Il est généralement vrai que les gens qui vivent dans ces parcs sont tout seuls au centre de leur vie. Il s’agit de veufs et de veuves, de divorcés et de célibataires, de militaires à la retraite, d’un Noir dans une collectivité blanche, d’une Noire dans la même situation, d’un revendeur de drogue, d’un enfant esseulé issu d’un foyer brisé, d’un ivrogne, d’un homosexuel dans une société hétérosexuelle – et tous, hommes, femmes, adultes et enfants, sont fondamentalement seuls au monde. Quand on partage le centre de sa vie avec quelqu’un d’autre, on crée une troisième personne qui n’est ni soi ni la personne à qui on s’est attaché. Il n’y a pas de tierce personne de ce type résidant au terrain à caravanes Granite State.Parmi les nouvelles qui m’ont le plus émue, il y a «Le fardeau». Abandonné par sa femme, Tom prend soin de Buddy, leur fils rebelle. À bout des frasques et des vols du garçon, tanné de se faire manipuler, désillusionné de ses promesses d’ivrogne, il finit par le mettre à la porte. Mais le sentiment de culpabilité qu’il éprouve viendra à bout de lui.Il y a aussi «L’enfant hurle et se retourne vers vous», l’histoire de Marcelle, la Canadienne qui s’occupe du parc de roulottes. À l’époque, Marcelle a quitté le mari qui la battait et élevé seul ses fils. L’un d’eux meurt de la méningite après qu’un médecin lui ait diagnostiqué une vilaine grippe. Banks capture, sans le moindre grain de pathos, l’un des pires cauchemars d’un parent: la mort d’un enfant.Entre tragédie et légèreté, Russell Banks raconte des vies et leurs trajectoires avec une grande humanité. Il saisit à merveille les déraillements de l’existence, les poussés pour se sortir la tête hors de l’eau.Je ne suis pas prête d’oublier Merle, qui passe sa vie à pêcher sur la glace, ni Flora et ses cochons d’Inde, sans parler de Marcelle qui poursuit sa vie, malgré toutes les épreuves qui lui sont tombées dessus. Russell Banks tisse le récit de vies cabossées, tout en livrant la radiographie d’un pays qui ostracise ses marginaux. Avec lui, le rêve américain a toujours du plomb dans l’aile. La solitude, la cupidité, la médisance, les relations (familiales, de couple, parents-enfants) brisées ou boiteuses,sont au cœur de ses nouvelles. Rien de misérabiliste, ici.On est dans l'émotion crue et dure. Et c’est sacrément bon.Trailerpark, Russell Banks, trad. Pierre Furlan, Babel Actes Sud, 416 pages, 1998 [première édition : 1981].★★★★★J’ai lu ce roman dans le cadre du challenge: 50 États en 50 romans (État du New Hampshire).