Pendant que Torok nage et s'entraîne avec assiduité, Faolan reste sur la plage, cours un peu, sans pouvoir trop s'éloigner. Car Faolan doit être présent lorsque Torok sortira de l'eau pour accomplir les tâches qui lui incombe. Faolan n'est pas le domestique de Torok, non, c'est son esclave, et le maître sais comment s'y prendre pour rappeler cet état de fait en permanence.
Pourtant, rien ne prédestinait Faolan à ce statut social tout en bas de l'échelle. Il était le fils d'un chef de clan puissant et respecté. Jusqu'à la chute... Violente, douloureuse, terrible... C'était il y a 10 ans, sa famille massacrée, sa mère et sa soeur violées, son père dévoré... Et lui, dernier survivant, désormais réduit à être le souffre-douleur de Torok...
Tout cela est horrible, n'est-ce pas ? Mais c'est le sort réservé aux perdants de la Quête de l'homme-oiseau, une tradition en vigueur de longue date sur l'île où vivent Faolan et Torok. Une série d'épreuves dans lesquelles s'affrontent d'abord les membres des différents clans de l'île, puis les vainqueurs de ces sélections. Avec un mot d'ordre : malheur aux vaincus...
Ce statut de vaincu, Faolan ne le supporte plus. Il ne l'a jamais supporté, mais à l'approche de la nouvelle édition de la Quête de l'homme-oiseau, celle-là même pour laquelle Torok s'entraîne dur, Faolan n'est plus que colère, haine et soif de vengeance. Cette quête, c'est son unique chance de ne plus être un esclave.
En effet, tous les habitants de l'île, quelle que soit leur position sociale, peuvent participer aux épreuves qualificatives afin de représenter leur clan. Et Faolan ne va pas laisser passer cette chance : soit il l'emporte, et il pourra assouvir sa vengeance en tuant Torok, soit il échoue, et c'est son maître qui le tuera, mettant fin à son calvaire.
Oh, l'échec, Faolan ne l'envisage guère, non, il est déterminé à rendre à Torok et à son clan la monnaie de leur pièce, à les plonger dans l'affliction et la mort. Pourtant, il n'est pas franchement le mieux placé pour y parvenir : il est en forme physique, c'est vrai, mais comparé au véritable athlète qu'est Torok, il fait un peu gringalet.
Faolan est encore un jeunot, sur le plan physique, mais aussi sur le plan de la maturité, et puis, surtout, son statut d'esclave lui ôte toute possibilité de se préparer pour les épreuves très dures qu'il lui faudra affronter. Pire, Torok, qui n'ignore rien des ambitions de son esclave, sans doute parce qu'il nourrirait les mêmes sentiments à sa place, fait tout pour lui nuire à l'approche des sélections.
Hautain, arrogant, sûr de lui, arrogant, persuadé de prolonger le règne de son clan en s'imposant lors des épreuves à venir, Torok multiplie les brimades, les humiliations et même les sévices envers Faolan. Sans négliger de lui rappeler avec une cruauté et une joie mauvaises, le sort subi par la famille de Faolan, et sa prochaine mort...
De quoi renforcer la haine qui consume Faolan, au risque de lui faire perdre tout sens commun, de le pousser à prendre des risques inconsidérés, de commettre l'erreur fatale qui l'empêchera de mener à bien son projet. A lui de rester calme, malgré tout, d'attendre son heure, en espérant que le retard accumulé sera compensé par sa détermination à se venger.
Mais rien ne va, rien ne se présente comme il le faudrait. Diminué, Faolan va se présenter aux sélections dans des conditions qui ne lui laissent que peu d'espoir de s'imposer, quand Torok sera l'immense favori. Le duel est inégal, l'heure des comptes va sonner. Et nul ne sait quel destin Mahoké, le Dieu-Oiseau, réserve aux protagonistes...
D'emblée, le lecteur est témoin de la violence et du mépris avec lequel Torok traite son esclave, Faolan, son assurance vaniteuse et sa force, face à l'impuissance du garçon, qui doit baisser la tête et encaisser. Cette première partie est déjà très dure, car ce qu'endure Faolan est insupportable. Seule sa volonté de survivre et son aspiration à la vengeance l'empêchent de sombrer.
Dix ans qu'il supporte sans broncher, en serrant les dents, les poings, ces mauvais traitements et cette suffisance odieuse. Dix ans qu'il ronge son frein, attendant les nouvelles épreuves qui pourraient lui permettre de renverser la vapeur... Ou de mettre fin à son supplice. Ce sera à quitte ou double, Faolan le sait, mais Torok sans doute aussi...
Car, est-ce mon impression personnelle ou une réalité, à l'approche de la nouvelle édition de la Quête de l'homme-oiseau, le comportement de Torok envers Faolan se fait plus pressant encore. Comme si, malgré tout, malgré sa force, sa puissance et sa confiance, Torok redoutait Faolan et souhaitait l'éliminer plus vite que prévu, afin d'empêcher tout aléa...
Comme si le jeune maître voulait pousser à bout son souffre-douleur, le décourager, lui faire comprendre que son sort est déjà scellé, maintenant ou dans quelques jours, et que le châtiment des vaincus l'attend : la mort (avec quelques autres joyeusetés au programme, soyez prévenus !). Entre les deux, on se rend déjà coup pour coup, ou presque.
Faolan, en effet, ne peut rendre concrètement les coups et les insultes, les brimades et les attaques en traître. Mais, en refusant d'afficher sa faiblesse, de s'avouer vaincu, de reconnaître la supériorité de Torok, il le défie, l'énerve, le fâche, et instille un vilain petit doute dans l'esprit du costaud... Sacré bras de fer, avant même que ne débutent les épreuves proprement dites. Celles qui ont des règles, elles.
J'ai évoqué Faolan en préambule comme un antihéros, et c'est vrai que c'est ainsi qu'il paraît lorsqu'on attaque le roman. Le héros, tout du moins celui qui semble en posséder les traits, c'est Torok. Tout du moins par sa force et sa prestance. Son caractère, lui, tend à démentir cette impression première, mais Faolan, à côté, paraît un peu faiblard.
Cette impression vient sans doute du fait qu'il est encore jeune, plus adolescent qu'adulte, quand Torok apparaît comme un colosse. Amoindri par son état d'esclave, ne pouvant s'entraîner, obligé de ravaler sans cesse ses émotions, Faolan n'existe d'abord que par sa colère et son impressionnante volonté face aux maltraitances.
En fait, si Faolan a quelque chose d'un héros, c'est peut-être dans son caractère qu'il faut chercher, dans ce qu'il a hérité de son clan. Une certaine noblesse qui manque cruellement à Torok, que la vengeance vient certes ternir, même si l'on se dit que, une fois assouvie, il y aurait peu de chance que Faolan se métamorphose en un autre Torok. Voilà tout l'enjeu : si Faolan atteint son but, comment ce personnage évoluera-t-il ?
Arrivé à ce point, je me rends compte qu'il est loin d'être évident de parler du "Dieu-oiseau", et c'est sans doute la volonté d'Aurélie Wellenstein : nous surprendre, en nous emmenant là où on ne l'imagine pas. Je ne vais évidemment pas expliquer pourquoi j'écris cela, à vous de voir. Oh, j'en vois déjà qui ricanent, ah, ah, ah, on a bien compris que Faolan va faire sa fête à Torok, ah, ah, ah !
Ricanez, ricanez... Ricanera bien qui ricanera le dernier, si je puis dire. Ou la dernière, plutôt : Aurélie Wellenstein a concocté un roman avec des rebondissements que l'on attend pas vraiment. Ou, si on les attend, aux répercussions tout à fait inattendues pour les personnages, jusqu'à l'extraordinaire dénouement. Mais, n'en disons pas plus.
Ah, je vois aussi les ricaneurs se moquer de mon allusion à "Hunger Games"... Bon, elle est devenue un peu inévitable dès qu'il s'agit d'un roman dans lesquels les personnages doivent s'affronter et mettre leur vie en jeu au cours d'épreuves pour le moins musclées. Je m'en excuse, c'est un peu facile, peut-être aussi agaçant pour l'auteure, qui doit lire ça régulièrement depuis la sortie du roman...
Force est de reconnaître que cette comparaison vient naturellement à l'esprit, mais ça s'arrête là. Des épreuves que l'on va découvrir tout au long du roman, je ne vous dirai rien non plus, parce que les règles aussi bien que les différents défis ne doivent pas être dévoilés ici, pas plus que la manière dont Faolan et Torok, les deux principaux personnages, vont se débrouiller...
Mais, on va retrouver dans ces épreuves l'imaginaire d'Aurélie Wellenstein tel qu'on l'a découvert dans "le Roi des Fauves", par exemple. Avec un univers rempli de pièges et de dangers et une violence qui, je dois l'avouer, m'a surpris. J'ai pourtant lu tous les livres de la romancière paru chez Scrinéo et je ne m'attendais donc pas à me retrouver au pays des Bisounours, loin de là.
Toutefois, pour un roman qui est étiqueté jeunesse, disons Young Adult, allez, pour faire remonter un peu la tranche d'âge, j'ai trouvé que c'était extrêmement dur, violent, physiquement, mais pas seulement, à un degré que Aurélie Wellenstein n'avait, me semble-t-il, encore jamais atteint. Bon, les impressions, il faut toujours s'en méfier, mais je ne crois pas me tromper.
Attention, ce n'est pas un reproche, au contraire, même si la question de la violence dans les livres, au cinéma ou à la télé est toujours problématique. Non, cela donne quelque chose d'épique à cette histoire qui ne laisse, une fois lancée, aucun répit au lecteur. Remporter cette quête n'a rien de facile, et le mérite ou le talent n'ont pas grand-chose à voir dans tout ça...
Pour contrebalancer cette violence et la difficulté de ces épreuves, on note un éloge de la solidarité et de l'amitié, à l'image d'ailleurs de ce qui existait déjà dans "le Roi des Fauves". L'union fait la force et s'allier pour lutter n'est peut-être pas si mal, même si cela posera forcément problème à un moment ou un autre, lorsqu'il faudra attaquer la dernière ligne droite.
Là encore, difficile d'aller plus avant dans cette thématique, au risque de dévoiler un peu trop d'éléments sur l'intrigue. Mais, cet aspect du roman va révéler de beaux personnages secondaires, forts et courageux, tous les participants à cette quête, mais possédant un esprit, disons, plus chevaleresque que la moyenne.
L'important, c'est de gagner, car juste participer ne mène qu'à la mort, dans cette quête. On sait donc que tous sont animés par l'ambition de s'imposer, coûte que coûte. Une perspective qui laisse, a priori, peu de place à la solidarité, l'entraide, l'amitié, et même l'amour. Mais, une place, même éphémère, ce n'est pas rien.
Il faudrait affiner toutes ces analyses, entrer plus avant dans les tripes de ce roman, aller chercher des exemples concrets, révéler certains aspects clés de ce roman pour y voir plus clair. Ce n'est évidemment pas le but de ce billet, plutôt de vous laisser dans l'incertitude et d'attiser votre envie de lire "Le Dieu-oiseau".
Si vous connaissez déjà le travail d'Aurélie Wellenstein, vous devriez vous retrouver dans un univers assez familier, et si le titre le laisse entendre, la question de la métamorphose, du duel entre animalité et humanité, thème de prédilection de la romancière, est moins présente que dans ses précédentes histoires et abordée différemment.
J'ai évoqué "le Roi des Fauves", et plus je réfléchis, plus j'avance dans ce billet, plus je me dis que ces deux livres doivent être mis face à face, comme s'ils constituaient chacun les revers d'une même médaille. Comme s'ils s'agissaient de deux trames ayant un objectif commun, mais empruntant des chemins bien différents pour y parvenir.
Aurélie Wellenstein m'a surpris, bousculé avec ce nouveau roman qui montre une nouvelle fois la force de son imaginaire et sa capacité à mettre en scène des personnages qui n'ont rien de héros au départ, qui n'en sont peut-être même pas à l'arrivée, ou du moins, pas au sens traditionnel du terme, mais qui ont franchi des étapes. Qui ont grandi.