À Montolieu, petit village de l’Aude autoproclamé « capitale du livre », on compte 60 librairies pour 800 habitants. Ce sont surtout des bouquinistes ; entre autres belles découvertes, j’y ai déniché l’édition originale de Bâtarde de Violette Leduc (1964, préface de Simone de Beauvoir), et un vieux Mona Chollet, très soldé.
Moi qui lis tous les jours des livres du seizième siècle, je n’ai jamais eu un tel sentiment de retourner dans un passé lointain qu’en ouvrant cette Tyrannie de la réalité, de Mona Chollet, qui ne date pourtant que de 2004.
Non que les analyses de Mona Chollet soient datées. Au contraire, sa critique de la société de consommation est en tous points valable encore aujourd’hui. Peut-être nous paraît-elle stéréotypée ; pour accabler la mesquinerie du consommateur, il n’y a pas un penseur de ce siècle qui n’y soit allé de son petit essai, avec une originalité en général limitée.
Mais voilà : nous avons grandi au rythme des essais de Mona Chollet. Ses livres de la collection Zones forment une sorte de saga pamphlétaire altermondialiste (vivement que paraisse le prochain : Sorcières, attendu impatiemment pour la rentrée littéraire). Or La Tyrannie de la réalité date d’avant cette collection, et ne semble pas pleinement faire partie de la saga qui l’a suivie. La nonchalance théorique de Mona Chollet (qui confine quelquefois à la mauvaise foi : confusion du rêve et de la rêverie, sollicitations faciles de la psychanalyse…) en fait une sorte de long « billet d’humeur », moins convaincant, à bien des égards, que l’admirable Chez soi (2015), pour ne citer que lui.
Pourtant, on sent déjà poindre certaines prises de position solides et paradoxales qui sont ce que j’aime le mieux chez cette écrivaine. Par exemple en faveur de la répétitivité du quotidien : « le sens de l’habitat, dont poètes et rêveurs sont les détenteurs privilégiés, ne se nourrit-il pas essentiellement de rituels ? » (p. 34). Ailleurs, un éclair divinatoire lui fit réfuter, avec quinze ans d’avance, le rêve d’une « start-up nation » que brandissait en 2017 le candidat Emmanuel Macron : « De temps en temps, pour se rassurer, on se raconte qu’il est possible de perpétuer la société du travail, au prix d’une mince couche de peinture pimpante qui donne l’illusion du neuf. Ce fut, en 2000, le mythe de la start-up, entreprise ludique et conviviale d’où toute hiérarchie et tout ennui étaient bannis, et dont la miraculeuse prolifération allait conduire les pays occidentaux au nirvana du plein-emploi. On sait ce qu’il en a finalement été » (p. 81).
Ces formules assassines sont assez plaisantes pour pardonner d’avance les licences qu’elle prend avec la rigueur logique. D’ailleurs les gouvernants qu’elle combat ne sont guère rationnels, eux non plus : « Les emplois-jeunes avaient un petit air de danse de la pluie. Pour conjurer le déclin du travail, seule valeur à laquelle on soit capable de se raccrocher, on le singeait, on le mimait… » (p. 69).
En somme, dans La Tyrannie de la réalité, il y a à prendre et à laisser : mais le meilleur, que je crois, c’est de sentir le chemin parcouru par Mona Chollet, qui s’est imposée depuis comme une compagne de chevet et un sujet de discussion privilégié, pour nous autres féministes.
À propos d’un vieux livre, on peut consulter de vieux liens : un article de Culturactif et une revue de presse de Périphéries, l’un et l’autre datant de 2004 (des antiquités numériques!).
Mona Chollet, La Tyrannie de la réalité, Paris : Gallimard, 2006 [Calmann-Lévy, 2004], 384 p., 7,50€.