Toute ressemblance avec notre époque actuelle serait évidemment parfaitement fortuite. Puisque notre livre du jour va nous emmener dans le passé, à une période fascinante et mouvementée de notre histoire : la Révolution. On verra qu'il s'agit d'une période bien précise de la Révolution, et non, ce n'est pas un détail. Voici un polar historique, premier volet d'une série mettant en scène un jeune enquêteur de 19 ans, plein d'idéalisme encore, mais cela durera-t-il ? "L'Affaire des corps sans tête", de Jean-Christophe Portes (en poche aux éditions City), est la première enquête de Victor Dauterive, gendarme aux prises autant avec des histoires macabres qu'avec les tourbillons de l'Histoire, mais surtout avec les manigances tellement humaines qui les engendrent... Un polar qui joue avec l'histoire, entremêlant fiction et réalité, et la transformant en véritable thriller.
Au mois de février 1791, on découvre un cadavre dans la Seine, à deux pas de la Manufacture. Drôle de pêche pour cet homme qui cherchait seulement à améliorer l'ordinaire en sortant quelques poissons de l'eau. D'autant que le corps ainsi remonté à la surface n'est pas complet : il lui manque la tête, et ça ne rend pas cette découverte inopinée plus agréable.
Bien sûr, à Sèvres et aux alentours, c'est l'émoi, l'inquiétude aussi. Le maire de Puteaux se rend sur les lieux, tout comme le dénommé Picot, ancien soldat devenu gendarme dans la brigade de Nanterre. Un vieux de la vieille qui va se passionner pour cette histoire et essayer de retrouver celui ou ceux qui ont cru bon de balancer dans le fleuve un homme après lui avoir soigneusement coupé la tête...
Sèvres, Puteaux, on est aux portes de Paris, du moins de nos jours. En 1791, ce n'est pas tout à fait le cas et dans la capitale, l'histoire du corps sans tête est totalement ignorée. Victor Dauterive, 19 ans, sous-lieutenant au sein de la gendarmerie nationale, le nouveau nom que l'on donne depuis quelques jours à peine à la maréchaussée, a d'autres préoccupations.
Il vient en effet d'être convoqué à l'Hôtel de Ville par La Fayette en personne. Héros populaire, tant en France qu'en Amérique, le marquis est à la tête de la Garde nationale, chargée de maintenir l'ordre alors que les tensions politiques demeurent fortes. Flanqué d'Antoine Talon, chef de sa police secrète, La Fayette souhaite confier à Dauterive une mission d'importance.
Car, pour le marquis, si l'agitation perdure à Paris, c'est la faute d'un homme et d'un seul : Marat. Le journaliste, fondateur et principale plume de "L'Ami du peuple", est la véritable bête noire des autorités. On l'accuse de monter le peuple contre l'aristocratie, de vouloir provoquer de nouveaux troubles et de nouvelles violences, de remettre en cause la monarchie.
Il faut que cela cesse et, pour cela, il faut arrêter Marat. Voilà la mission que va devoir remplir Dauterive, fier de l'honneur qui lui est fait, conscient de l'importance de cette charge. Il sait que son avenir, et la bienveillance de La Fayette à son égard, vont dépendre du résultat de cette opération. Mais, malgré ses précautions, sa tentative va se solder par un échec cinglant.
Suffisant, toutefois, pour convaincre un peu plus Dauterive que ce Marat et ses complices sont une réelle menace, que les écrits enflammés de l'ancien médecin, relayés par d'autres, dont Danton ou Robespierre, risquent de faire dégénérer la situation et de provoquer des violences extrêmes et une répression terrible.
Le jeune homme ne sait pas encore qu'il a mis le doigt dans un terrible engrenage, un formidable jeu de dupes dont l'enjeu central est le maintien d'une monarchie fragilisée depuis la prise de la Bastille. Des jeux de pouvoir où règne la corruption et où personne n'est vraiment ce qu'il semble être. Dauterive, le jeune idéaliste, n'a pas fini de connaître des désillusions...
Et, pendant ce temps, on repêche d'autres corps sans tête dans la Seine...
Ce résumé va peut-être vous paraître succinct, mais c'est volontaire, car la construction du livre est importante et il ne faudrait pas la démanteler en allant trop loin. Pour autant, il reste beaucoup à dire sur ce roman, comme souvent sur le premier volet d'une série, puisque c'est l'occasion de planter le décor et d'installer contexte et personnages.
Commençons par celui que l'on va suivre en priorité, Victor Dauterive. En fait, j'ai déjà dit l'essentiel à son sujet dans les lignes qui précèdent : jeune, ambitieux, membre de la toute nouvelle Gendarmerie nationale, repéré par La Fayette qui semble voir en lui un jeune homme plein de promesses... Pour le reste, il va falloir lire le livre...
Car je ne veux pas trop en dire sur ce garçon, qui est de toute façon amené à évoluer fortement au fil des événements (et sans doute de ceux des tomes suivants). Je peux tout de même vous dire que ce n'est pas son véritable nom, vous le découvrirez tout de suite, en tête de la page recensant les personnages que l'on croisera dans le roman, puis dès sa première apparition.
Pourquoi ce changement de nom ? Ah, là, en revanche, je vais rester muet, car les explications vont apparaître bien plus loin dans le court du récit, et en outre, c'est loin d'être anodin. Laissez-moi simplement vous dire que Victor, s'il est favorable à ce que peut apporter la Révolution, reste un partisan de la monarchie.
Il ressemble finalement à beaucoup de gens en France en ce début d'année 1791. Oui, il y a eu la Bastille, bien sûr, il y a eu l'abolition des privilèges, il y a eu le départ en exil de certains aristocrates dont on craint le retour désormais, il y a eu l'affaire de Nancy, violemment réprimée par La Fayette, il y a eu beaucoup de choses, en somme, mais la monarchie persiste.
Il y a eu aussi l'Assemblée constituante et le retour de la famille royale à Paris qui font que le Royaume de France n'est plus tout à fait le même. Et peu à peu, l'on comprend que le choix de Jean-Christophe Portes de situer son intrigue en 1791 est tout sauf un hasard : c'est l'année-charnière de la Révolution, entre les espoirs suscités par la prise de la Bastille et la Terreur qu'on n'imagine pas encore.
Les éléments historiques que je viens d'énumérer sont tous évoqués, plus ou moins longuement, dans "l'Affaire des corps sans tête", mais le roman va intégrer d'autres événements historiques très important dans le cours du récit, en y faisant participer Victor plus ou moins directement. Le contexte historique est d'ailleurs très important, car derrière l'intrigue fictionnelle, il est beaucoup questions de politiques et des hommes.
J'ai parlé de Marat, personnage très important puisqu'il est le déclencheur de l'histoire, du moins du fil narratif impliquant Victor Dauterive, j'ai évoqué Danton et Robespierre, dont le rôle est également non négligeable dans le livre, et il faudrait encore citer Mirabeau. Et bien sûr La Fayette. Ils sont les acteurs de cette histoire et c'est vrai qu'on ne les découvre pas, en tout cas pour la plupart, sous leur meilleur jour...
Et puis, il y a deux personnages que j'ai gardés pour la fin, parce que je voudrais vous en parler un peu plus en détails. Entendons-nous bien, il s'agit de véritables personnages historiques, que Jean-Christophe Portes introduit dans son roman. Pour le premier, d'ailleurs, il a pris quelques libertés avec sa biographie.
J'ai déjà cité son nom : Antoine Talon. En fait, il faudrait l'appeler Antoine Omer Talon, et c'est l'éminence grise de La Fayette, dans le roman. Mais, c'est un personnage bien trouble, aux objectifs très clairs et qui n'hésite pas pour y parvenir, à manipuler tout son monde. N'en disons pas trop, à vous de découvrir cet homme de l'ombre...
Précision, tout de même, je le disais, Jean-Christophe Portes lui fait jouer un rôle qui relève de la fiction, comme c'est le cas pour d'autres personnages ayant existé. Mais, je ne connaissais pas cet homme et je suis allé, par curiosité, regarder qui avait réellement été Antoine Omer Talon, et il faut reconnaître qu'il n'a pas eu une vie banale, bien au contraire...
Avant de passer à l'autre personnage que je voudrais évoquer, sachez que, en fin d'ouvrage, l'auteur signe une note au lecteur dans laquelle il donne quelques clés de lecture, afin de déterminer (mais seulement une fois la lecture terminée, hein ?) ce qui relève des faits avérés et ce qui est sorti de l'imagination du romancier. La "cuisine interne" à la création d'un roman, qui plus est un roman historique, est toujours passionnante.
Le nom du second personnage que je mets en avant vous parlera sans doute plus : Olympe de Gouges. Victor Dauterive va faire sa rencontre au cours de son enquête. Certes, elle occupe un rôle secondaire dans l'histoire, mais c'est aussi une des rares femmes de ce roman très masculin, et elle apporte beaucoup au jeune (et donc forcément naïf) Dauterive.
C'est aussi l'occasion de rappeler qui fut cette femme, une femme de lettres, une intellectuelle et une féministe, pour employer des termes contemporains, aussi à l'aise dans l'écriture de pièces de théâtre que d'essais politiques. Républicaine, rejetant l'extrémisme dans lequel la Révolution risque de basculer, ayant rédigé la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, réclamant l'égalité entre les sexes, partisane de l'abolition de l'esclavage...
Là encore, un personnage à (re)découvrir, qu'on croie la connaître ou qu'on n'ait qu'une vague idée de qui elle fut. Jean-Christophe Portes y contribue (on devrait la retrouver dans les tomes suivants, d'ailleurs) et l'on se dit que la voir un jour prochain rejoindre le Panthéon, idée qui compte de plus en plus de partisans, ne serait que justice et un symbole fort.
Je crois qu'on pourrait classer "L'Affaire des corps sans tête" dans la catégorie thriller de politique fiction. Habituellement, c'est un genre plutôt contemporain, qui met en exergue des défauts, les dysfonctionnements et les inquiétudes liées à une société. Or, ce n'est pas parce que le temps passé donne un certain recul au lecteur que ces critères ne s'appliquent pas à ce livre.
Derrière l'enquête de Picot sur les corps décapités repêchés dans la Seine et les événements auxquels Dauterive se trouvent mêlés, il y a en effet une intrigue qui joue avec la question du pouvoir et tout ce que l'on peut mettre en place pour le conserver ou s'en octroyer un morceau, peu importe sa taille. Je dois dire qu'il y a quelque chose d'un peu déprimant à envisager tout cela, à l'image de la citation placée en titre de ce billet.
Mais, il faut aussi que l'on voie évoluer Victor, car je crois que cela sera un des grands enjeux de cette série. Il est encore un peu tôt pour savoir ce qu'il va devenir, mais on peut échafauder quelques hypothèses au fur et à mesure de ses découvertes. On retombe sur une vision très classique des choses : ce n'est pas le personnage qui influe sur l'Histoire, mais bien l'Histoire qui va modeler le personnage.
Et puis, il y a le mot thriller... C'est vrai que la distinction polar/thriller est un sujet de discussion et de débat sans fin. Comment définir l'un et l'autre, comment différencier ces deux genres si proches ? Ce n'est jamais simple. Je pense que le thriller joue beaucoup sur des questions de rythme, et pas seulement sur une enquête, comme le polar.
Le plus souvent, les romans historiques à intrigues relèvent justement plus du polar, je trouve. Mais ici, la tension, la construction narrative, le rythme de l'histoire (et ce, malgré la longueur de la période et la lenteur imposée par les moyens de l'époque) concourent à faire de ce livre un véritable thriller qui attrape le lecteur et le tient en haleine.
Jean-Christophe Portes réussit même à faire d'un événement historique que nous connaissons tous, par forcément dans les moindres détails, mais suffisamment bien pour en connaître le dénouement, un morceau de gloire. Son récit de cet événement (eh non, je ne vous dirai pas lequel, mais si vous connaissez un peu l'Histoire de France, vous devriez pouvoir deviner) est haletant, passionnant, mené tambour battant, un bel exploit.
Voilà un premier volet qui ravira les amateurs de polars historiques, parce que l'histoire n'est pas juste un décor, mais bien un élément central, et que l'intrigue est indissociable du contexte et des événements. On révise d'ailleurs cette période, ce qui n'est peut-être pas un mal et on est entraîné dans cette quête du jeune Victor, une quête de vérité, le genre de vérité qui n'est pas bonne à dire.
Comme souvent, lorsqu'on attaque une série de polars historiques, on se demande à quoi ressemblera la suite. En particulier dans le cas qui nous occupe, quand l'enquête suivante se passera-t-elle et quelle tournure prendra le personnage principal. Et l'on se dit qu'il y a sans doute encore pas mal de vilains petits secrets à mettre à jour...
Un dernier mot, j'ai évoqué plus haut la note au lecteur qui clôt ce premier tome, je signale également que Victor Dauterive a son site internet et même sa page Facebook, eh oui, on arrête pas le progrès. J'ironise un peu, mais le site, en particulier, est une mine d'informations justement pour ceux qui voudraient approfondir leur lecture, en particulier du point de vue historique...
http://www.lesenquetesdevictordauterive.com/