"Il s'agit d'une affaire très importante, que la police essaye de résoudre depuis des mois. Je suis certaine que toute aide que vous apporterez sera considérée comme un grand service rendu à la nation".

Comme si je n'avais pas assez de séries de polars historiques en cours, je n'ai pas résisté à l'envie de m'intéresser au premier volet de ce qui s'annonce comme une série très intéressante. Et ce, pour plusieurs raisons : l'époque choisie (l'Entre-deux-Guerres), les enquêtrices mises en scène, l'Angleterre qui est le décor et même le point de départ de cette première histoire, puisqu'il s'agit d'un fait divers véritable. N'oublions pas la romancière, dont le nom parlera sans doute à certains, en particulier les amateurs de séries télévisées, celles-là, et de séries soooo british... "L'Assassin du train", de Jessica Fellowes (en grand format aux éditions du Masque ; traduction de Valérie Rosier), est donc le premier volet de ce qui devrait être une série qui a pour titre français "Les Soeurs Mitford enquêtent", et qu'il nous faudra expliciter un peu plus précisément. Un vrai polar à l'anglaise, dans l'Angleterre du début des années 1920, dans lequel la fiction apporte une réponse à une affaire non élucidée depuis près d'un siècle...
Le 12 janvier 1920, Florence Shore se rend à Victoria station pour prendre le train à destination de St Leonards-on-Sea, près de Hastings, dans le sud-est de l'Angleterre. Elle va s'offrir un bon bol d'air marin et passer quelques jours de vacances chez une de ses amies, Rosa Peal, qui tient un salon de thé dans cette petite cité balnéaire.
Elle prend le train de 15h20 partant depuis le quai n°9, un express jusqu'à la gare de Lewes, où il sera divisé. Pour Hastings, il faut s'installer dans les wagons situés à l'arrière du train. Connaissant bien ces détails, Florence n'a aucun mal à trouver sa place et à s'installer quelques minutes avant le départ du train.
C'est d'ailleurs à sa place qu'on va la retrouver moins de deux heures plus tard, agonisante, après avoir été manifestement agressée au cours du voyage. Mais aucun témoin ni aucun indice viable n'a pu être trouvé, au grand dam des enquêteurs. Et la malheureuse femme ne pourra les aider : elle va mourir sans jamais reprendre connaissance, après un coma de plusieurs jours...
Le meurtre ne fait aucun doute, mais les policiers appelés sur les lieux vont vite considérer cette affaire comme insoluble et la classer sans suite. Ce n'est pas le cas de Guy Sullivan, sergent au sein de la police de la London, Brighton and South Coast Raimway, la compagnie à laquelle appartenait le train dans lequel a eu lieu le drame.
Guy a toujours eu l'ambition de devenir policier, d'entrer au prestigieux Scotland Yard. On s'est toujours un peu moqué de cette lubie au sein de sa famille et, jusqu'ici, il n'a pu faire mieux que cet emploi au sein de cette police du rail. Mais, cette fois, il se dit qu'il tient une opportunité de montrer ce qu'il sait faire, et tant pis s'il doit, pour cela, prendre le risque de perdre son job actuel.
Par hasard, se trouvait dans le même train une jeune femme, Louisa Cannon. Issue d'une famille très pauvre, elle vit dans un des quartiers les plus misérables de Londres avec sa mère et ignore de quoi sera fait leur avenir depuis le décès de son père. Elle doit aussi se méfier de son oncle, personnage peu recommandable qui semble faire de bien curieux projets pour sa nièce.
Elle était dans ce train parce qu'elle se rendait justement à un entretien d'embauche. Afin de s'éloigner de son oncle, mais aussi de gagner un peu d'argent, qu'elle pourrait partager avec sa mère, elle a postulé pour un poste de bonne d'enfants à Asthall Manor, près d'Oxford, la maison de famille de Lord et Lady Redesdale.
Mais son voyage ne s'est pas du tout passé comme elle le prévoyait. Une série d'incidents l'a mise très en retard et c'est à la nuit tombante et trempée comme une soupe qu'elle finit par se présenter à la porte de la maison, le coeur lourd, persuadée d'avoir raté une chance unique de se sortir de l'ornière... Mais, au moment de repartir, on la retient.
La fille aînée des Redesdale, Nancy, que Louisa a eu l'occasion de rencontrer peu de temps auparavant, décide de l'héberger pour la nuit et de lui permettre de rencontrer Lady Redesdale. Un coup de chance, Louisa décroche finalement cet emploi et s'installe chez les Mitford (patronyme de Lord Redesdale) où elle va s'occuper de quatre des enfants de la famille.
En effet, "Farve" et "Muv", comme les appellent leurs enfants, ont une famille fort nombreuse : cinq filles et un garçon, et Lady Redesdale est de nouveau enceinte, ce qui justifie l'embauche de Louisa. Outre Nancy, l'aînée, il y a Pamela ("Pam"), Diana ("Deerling), Unity ("Bobo) et Deborah ("Decca"). Sans oublier Thomas ("Tom"), seul garçon, dont Louisa n'aura pas à s'occuper, puisqu'il est en pension.
Une petite bande souvent bien dissipée, à commencer par l'aînée, Nancy, 16 ans et une énergie intarissable. Toujours prête à se lancer dans des aventures improbables et à y entraîner Louisa, qui a deux ans de plus qu'elle, n'est pas censée s'occuper d'elle, mais qu'elle finit par considérer rapidement comme sa plus proche amie... Ce qui ne sera pas sans avoir de conséquences...
Nancy a l'habitude de lire le journal à vois haute, à la recherche d'histoires pouvant effrayer ses petites soeurs... C'est lors d'une de ces séances que Nancy découvre la tragique histoire de Florence Shore. Une histoire qui frappe les esprits des filles, car elles ont déjà emprunté cette ligne pour se rendre à Hastings.
Quant à Louisa, elle a compris que le drame s'est déroulé justement dans le train dont elle est descendue en catastrophe à Lewes... Et quand Nancy se met en tête de résoudre cette énigme qui laisse les autorités impuissantes, Louisa ne peut que suivre le mouvement... Et va bientôt se retrouver impliquée bien plus qu'elle ne le voudrait dans cette sombre histoire...
Pardonnez-moi, tout cela est un peu long, mais il faut planter le décor. Doublement : celui de la série et celui du livre. Cela va nous demander également d'apporter quelques précisions supplémentaires dans quelques instants. Mais, avant cela, si vous aimez les polars vifs et rapides, entrant immédiatement dans le vif du sujet, "L'Assassin du train" n'est peut-être pas fait pour vous.
On a là un livre qui s'inscrit dans la longue tradition des polars à l'anglaise : un roman à enquête, menée non pas par des policiers, mais par des personnages qui s'improvisent enquêteurs. Et, à l'image de bon nombre de romans d'Agatha Christie, la reine du genre, on doit donc attendre un petit moment avant de se lancer dans l'enquête proprement dite, une fois tout le monde présenté et tous les éléments de l'intrigue réunis.
Alors, commençons par la romancière, si vous le voulez bien. "L'Assassin du train" est le premier roman de Jessica Fellowes, dont vous avez pourtant peut-être l'impression de déjà connaître le nom. Si c'est le cas, c'est sans doute parce que vous êtes des fans de la série "Downton Abbey", créée par Lord Fellowes, qui n'est autre que l'oncle de Jessica.
Cela peut aussi expliquer cet intérêt pour l'Angleterre des années suivant immédiatement la Ie Guerre mondiale et son aristocratie, que l'on retrouve aussi bien dans la série télé que dans ce premier polar. Et, pour évoquer cette période bien particulière, Jessica Fellowes a choisi de mettre en scène une famille dont le nom parle aux Britanniques : les Mitford.
Je vais vous parler de cette famille, mais un peu différemment de ce que fait Jessica Fellowes dans la préface qu'elle signe et qui ouvre le livre. Comme pour celui de la romancière, ce nom, Mitford, vous dit peut-être quelque chose. Cette famille aristocratique a en effet défrayé la chronique par son côté excentrique, jusqu'à ce que certaines des filles se fassent remarquer pour autre chose que de simples frasques.
En effet, dans les années 1930, Diana et Unity vont afficher des idées ouvertement fascistes. La première va épouser Oswald Mosley, le leader du parti fasciste britannique et toutes les deux seront des amies proches d'Adolf Hitler en personne. On reparle régulièrement de ces soeurs-là et de leurs relations avec les nazis, on oublie toujours de parler des engagements de Deborah.
En effet, celle-ci, à la même époque, choisit un engagement totalement opposé, rejoignant le Parti Communiste américain, s'engageant aux côtés des Républicains pendant la Guerre d'Espagne, professant tout au long de sa vie des idées progressistes, et particulièrement en faveur des droits civils pour les Noirs aux Etats-Unis.
Ca devait être sympa, les repas de famille chez les Mitford...
On attribue d'ailleurs à Lord Redesdale, leur père, cette phrase qui résume assez bien ce qu'on ressent déjà dans "l'Assassin du train" : "Je suis normal, ma femme est normale, mais mes filles sont toutes plus folles les unes que les autres". On imagine qu'il disait cela avec un flegme teinté d'une certaine ironie. Ou alors, en ravalant une grande colère ? Allez savoir...
Connaissant ces parcours de vie, je dois avouer que c'est ce qui m'a donné d'abord envie de lire le roman de Jessica Fellowes : j'étais curieux de savoir comment elle allait mettre en scène ces demoiselles dans une situation de polar... Bon, forcément, vous aurez déjà compris qu'il faudra patienter pour que tout cela intervienne, éventuellement.
Car, pour ce premier tome, on est encore bien loin de tout cela. Les soeurs Mitford ne sont encore que des enfants, même Nancy, l'aînée, qui n'a que 16 ans. On ne peut donc pas vraiment dire que ce sont les soeurs qui mènent l'enquête, comme le dit le titre (français), seule Nancy y participe effectivement, et sans forcément en être le fer de lance.
Que cela ne vous fasse pas fuir ! D'abord, parce que le duo que forment l'échevelée et bouillonnante Nancy et la discrète et embarrassée Louisa vaut le coup d'oeil. La pauvre jeune femme, qui n'aspire qu'à la tranquillité, qui essaye de ne pas trop se faire remarquer et de rester à sa place de domestique, doit faire avec les coups de folie de Nancy.
Un dernier point doit être mis en évidence avant d'aller plus loin, après la romancière, après les personnages centraux. Il s'agit du point de départ du roman et du coeur de cette intrigue : l'assassinat de Florence Shore. En effet, Jessica Fellowes s'est inspirée d'un véritable fait divers pour construire son polar, un fait divers qui n'a jamais été élucidé.
Jusqu'ici, j'ai appelé la victime Florence Shore, comme le fait Jessica Fellowes. Mais, il nous faut présenter plus en détails cette personne. En effet, on la connaissait sous le nom de Florence Nightingale Shore et elle était la filleule de Florence Nightingale, célèbre pour avoir posé les bases des soins infirmiers modernes, dès la Guerre de Crimée, à laquelle elle participa.
On peut donc imaginer le choc que ce fut en Angleterre lorsqu'on annonça le meurtre de Florence Shore, qui avait suivi la voie tracée par sa marraine. En effet, elle était aussi devenue infirmière, s'était également engagée auprès des armées, avait participé à la Ie Guerre mondiale et venait, très peu de temps auparavant sa mort tragique d'être démobilisée...
Cette affaire, si je peux me permettre ce parallèle, c'est un peu l'équivalent de notre affaire Seznec. Pas dans les faits, car pour l'affaire Seznec, ce n'est pas les suspects (et même les coupables désignés) qui manquaient, mais pour l'importance qu'occupe ce fait divers dans l'imaginaire collectif. Jessica Fellowes s'en tient d'ailleurs au plus près des faits pour relater ce qu'on sait du crime.
Pour le reste, effectivement, on n'a pas la moindre idée de ce qui a pu se passer dans le train. Il n'y a que des hypothèses et les policiers n'ont jamais réussi à expliquer la mort de Florence Shore. Ce n'est pas non plus ce que fait Jessica Fellowes : "l'Assassin du train" est une pure fiction, il ne s'agit pas de mener une enquête a posteriori et d'apporter une nouvelle hypothèse, comme on le fait régulièrement pour Jack l'Eventreur, par exemple.
Non, Jessica Fellowes s'empare de cette affaire pour en faire le moteur de son intrigue, imaginant une histoire aboutissant à son meurtre, mais qui n'a pas pour ambition d'être plausible. En revanche, cela lui permet de jouer avec la période historique, et particulièrement avec les suites de la Ie Guerre mondiale, qui touchent encore, en 1920, nombre de familles britanniques.
N'en disons pas plus, à vous de découvrir en particulier comment Louisa Cannon et Nancy Mitford vont se retrouver directement impliquées dans cette enquête. Plus qu'une lubie ou une énième extravagance, comme on peut le penser au départ, cela devient au fil des rebondissements tout à fait autre chose...
La question sociale est un élément important de ce roman, qui réunit des aristocrates, une très ancienne famille de la noblesse britannique, puisque l'arbre généalogique des Mitford remonte, dit-on, à la conquête de l'Angleterre par les Normands, et d'autres personnages issus de classes beaucoup plus modestes d'une société ébranlée par l'histoire récente.
D'un côté, ceux qui n'ont à se soucier de rien, puisqu'ils ont tout à portée de main, de l'autre, ceux qui doivent survivre par tous les moyens possibles. Avec le spectre des pires avanies, ce que refuse d'ailleurs Louisa avec une belle force de caractère. Car, il ne faut pas s'arrêter l'impression qu'elle peut laisser, un peu en retrait, il lui est d'abord dicté par sa situation d'employée.
Mais, à seulement 18 ans, alors qu'elle aurait pu céder et suivre son oncle, elle fait preuve tout au long de ce roman d'une belle détermination à s'en sortir, quitte à prendre des risques. On a une demoiselle qui entre dans l'âge adulte, dans les conditions les plus difficiles qu'on puisse connaître, et qui met tout en oeuvre pour s'en sortir, pour se construire une existence meilleure.
On peut la rapprocher, sans jeu de mots, quoi que, du personnage de Guy Sullivan, lui aussi issu d'une famille très modeste, mais dans une configuration différente. Lui aussi a de plus hautes aspirations que ce que le destin familial lui réserve, avec cette ambition d'entrer à Scotland Yard. Il n'a pas non plus tous les atouts de son côté au départ, mais il a la hargne, une violente envie de réussir.
Tous les deux font un peu "tapis", si je puis dire, dans cette histoire. En clair, comme au poker lorsqu'on mise tous ses jetons d'un coup, ils vont mener cette enquête au risque de perdre tout ce qu'ils ont, mais aussi de voir leurs espoirs d'une vie un peu meilleure s'envoler. Soit ils réussissent, soit ils retournent à leur situation d'origine, qu'ils pourraient bien ne plus jamais quitter...
Quant aux Mitford, même si on est encore loin des frasques et des événements qui ont valu aux soeurs de se faire remarquer pour le meilleur et pour le pire, ils donnent déjà une belle impression d'excentricité. En particulier ce père, surnommé Farve, à la fois bienveillant et autoritaire, avec toujours un petit grain, si ce n'est de folie, du moins d'originalité.
Lady Redesdale, elle, apparaît comme une figure bien plus sévère, mais on peut la comprendre : une nouvelle grossesse qui entraîne de la fatigue, des filles très rarement calmes et divers soucis, dont la mort brutale d'un cousin. On sent tout de même qu'avec elle, il faut marcher droit et que c'est elle qui gère la maisonnée. Louisa va s'y frotter plusieurs fois, et cela fera des étincelles...
Voilà, je n'en dis pas plus sur tout cela. Je pense que c'est effectivement un roman qui plaira aux amateurs de polar à l'anglaise, d'intrigues qui prennent leur temps, de pistes diverses et d'impasses... Mais l'ambiance est très réussie, tout comme le contexte historique, avec cette improbable rencontre entre Nancy et Louisa, aux origines si différentes.
Je suis d'ailleurs curieux de voir comment Jessica Fellowes va poursuivre cette série et de voir la place qu'elle va attribuer au personnage de Louisa. J'attends aussi de voir grandir les soeurs Mitford et de voir comment les futures intrigues vont s'organiser avec deux ou trois, peut-être quatre soeurs plus ou moins directement impliquées.
De voir également quel type d'histoire elle va imaginer pour la suite, si elle va poursuivre l'idée de s'appuyer sur des histoires vraies pour construire ses intrigues ou trouver d'autres points de départ. On parle souvent de l'évolution des personnages de séries, là, c'est même plus qu'une évolution, puisqu'il s'agit carrément de les voir grandir.
Allez, on en reste là, à vous de voir si cette lecture vous tente. C'est un bon moment de lecture, avec pas mal de surprises et un suspense qui monte, qui monte... On évoquait dans un précédent billet le genre des "romans à sensation", on retrouve d'ailleurs dans "L'Assassin du train" pas mal d'ingrédients qui renvoient à cette tradition littéraire et populaire...
Bref, vivement la nouvelle enquête des soeurs Mitford !