"Ma mémoire dégueule d'histoires vécues et imaginées et les unes aux autres, sans grâce ni terme, se mélangent. N'attendez rien de moi d'inventé ni rien de véridique. C'est comme cela que les récits se créent".

Vous l'entendez, la musique de cette langue ? De ce court passage (un peu long pour un titre, mais peu importe) qu'on aurait, comme l'ensemble de notre livre du jour, de lire à voix haute pour en saisir toutes les subtilités ? Notre livre du jour est un OLNI, inclassable, déroutant, plein de surprises pour le lecteur, porté par cette écriture merveilleuse dont vous avez là un échantillon. On s'attend à découvrir une biographie romanesque d'un personnage fascinant, multiple, méconnu, on se dit tout de même qu'il doit y avoir un "truc" en plus, puisque l'auteur et sa maison d'édition sont plutôt réputés pour naviguer dans le secteur de l'imaginaire... Et puis, on se lance dans la lecture de "Hildegarde", de Léo Henry (aux éditions de la Volte), et là... On ne résiste pas longtemps, on comprend qu'il faut se laisser porter et faire le point à la fin. Non, ce n'est pas une biographie, pas même romancée, non, c'est une formidable réflexion sur la manière dont se forgent les légendes. Et oui, n'en doutez pas, on est bien dans un roman de fantasy...
En 2012, Hildegarde de Bingen est devenue la quatrième femme à recevoir le titre de Docteur de l'Eglise (sur 36 au total), la plus haute reconnaissance accordée par l'Eglise catholique. Elle rejoint Thérèse d'Avila, Catherine de Sienne et Thérèse de Lisieux (décisions récentes, puisque les deux premières l'ont été en 1970), et devient par ce titre, un modèle à suivre pour les catholiques.
Mais qui fut-elle ? Car, ce nom vous dit peut-être quelque chose, mais dans le détail, peu d'entre vous connaissent sans doute son parcours et son oeuvre, incroyable, prolifique et multiple. Originaire de la région de Mayence, en Allemagne, elle naît en 1098, dixième enfant d'une noble famille. Très jeune, elle donne des signes d'activité mystiques, qui l'accompagneront toute sa vie.
Elle va d'ailleurs relater ces visions dans un de ses ouvrages les plus connus, "le Scivias", commencé alors qu'elle a passé la quarantaine. Rien de surprenant, donc, à la voir entrer en religion. Cela se fait très jeune, dès 8 ans, puis, pour ses voeux, dès 14 ans, dans un couvent bénédictin proche de son lieu de naissance, à Disibodenberg, où elle rencontre son mentor, Jutta de Sponheim.
Forte personnalité, s'opposant régulièrement à la hiérarchie locale de l'Eglise, des hommes qui ne voient pas d'un très bon oeil une femme prendre tant d'initiatives... Car, Hildegarde entend bien s'occuper des femmes de son temps. Elle va ainsi fonder des abbayes pour y installer des communautés de moniales.
Mais il n'y a pas dans la vie de Hildegarde de Bingen que cette dimension strictement religieuse. Cette femme fut une touche-à-tout, passionnée par de nombreux domaines dans lesquels elle a laissé de nombreux ouvrages et documents. Et, parmi ces documents, des partitions, puisqu'elle a composé de nombreuses musiques à caractère sacré.
Certains de ces chants sont interprétés dans une langue très particulière, la Lingua Ignota, qu'elle a forgée de toutes pièces. Une langue aussi bien orale qu'écrite, possédant son alphabet, créé par la sainte elle-même. Nul ne sait vraiment quel objectif suivait Hildegarde en créant cette langue, qu'elle fut probablement la seule à maîtriser, mais ce travail reste aujourd'hui fascinant.
Enfin, elle a laissé un important travail de naturaliste. Elle a observé les plantes et les animaux pour en compiler les descriptions, mais pas uniquement : il s'agissait également de définir les possibles vertus thérapeutiques que l'on pouvait obtenir dans la nature. Hildegarde soigne et apprend comment soigner, cherche à comprendre ce qui cause les maladies pour mieux les soigner, amalgame la science de son époque avec les recettes populaires...
Elle s'éteint en 1179, à Ruppertsberg, à l'issue d'une vie très remplie. Son aura va perdurer longtemps dans la région de Mayence, ce qui lui vaudra d'être béatifiée en 1244. Mais, il faudra attendre le pontificat de son compatriote Benoît XVI et le début du XXIe siècle pour qu'elle soit canonisée et devienne sainte Hildegarde de Bingen.
Voilà quelques éléments biographiques utiles, mais...
Mais ils n'ont qu'un très lointain rapport avec le livre de Léo Henry. Je crois bien que c'est la première fois que je commence un billet sans vraiment savoir comment je vais résumer son histoire. Car, si le livre s'intitule "Hildegarde", si on se demande d'abord un peu pourquoi, on finit par comprendre que, plus que sa personne, c'est son esprit, son influence que l'on va côtoyer tout au long du livre.
Et le personnage d'Hildegarde n'est finalement que très peu présent dans le livre. De manière directe, en tout cas. Non, ce portrait de la sainte va se reconstituer à travers des personnages sur lesquels elle a travaillé ou qui l'ont inspirée, d'autres qui l'ont connue, rencontrée, parfois brièvement, à différents âges de sa vie, d'autres qui ont travaillé à ses côtés, et même d'autres qui ont redécouvert son oeuvre immense.
On se retrouve donc avec un livre en forme de patchwork, si je puis dire, en tout cas une narration déstructurée (ce qui ne veut pas dire sans construction, bien au contraire), qui ne donne que peu de repères chronologiques et qui nécessite pas mal d'attention pour savoir quel lien relie chaque chapitre à Hildegarde de Bingen.
Et cela n'est pas complètement anodin : cela confirme l'idée qu'on n'est pas dans un roman historique tel qu'on le définit habituellement. Bien sûr, on croise des personnages qui ont existé, à des époques différentes, en des lieux différents, et ont entretenu des relations différentes avec Hildegarde. De ce fait, ils ont des témoignages à apporter sur la sainte, chacun y mêlant sa sensibilité.
Une sensibilité où se mêle l'éducation, la foi, la culture de l'époque, et parmi ces éléments, un lien au merveilleux qui est très différent de celui que nous entretenons désormais. En clair, ce qui pour nous relèverait du fantastique, du surnaturel, voire de la superstition, est pour la majeure partie des témoins qui s'adresse à nous, quelque chose de parfaitement normal.
Le mysticisme de Hildegarde, ses visions, mais aussi les souffrances qu'elles entraînent, sa capacité à guérir, parfois perçue comme miraculeuse, dans laquelle elle allie ses connaissances disons scientifiques, et ses prédispositions plus spirituelles, sont relatées à travers le prisme de la foi, sans jamais douter le moindre instant qu'on a affaire à un personnage hors norme, sans doute une sainte.
Reste que, vu depuis le XXIe siècle, plus matérialiste, tout cela nous paraît également extraordinaire, mais pas tout à fait de la même manière. Non, ces récits nous semblent bien incroyables, reposant sur des situations irrationnelles, sans doute enjolivées par les témoins qui transmettent ces faits et gestes. On ne prend pas ce que l'on reçoit, à près d'un millénaire de distance, ces choses au premier degré.
Ou alors, on l'envisage d'une autre manière : comme si ces récits appartenaient d'une certaine manière à un autre monde, dans lequel ce qui nous semble surnaturel est normal, habituel. Bref, comme si nous lisions n'importe quel roman de fantasy ayant pour cadre un monde médiéval, imaginaire ou non, où certains personnages disposent de pouvoir auxquels tout le monde n'a pas accès.
Eh oui, chez Léo Henry, Hildegarde de Bingen devient une héroïne de fantasy, une démiurge, une mage, possédant savoir et aptitudes inaccessibles au commun des mortels. Ceux qui racontent ses hauts faits font d'ailleurs partie de ceux qui n'ont pas ces pouvoirs et ces compétences. Ceux qui ne sont pas des élus de Dieu, mais de simples fidèles.
Ainsi se construit la légende d'Hildegarde de Bingen : à travers les mots de ceux qui l'ont connu enfant, jeune femme ou abbesse pleine d'autorité, guérisseuse ou intellectuelle, sainte bienveillante illuminée par la grâce divine ou femme défendant les intérêts de celles qui l'accompagnent avec détermination face au dogmatisme d'une Eglise dirigée par des hommes.
C'est un aspect que j'ai simplement effleuré, jusque-là, mais c'est l'un des éléments forts de ce livre : la résistance de cette femme face à un patriarcat qu'elle défie sans cesse, qui la menace, la contraint quelquefois, mais finit par céder. Ses soutiens viendront de plus loin : Bernard de Clairvaux ou directement la papauté l'appuieront, contre les prélats locaux.
Mettant en avant l'importance de l'éducation et de l'enseignement, qui constitue des biens que personne ne peut reprendre, elle prend pour cheval de bataille la volonté de donner aux femmes une place à part entière au sein de l'Eglise. Plus encore, de les libérer de la tutelle masculine imposée par la hiérarchie ecclésiastique.
"Hildegarde rêva d'un couvent où nous serions libres (...) de vivre ainsi que nous l'entendrions. Une communauté éloignée de celle des hommes, et pour laquelle des règles neuves seraient édictées. Nous célébrerions la beauté, alors, la noblesse du coeur et de l'âme", dit ainsi un des personnages, une autre abbesse qui s'est formée auprès de Hildegarde.
Léo Henry place d'ailleurs Hildegarde de Bingen dans la lignée de femmes qui, avant elle, ont rejeté le pouvoir masculin, l'ont défié et ont mis jusqu'à leur vie en jeu. D'autres saintes, mais surtout des exemples, à l'image de sainte Ursule de Cologne, dont l'histoire, enfin la légende, nous est contée en ouverture du livre.
Ce premier chapitre, lorsqu'on entre dedans, on se demande ce qu'il vient faire là. On a l'impression de se retrouver au cinéma, quand il y a un avant-programme, un court-métrage qui annonce le film pour lequel on a payé sa place. Alors, on tourne les pages, pas de pop-corn ou d'eskimo, quoi que, et on attend l'entrée en scène de la star annoncée.
Pourtant, plus tard, on comprend le pourquoi de cette entrée en matière : cette histoire, cette légende, utilisons les deux mots, en fonction du point de vue que l'on adopte, le récit des onze mille vierges de Cologne, a subi au fil des décennies, des siècles, le même processus, comme un caillou qui est poli par les vagues.
Ce récit est l'un de ceux qui a inspiré Hildegarde, avant qu'elle-même ne connaisse à son tour l'entrée dans la légende pour devenir un personnage qui dépasse le simple cadre de l'être vivant. Tout ce que je raconte sans doute doit paraître assez abstrait, c'est toute la difficulté de parler de ce livre, qui est d'abord un ensemble.
Une sorte de fix-up, en fait : chaque chapitre est comme un élément d'une oeuvre plus globale, une des pièces d'un puzzle, une des tesselles composant une mosaïques. Chaque chapitre est une nouvelle, avec son angle, son récit, ses personnages, mais aussi sa construction, son mode narratif particulier, qui fait qu'aucun ne ressemble à un autre, mais apporte des éléments supplémentaires pour appréhender l'ensemble du texte.
Le dénominateur commun, c'est l'écriture de Léo Henry, magnifique, ornementée, riche sans être pesante, ciselée, plus gothique que romane, pleine d'une vitalité joyeuse, même lorsque les épisodes racontés s'avèrent plus sombres. "Hildegarde" est un vrai plaisir de lecture, sans doute très atypique pour un roman qu'on a envie de qualifier de fantasy, mais qui ravit l'oeil et l'oreille.
C'est une écriture vive et colorée, comme si on nous décrivait une série de vitraux ou d'enluminures, pleine d'une espèce de poésie naïve, inspirée pas seulement par des personnalités et les moments forts de leur existence, mais aussi par le monde dans son ensemble et cette nature, parfaite illustration de la création divine.
Un mot symbolise parfaitement tout cela. Un mot que l'on n'emploie pas au quotidien, en tout cas, ce n'est pas mon cas, mais qui traverse le livre, depuis sa couverture (que l'on doit à Laure Afchain et Stéphane Perger) jusqu'à son point final, en passant par les lettrines de tête de chapitre. Ce mot, c'est la viridité (que ne connaît pas Blogspot, puisqu'il apparaît souligné en rouge, tiens).
Bien sûr, Léo Henry aurait pu utiliser le mot de verdeur, bien plus courant, mais cette viridité triomphante a du panache, de la beauté, de la puissance, et vient se placer fièrement devant son presque homophone virilité, qui n'a pas la même fraîcheur, la même joliesse, la même légèreté et la même joie.
"Hildegarde" est un OLNI, je vous l'ai dit. Que vous soyez plutôt lecteur de littérature dite blanche ou de littérature de genres, que vous ayez une culture religieuse ou que vous soyez parfaitement athée, peu importe, découvrez ce roman très surprenant, qui met en avant un personnage d'exception, légendaire, c'est le mot du jour, et dont on a ensuite envie de mieux connaître les travaux : Hildegarde de Bingen.
L'article de Frédérique Roussel sur "Hildegarde".