En une quinzaine d'années, la fantasy francophone (eh oui, n'oublions pas l'apport énorme de nos voisins belges, entre autres) a connu un essor incroyable et a vu émerger de nombreux talents. 2018 n'échappe pas à la règle, avec l'arrivée du premier volet d'un nouveau cycle (on parle d'une heptalogie) qui fait d'ores et déjà beaucoup parler (et en bien). Son auteur, Patrick K. Dewdney, n'est pas un novice en écriture, il a signé plusieurs polars ces dernières années (dont "Ecume", publié à la Manufacture de Livres). Mais, l'imaginaire le tentait et il a franchi le pas avec "L'Enfant de poussière", premier tome du "Cycle de Syffe" (en grand format au Diable Vauvert). Une fantasy assez classique dans la forme, portée par un formidable personnage, dont le destin va basculer après une broutille et va alors lui échapper complètement... Un premier tome marqué par l'importance du lien à la nature et des paysages magnifiques, mais dont la tonalité d'ensemble reste sombre, jusqu'à une dernière partie plus épique et franchement noire...
On l'appelle Syffe, du nom d'un des clans originels de la région, et ce n'est pas forcément un compliment, car ce peuple n'a pas très bonne réputation. Mais que peut y faire ce jeune garçon de 8 ans, orphelin, recueilli, comme d'autres enfants avec lui, par la veuve Tarron, dans une ferme proche de la cité de Corne-Brune (la Brune étant un important cours d'eau).
Syffe grandit donc au grand air, donne un coup de main à la ferme, baguenaude, gagne quelques sous en faisant quelques petits boulots sans grande envergure et grandit aux côtés de ses amis, Cardou, Merle et Brindille, tous orphelins, tous sans grand espoir d'avenir, mais ne se posant pas vraiment ces questions, de toute manière.
C'est alors qu'on annonce la mort du roi Bai Solstère, celui qui avait réussi à unifier les primeautés traversées par la Brune pour en faire le Royaume Unifié et assurer ainsi une période de paix à une région constamment agitée par des conflits entre seigneurs locaux. Pour Syffe et ses amis, qui vivent en marge du monde tel qu'il va, l'information n'a guère d'importance sur le moment. Ils se trompent.
Et Syffe peut-être plus encore que les autres. Les orphelins de la ferme Tarron sont des enfants aventureux, ils leur arrive de partir en virée dans la nature environnante, sur les bords de la Brune, loin de Corne-Brune et de son agitation. C'est lors d'une de ces sorties que Syffe va tomber sur le corps d'un homme, criblé de flèches...
La peur passée, ne sachant pas trop quoi faire, Syffe finit par se confier à des pécheurs, qui l'écoutent, lui font raconter encore et encore son histoire, mais sans que cela débouche sur quoi que ce soit. Le souvenir de cet homme mort, déjà en train de se décomposer, reste pourtant gravé dans la mémoire du gamin, qui ne trouve de réconfort qu'auprès de ses amis, et en particulier de Brindille.
Car Syffe l'aime bien, Brindille, une jeune fille aussi frêle que son nom l'indique. Il l'aime au point de vouloir lui faire des cadeaux, de lui montrer son affection par quelque geste... Et c'est ainsi que, dérogeant aux principes qui ont guidé sa jeune vie jusque-là, Syffe décide de se mettre à voler. Oh, il n'a pas l'intention d'en faire son activité principale, juste d'améliorer l'ordinaire.
Et voilà comment sa vie va basculer...
C'est toujours ainsi, on parle de la chance du débutant, mais c'est de la foutaise, c'est justement lorsqu'on commence à voler qu'on ne se méfie pas assez et qu'on se fait pincer. Pour un simple beignet, vous l'aurez compris, il se retrouve aux arrêts, conduit devant un des personnages les plus effrayants de Corne-Brume : le Première-Lame Hesse.
On raconte beaucoup de choses à son sujet, et surtout que c'est un assassin froid et sans état d'âme, un tueur de femmes et d'enfants caché sous le costume de celui qui doit faire appliquer la justice... C'est dire si Syffe n'en mène pas large, persuadé que sa dernière heure est venue. Mais Hesse a d'autres projets pour le garçon : en faire son informateur...
Volontairement, je choisis d'arrêter le résumé à ce point de l'histoire. Sans plus de détails sur les missions que Hesse va confier à Syffe. La relation entre le Première-Lame et l'enfant, qui occupe une place importante dans la première partie du roman, est très intéressante. Syffe est le narrateur, on a donc son point de vue sur Hesse, et sur ce qu'il ressent.
Une sorte d'attraction-répulsion, une peur profonde, liée à tout ce qu'on raconte sur le Première-Lame, ces crimes qu'il aurait commis. Mais aussi, petit à petit, une relation de confiance, comme si l'orphelin se découvrait une espèce de père de substitution. J'ai d'ailleurs ressenti une espèce d'ambiguïté chez Hesse, l'impression qu'il n'avait peut-être pas choisi Syffe complètement par hasard.
Bon, entre les deux, tout n'est pas rose, Syffe sent bien qu'on se sert de lui et ça ne lui plaît guère. Il n'est plus l'enfant complètement libre, le voilà avec un fil à la patte qui, certes, lui permet de se nourrir plus correctement, mais qui laisse au-dessus de lui une épée de Damoclès. Qui le met aussi à la merci de l'instabilité politique qui gagne la région, alors qu'il était totalement en marge.
Mais, le bon côté, c'est cette bienveillance de Hesse envers lui qui va tirer Syffe de certains mauvais pas, lui ouvrir de nouvelles portes et, même si ce n'est pas forcément son choix, lui offrir de nouvelles perspectives. Mais aussi le couper de son passé, de l'orphelinat Tarron, de ses amis, de Brindille, qu'il voit de moins en moins...
Syffe, en quelques mois, change de monde, découvre une nouvelle vie, un autre rythme, se trouve également des ennemis, chose nouvelle pour lui, et va apprendre un métier, pas n'importe lequel : le métier de soigner... Sans doute n'y aurait-il jamais pensé avant, mais il va trouver encore une figure paternelle chez Nahirsipal, qui lui transmet son savoir...
Ce premier tome, c'est une espèce d'anti-roman d'apprentissage. On en retrouve toutes les caractéristiques, et pourtant, la trajectoire de Syffe est tout sauf rectiligne, logique... Son destin zigzague au gré de décisions qu'il ne prend pas par lui-même, de situations qu'il n'aurait même jamais imaginé vivre.
"La bêche n'a pas besoin de comprendre pourquoi elle creuse. Le couteau n'a pas besoin de savoir pourquoi il coupe. Nous sommes tous l'outil de quelqu'un, et tu peux être sûr d'une chose : c'est souvent pire de savoir sans comprendre que de ne pas savoir du tout", lui dit Hesse. Une phrase qui résume parfaitement la vie de Syffe, faite de bas et de hauts.
Mais de hauts qui se terminent toujours par une catastrophe, un drame, et qui font plonger le garçon dans des abîmes, l'obligeant à repartir de zéro, rapprochant aussi de sa nuque la lame de l'épée de Damoclès. Chacune des rencontres que fait Syffe semble ainsi avoir deux facettes, une très positive, enrichissante, même, l'autre, néfaste, périlleuse.
Il en sera de même pour le troisième personnage très important que va croiser le jeune garçon et qui va entreprendre d'en faire un soldat. Oh, pas n'importe quel soldat, car Uldrick est un Var. Un mot sur ce peuple nomade, qu'on découvre dans ce premier tome, car leur mode de vie et de penser est assez fascinant, troublant et original.
D'abord, les Vars font penser un peu à des Vikings, ou du moins l'image que l'on peut se faire de ce peuple. Et puis, d'information glanée en information glanée, on découvre une peuplade ayant adopté un mode de vie en société très différent de ce qu'on le connaît, basée sur l'égalité entre chacun de ses membres, mais aussi sur une grande liberté.
Il y a chez les Vars quelque chose d'une utopie, d'un anarchisme qui aurait réussi, chacun menant ainsi sa vie comme il l'entend, sans rien posséder, dans une relation d'égal à égal à l'autre, dans un individualisme qui sait pourtant parfaitement faire corps quand c'est nécessaire, par exemple au combat, où ils font preuve d'une unité qui fait leur réputation.
Pourtant, là encore, il y a d'autres aspects qui surprennent, choquent, même. Comme lorsque Uldrick raconte à Syffe l'histoire de son fils. Le garçon n'en revient pas, il est secoué, cela ne correspond pas à sa vision du monde et il en est également déçu, percevant soudain son compagnon et maître d'arme sous un autre jour. Moins respectueux.
Je survole le livre, d'où ma volonté de très peu contextualiser (d'ailleurs, la quatrième de couverture fait un peu pareil), et c'est un peu obligé, puisque ce premier tome est une série d'étapes, de phases, de tranches de vie, au cours desquelles Syffe apprend, souvent à ses dépens, grandit, engrange des connaissances, mais doit aussi faire avec le monde qui l'entoure et le menace.
Au côté apprentissage, on pourrait joindre un côté picaresque si la vie de Syffe était un poil plus marrante. Là, le mot ne semble pas adéquat, ce premier volet est sombre, assez oppressant, Syffe ne maîtrisant rien, ou si peu, ne comprenant rien de ce qui peut se passer autour de lui et étant le jouet des événements, jusque d'ailleurs aux dernières pages de ce livre.
La vie de Syffe ne pesait pas grand-chose à l'origine, mais il était libre et d'une certaine manière, heureuse. Vu ce qu'on apprend par la suite, de la situation dans les Primeautés, et à Corne-Brune en particulier, on peut se dire que son existence a changé du tout au tout et que, paradoxalement, ses déboires lui ont sauvé la vie, allez savoir...
Car, en parallèle de son parcours personnel, il y a également l'évolution politique de cette région. Ce n'est qu'un arrière-plan, très partiel, puisque, encore une fois, Syffe est le narrateur et il ne sait que peu de choses sur ce qui se passe autour, essentiellement par ce qu'il apprend lors de rencontres impromptues. Mais, on comprend que la mort du roi, annoncée au début, a sonné le glas du Royaume Unifié.
La période de paix est terminée, les mauvaises habitudes des primeautés, rendues à leur indépendance, les poussent à reprendre le chemin de la guerre et la douce vie le long de la Brune touche à sa fin. La découverte du corps criblé de flèches par Syffe dans les premières pages devient un signe avant-coureur de ce que va connaître la région.
Ce Royaume Unifié qui se disloque et laisse des potentats locaux imposer des vues qui vont mener toute la région à la catastrophe, on pourrait y voir une Europe déstabilisée par la montée des populismes et des extrémismes. Le tout, dans une ambiance de défiance vis-à-vis des élites dirigeantes, trop éloignées des réalités quotidiennes du peuple.
Ajoutez à cela une montée de ce qu'on n'appelle pas le racisme dans cet univers, mais c'est bien cela que met en évidence Patrick K. Dewdney à travers le terme très péjoratif de "teinté" que l'on emploie de plus en plus en souvent, aux quatre coins de Corne-Brune. Il devient synonyme de l'autre, de l'étranger, de celui qui appartient à un autre clan... Et un bouc émissaire évident, à tous les maux.
La Brune et ses alentours ont pourtant l'air d'être une région verdoyante, assez riche, sans véritable raison de craindre pour son avenir. On y cultive, on y pêche, on y chasse, le lien avec la nature est important et celle-ci se trouve vraiment aux portes des villes. Cette nature tient une place importante dans le roman, que je n'irais pas jusqu'à qualifier de bucolique, mais pas loin.
Au début, les alentours de la ferme Tarron offre un point de vue sur une magnifique campagne où il doit faire bon vivre, tout en demandant un gros travail agricole. Mais, les enfants y trouvent un formidable terrain de jeu, qui va manquer à Syffe lorsque, par la force des choses, il va se retrouver cantonné dans l'enceinte de la ville, plus étouffante.
Puis, par la suite, ce sont d'immenses forêts que l'on va découvrir en sa compagnie, idéales pour se cacher, pour vivre en toute discrétion en attendant des jours meilleurs. Plus sereins, et moins dangereux. Une vie érémitique rudimentaire, mais qui permet d'échapper au monde tel qu'il va, de se construire sans autre influence que celle d'un maître, aux méthodes certes musclées, mais finalement bien plus sage et expérimenté qu'un pauvre orphelin.
Ce lien à la nature, c'est aussi apprendre à vivre au rythme des saisons et des aléas climatiques, de savoir anticiper les saisons les moins propices, de préparer en amont les temps les plus austères et d'occuper ces derniers par des tâches qui donneront des fruits par la suite. En cela, la période à la ferme et la période forestière ont bien des points communs, même si la rudesse de la seconde est sans commune mesure.
Cela donne au roman, du moins dans sa grande première partie, un rythme général assez lent, paisible, simplement marquée par des pics de tension occasionnels, dont Syffe est hélas pour lui souvent l'épicentre. Et le livre est porté par un style où affleure une réelle poésie, visuel et riche, qui donne à voir. On se sent bien dans cet univers, plein de fraîcheur.
Et, comme tout fonctionne par contrastes dans ce roman, à cela s'oppose une vraie noirceur, latente les premiers temps et qui gagne du terrain tout au long du livre, comme un brouillard qui s'étendrait lentement, inexorablement. Elle est là, on la ressent, comme Syffe ne peut l'ignorer. Elle est là aussi parce que la vie de Syffe, dès qu'il doit quitter la ferme Tarron est loin d'être joyeuse.
Cette impression va crescendo, jusqu'à un final où la violence, jusque-là ponctuelle, déferle comme si une digue avait brusquement cédé. On quitte le côté apprentissage et le roman bucolique pour plonger dans une fantasy bien plus épique qui, à son tour, va marquer la fin d'une époque. Syffe a déjà bien changé depuis le début de "l'Enfant de poussière", mais ce final laisse penser qu'on entre dans des eaux fort tumultueuses...
C'est amusant, en lisant, je me figurais une première partie pleine de couleurs, pas des couleurs vives, des couleurs tendres, puis, lorsqu'il y a des pics des tensions, des événements graves, cela devenait d'un seul coup plus sombre, plus foncé. Ensuite, lors de la vie forestière, retour de la couleur, mais grignotée par le gris et le blanc, car l'hiver tient une place importante dans cette partie.
Enfin, ce final musclé m'apparaît plus nocturne, plus glacial, aussi, sans doute mon souvenir est-il influencé en particulier par les dernières pages du livre, qui se déroule dans un contexte très hostile, et pas seulement la dimension humaine des choses. Il y a dans ce roman un côté très pictural, tout en clair obscur, qui m'a fait penser à des tableaux de la Renaissance flamande.
Il y a peu de magie dans ce premier volet, même si on sait qu'elle existe dans cet univers. On la craint, on la redoute, on se méfie de ceux qui la pratiquent. Pourtant, quelques événements intriguent. On n'en connaît pas tout à fait la signification encore, mais si on suppose que cela va gagner en importance au fil du récit.
Une dimension onirique, ou plutôt cauchemardesque, qui hante Syffe à intervalles réguliers, sans qu'il comprenne vraiment ce qui produit ces rêves. Une rencontre aussi, un des passages les plus flippants de ce premier tome, pourtant relativement calme. Là, c'est le lecteur qui a l'impression de cauchemarder, et les amateurs de vilaines bébêtes, eux, devraient être ravis...
Patrick K. Dewdney nous laisse sur un cliffhanger douloureux. Les dernières phrase de ce premier volet (ce ne sont pas les seules, hein !) sont magnifiques, très puissantes, portées par le sourire de Syffe, mais quel sourire ! On a la sensation de l'abandonner à un moment où il a besoin de nous, et c'est très violent. Heureusement que le tome 2 arrive en septembre !
On reste sur une situation où tout est sens dessus dessous, avec des questions sans réponse, des interrogations quant au personnage de Syffe, mais également sur ce qui l'entoure. On comprend qu'une nouvelle phase de sa vie va commencer, et qu'elle ne sera vraiment pas la plus gaie... Et l'on s'inquiète : jusqu'où va-t-il descendre ? Saura-t-il remonter la pente ?
Et qui tient les rênes de son destin ?