J'imaginais au départ une phrase de titre plus longue, et puis c'est cette formule qui a fini par s'imposer, pas seulement parce qu'elle résume assez bien notre livre du jour, mais parce qu'elle offre également un clin d'oeil de l'auteur à ce qui est sans doute son livre le plus connu. Avec "L'Arche de Darwin" (en grand format au Diable Vauvert ; traduction de Sara Doke), James Morrow poursuit son oeuvre iconoclaste et sa dénonciation des extrémismes, en particulier religieux, mais pas seulement. Dans ce livre, à la fois roman historique et roman d'aventures, assaisonné par l'humour et l'esprit de provocation de Morrow, l'auteur de "En remorquant Jéhovah" pose une nouvelle foi la question de l'existence de Dieu (ou de sa non-existence, selon le point de vue) et embarque une comédienne pleine de détermination vers les îles Galapagos où pourrait se trouver la preuve essentielle mettant une fois pour toute fin à ce débat. Un voyage à la Jules Verne, mais aussi l'occasion pour James Morrow de rendre hommage aux scientifiques, et en particulier aux femmes scientifiques souvent oubliées, qui, avant Charles Darwin ou dans son sillage, ont contribué à élucider, petit à petit, le mystère de la vie.
Chloe Bathurst est comédienne dans un théâtre londonien de seconde zone, spécialisé dans la romance tragique (tout un programme), jusqu'au jour où elle se lance en pleine représentation dans un discours politique qui manque déclencher une émeute. Renvoyée aussitôt, elle se retrouve sans emploi et voit toutes les portes des théâtres se fermer devant elle.
Et ça tombe mal. Car cette envolée lyrique et révolutionnaire est la conséquence de la visite de son père, devenu indigent en raison de ses dettes et obligé d'effectuer des travaux forcés pour les rembourser. Chloé n'a plus qu'une idée en tête : aider son père à retrouver un peu de fierté. Mais comment trouver une telle somme ?
Puisqu'elle ne peut plus monter sur les planches, il lui faut trouver autre chose. Elle entend alors parler d'un certain Charles Darwin, qui vit à Downe, dans le Kent, et cherche quelqu'une gouvernante pour ses enfants. Hélas, Chloé arrive trop tard, et elle craque, devant cette étonnante famille... Charles Darwin lui offre alors de l'aider en l'embauchant pour tout autre chose.
Dans le jardin de Darwin House, se trouve un véritable petit zoo, où vivent des animaux exotiques que le scientifique a rapportés de ses différentes expéditions, et en particulier des reptiles. Darwin propose à Chloé de s'occuper de la ménagerie, de devenir son aide-gardienne de zoo, ce qui lui permettra de poursuivre ses recherches.
Tout se passe bien, non seulement Chloé finit par adorer les animaux qui l'avaient un peu surprise de prime abord, mais elle devient également très complice des enfants Darwin, Annie et William. Et puis, elle s'entend bien avec Darwin lui-même, qui apprécie que la jeune femme ne soit pas trop portée sur la religion, comme lui-même.
Un jour, lors d'un déjeuner où Darwin a convié plusieurs de ses collègues scientifiques, Chloé est témoin d'une conversation qui la frappe. Il est question d'un concours, organisé par une société d'étudiants d'Oxford, oisifs et provocateurs, dont le but est d'apporter la preuve de l'existence ou de la non-existence de Dieu, rien que ça. Avec à la clé, une récompense de 10 000£ à qui convaincra le jury.
Une telle somme serait la solution aux problèmes de Chloé, et plus encore de son père ! Or, Chloé sait que Darwin travaille sur une théorie qui a pour but de démontrer que les êtres vivants évoluent au fil du temps et qu'ils ne s'agit pas d'une création divine. Autrement dit, la théorie de Darwin pourrait tout à fait remporter le prix.
Mais, le scientifique ne veut surtout pas participer au concours. D'abord, parce qu'il juge que sa théorie doit encore être peaufinée, ensuite parce qu'il a promis à son épouse, très croyante, qu'elle ne serait publiée qu'après leur mort. Chloé est abattue, puis elle se reprend : puisque Darwin ne veut pas l'aider, alors, elle se débrouillera toute seule et remportera le prix !
Pour cela, elle a besoin de comprendre en quoi consiste la fameuse théorie de Darwin et trouver comment la démontrer. Elle met alors au point un projet fou : se rendre aux îles Galapagos et revenir avec des spécimens des mêmes espèces que celles que Darwin possède dans son zoo personnel, afin de montrer devant le jury du Grand concours de Dieu comment fonctionne l'évolution.
Mais, elle n'est pas la seule sur le coup. Une expédition a pris la mer pour les Galapagos avec une mission très clairement définie, parfaitement sordide, dont le but est d'empêcher, par tous les moyens, Chloé de pouvoir démontrer sa théorie. Et, pour la surveiller et éventuellement la dissuader, un prêtre est chargé de voyager aux côtés de la comédienne.
Et, en parallèle, une autre expédition menée par un jeune homme, fils du pasteur de la paroisse où vit Darwin, est également prête à s'élancer, mais dans une toute autre direction. Ces homme aussi participent au Grand concours de Dieu, mais entendent prouver l'existence de Dieu. Et, pour cela, elle entreprend des recherches pour découvrir les vestiges de l'Arche de Noé sur les pentes du mont Ararat...
Avant d'aller plus loin, il convient de resituer cette histoire dans son contexte historique : le roman débute en 1848, soit une dizaine d'années avant la publication du livre fondamental de Charles Darwin, "L'Origine des espèces". Le scientifique est encore alors complètement inconnu du grand public et, comme dit plus haut, il ne prévoit pas de publier son travail dans l'immédiat.
Et l'essentiel du roman va se dérouler avant 1859, année de publication de ce livre exposant une théorie révolutionnaire pour les uns, hérétique pour les autres. James Morrow joue d'ailleurs avec le contenu de cette théorie tout au long du livre, Chloé se confrontant à un texte qu'elle peine à comprendre, mais qu'elle ne cesse de potasser.
"L'Arche de Darwin" est donc un roman historique, qui nous plonge d'abord dans l'Angleterre du milieu du XIXe siècle, à une période où, dans toute l'Europe, des mouvements sociaux et politiques apparaissent, où les idées d'un autre personnage très important de cette époque, Karl Marx, commencent à émerger, où l'on dresse des barricades et remet l'ordre établi en question.
Comme il l'avait fait, par exemple, dans "le Dernier chasseur de sorcières", James Morrow joue avec ce contexte historique, y met son grain de sel et lui donne un aspect de conte philosophique, en accentuant le côté romanesque des choses. Ainsi, Chloé va vivre d'incroyables aventures dans son voyage jusqu'aux îles Galapagos, mais aussi une fois débarquée dans cet archipel.
C'est l'autre aspect très important de ce roman : on est dans un véritable roman d'aventures, plein de rebondissements, de surprises, d'événements forts et souvent dramatique, de retournements de situation et d'humour (souvent noir). Si vous trouvez que l'argument premier, démontrer la non-existence de Dieu à travers les écrits de Darwin, a l'air prise de tête, vous vous trompez carrément.
C'est captivant, enlevé, drôle, foutraque, bourré de clins d'oeil et de situations improbables, le tout porté par une galerie de personnages étonnante, au sein de laquelle Charles Darwin paraît d'un flegme tout à fait britannique. Un joueur invétéré, des marins avides, un ecclésiastique en proie au doute, une maquerelle complètement folle, des indiens d'Amazonie, un empereur fantoche et polygame, un pasteur interné, passionné de colombophilie et de peinture, et son fils accro au haschisch...
Si ce casting ne vous fait pas envie, je ne sais pas quoi vous dire de plus ! Mais si, ne vous inquiétez pas, j'ai encore quelques tours dans mon sac. Il y a, dans "L'Arche de Darwin", quelque chose d'un roman de Jules Verne. Chloé est une sorte de cousine de Philéas Fogg, elle aussi embarquée autour du monde, non pour battre un record, mais mener une quête semée d'embûches elle aussi.
C'est surtout un très beau personnage, parce qu'elle n'est pas monolithique : si elle ne va jamais perdre la détermination à sauver son père qui l'a poussée dans cette incroyable histoire, en revanche, au fil du voyage, on la voit osciller, hésiter, douter, se raccrocher à différentes choses, changer d'avis, évoluer (c'est le cas de le dire) de la foi à l'athéisme en passant par les étapes intermédiaires.
Cette quête, c'est aussi la sienne, une quête philosophique qui passe en revue nombre de postures que l'on rencontre couramment face à la question de l'existence de Dieu. Au départ, finalement, la réponse lui importe peu, ce qui compte, c'est de pouvoir réussir la démonstration la plus convaincante pour remporter les 10 000£.
Mais, au fil du voyage, des rencontres, de ses réflexions, des événements, elle ne peut s'empêcher de réfléchir elle aussi à tout cela, jusqu'à parfois se retrouver en porte-à-faux avec ce qu'elle entend démontrer. A l'image du bateau sur lequel elle va quitter l'Angleterre, elle change souvent de cap, contrairement à d'autres personnages, solidement ancrés dans leurs certitudes.
En cela, elle est un vrai personnage morrowien, si je puis dire, certainement pas une fanatique, mais quelqu'un qui pense, doute, se forge un avis en toute connaissance de cause, à l'écart des dogmes de tout poil. C'est aussi un personnage très touchant, charismatique, débrouillard, sachant mettre ses talents de comédienne au service de sa cause. Une héroïne bien plus puissante que celles qu'elle a incarnées dans ses romances tragiques...
Roman historique, roman d'aventures, conte philosophique à la Swift, roman d'amour, aussi, mais ce n'est pas tout. Le moment est venu d'évoquer une des dimensions les plus surprenantes de "L'Arche de Darwin", qui justifie d'ailleurs la remise d'un Grand Prix de l'Imaginaire à James Morrow, c'est la dimension fantastique.
Je ne vais pas la contextualiser, car il faut garder la surprise pour les lecteurs à venir, mais il se trouve qu'elle n'est pas juste là pour faire joli ou ajouter une touche spectaculaire supplémentaire. Non, elle a un but bien précis, qui est de rendre hommage à ceux, et plus encore celles qui, avec Darwin, ont permis à la science de franchir des étapes décisives pour expliquer le phénomène qu'est la vie.
James Morrow utilise le fantastique, car la plupart des personnalités qu'il fait intervenir dans son récit ont publié leur recherches ou ont tout simplement vécu après Charles Darwin : de Gregor Mendel, le père de la génétique, à Rosalind Franklin, sans laquelle Watson et Crick n'auraient pu découvrir la double hélice d'ADN, en passant par Pierre Teilhard de Chardin et son amie Lucile Swan...
Chose à la fois amusante et intéressante, parmi ces personnages dont le travail détruit le créationnisme en expliquant, étape par étape, l'évolution de l'être humain, deux sont des religieux : Gregor Mandel et Pierre Teilhard de Chardin (qui aura d'ailleurs bien des soucis avec sa hiérarchie au sein des Jésuites à cause de ses recherches).
"Que celui qui peut réfuter les preuves fossiles me lance le premier os", affirme d'ailleurs Teilhard de Chardin dans le roman, avec un humour qu'on ne lui connaissait pas tout à fait, phrase à laquelle fait écho une autre citation tirée du livre, savoureuse par son cynisme et symbolique de la malice de James Morrow, alors que son pays, l'Amérique, souffre de la montée de fanatismes chrétiens : "Un chrétien n'a rien à craindre des faits".
Ils ne sont pas les seuls à apparaître dans le roman, il ne faut pas oublier deux personnages qui ont joué un rôle très important dans le travail de Charles Darwin. Le premier, c'est Jean-Baptiste Lamarck, qui bien avant Darwin a élaboré une théorie de l'évolution ; on croise son nom de manière très amusante dans le roman.
Et le second, c'est Alfred Wallace, dont les recherches et les idées ont poussé Charles Darwin à publier ses travaux plus tôt qu'il ne le souhaitait. Lui, pour le coup, on le croise de manière tout à fait normale, enfin presque, dans le cours du récit, en pleine expérimentation. Tout cela incite le lecteur à se pencher non pas uniquement sur Darwin, mais sur la révolution scientifique entamée au XIXe siècle et poursuivie jusqu'à nos jours.
A chaque livre, James Morrow démontre un peu plus qu'on peut aborder des sujets sérieux sans se prendre au sérieux, que l'humour et l'ironie sont des armes de destruction massive d'idées reçues et de dogmatismes. Dans "En remorquant Jéhovah", il fallait empêcher l'enterrement de Dieu, au sens très concret du terme, ici, la rousseauiste Chloé Bathurst vent enterrer Dieu métaphoriquement.
Dans cette folle (et divine) comédie, Charles Darwin est un personnage fort et lui aussi très touchant. Plus que le scientifique, c'est l'homme que l'on découvre, et le père, également. Au milieu de cette folie générale suscitée par le concours, il fait figure de sage, avant tout concentré sur la science et son implacable beauté.
Chloe Bathurst est comédienne dans un théâtre londonien de seconde zone, spécialisé dans la romance tragique (tout un programme), jusqu'au jour où elle se lance en pleine représentation dans un discours politique qui manque déclencher une émeute. Renvoyée aussitôt, elle se retrouve sans emploi et voit toutes les portes des théâtres se fermer devant elle.
Et ça tombe mal. Car cette envolée lyrique et révolutionnaire est la conséquence de la visite de son père, devenu indigent en raison de ses dettes et obligé d'effectuer des travaux forcés pour les rembourser. Chloé n'a plus qu'une idée en tête : aider son père à retrouver un peu de fierté. Mais comment trouver une telle somme ?
Puisqu'elle ne peut plus monter sur les planches, il lui faut trouver autre chose. Elle entend alors parler d'un certain Charles Darwin, qui vit à Downe, dans le Kent, et cherche quelqu'une gouvernante pour ses enfants. Hélas, Chloé arrive trop tard, et elle craque, devant cette étonnante famille... Charles Darwin lui offre alors de l'aider en l'embauchant pour tout autre chose.
Dans le jardin de Darwin House, se trouve un véritable petit zoo, où vivent des animaux exotiques que le scientifique a rapportés de ses différentes expéditions, et en particulier des reptiles. Darwin propose à Chloé de s'occuper de la ménagerie, de devenir son aide-gardienne de zoo, ce qui lui permettra de poursuivre ses recherches.
Tout se passe bien, non seulement Chloé finit par adorer les animaux qui l'avaient un peu surprise de prime abord, mais elle devient également très complice des enfants Darwin, Annie et William. Et puis, elle s'entend bien avec Darwin lui-même, qui apprécie que la jeune femme ne soit pas trop portée sur la religion, comme lui-même.
Un jour, lors d'un déjeuner où Darwin a convié plusieurs de ses collègues scientifiques, Chloé est témoin d'une conversation qui la frappe. Il est question d'un concours, organisé par une société d'étudiants d'Oxford, oisifs et provocateurs, dont le but est d'apporter la preuve de l'existence ou de la non-existence de Dieu, rien que ça. Avec à la clé, une récompense de 10 000£ à qui convaincra le jury.
Une telle somme serait la solution aux problèmes de Chloé, et plus encore de son père ! Or, Chloé sait que Darwin travaille sur une théorie qui a pour but de démontrer que les êtres vivants évoluent au fil du temps et qu'ils ne s'agit pas d'une création divine. Autrement dit, la théorie de Darwin pourrait tout à fait remporter le prix.
Mais, le scientifique ne veut surtout pas participer au concours. D'abord, parce qu'il juge que sa théorie doit encore être peaufinée, ensuite parce qu'il a promis à son épouse, très croyante, qu'elle ne serait publiée qu'après leur mort. Chloé est abattue, puis elle se reprend : puisque Darwin ne veut pas l'aider, alors, elle se débrouillera toute seule et remportera le prix !
Pour cela, elle a besoin de comprendre en quoi consiste la fameuse théorie de Darwin et trouver comment la démontrer. Elle met alors au point un projet fou : se rendre aux îles Galapagos et revenir avec des spécimens des mêmes espèces que celles que Darwin possède dans son zoo personnel, afin de montrer devant le jury du Grand concours de Dieu comment fonctionne l'évolution.
Mais, elle n'est pas la seule sur le coup. Une expédition a pris la mer pour les Galapagos avec une mission très clairement définie, parfaitement sordide, dont le but est d'empêcher, par tous les moyens, Chloé de pouvoir démontrer sa théorie. Et, pour la surveiller et éventuellement la dissuader, un prêtre est chargé de voyager aux côtés de la comédienne.
Et, en parallèle, une autre expédition menée par un jeune homme, fils du pasteur de la paroisse où vit Darwin, est également prête à s'élancer, mais dans une toute autre direction. Ces homme aussi participent au Grand concours de Dieu, mais entendent prouver l'existence de Dieu. Et, pour cela, elle entreprend des recherches pour découvrir les vestiges de l'Arche de Noé sur les pentes du mont Ararat...
Avant d'aller plus loin, il convient de resituer cette histoire dans son contexte historique : le roman débute en 1848, soit une dizaine d'années avant la publication du livre fondamental de Charles Darwin, "L'Origine des espèces". Le scientifique est encore alors complètement inconnu du grand public et, comme dit plus haut, il ne prévoit pas de publier son travail dans l'immédiat.
Et l'essentiel du roman va se dérouler avant 1859, année de publication de ce livre exposant une théorie révolutionnaire pour les uns, hérétique pour les autres. James Morrow joue d'ailleurs avec le contenu de cette théorie tout au long du livre, Chloé se confrontant à un texte qu'elle peine à comprendre, mais qu'elle ne cesse de potasser.
"L'Arche de Darwin" est donc un roman historique, qui nous plonge d'abord dans l'Angleterre du milieu du XIXe siècle, à une période où, dans toute l'Europe, des mouvements sociaux et politiques apparaissent, où les idées d'un autre personnage très important de cette époque, Karl Marx, commencent à émerger, où l'on dresse des barricades et remet l'ordre établi en question.
Comme il l'avait fait, par exemple, dans "le Dernier chasseur de sorcières", James Morrow joue avec ce contexte historique, y met son grain de sel et lui donne un aspect de conte philosophique, en accentuant le côté romanesque des choses. Ainsi, Chloé va vivre d'incroyables aventures dans son voyage jusqu'aux îles Galapagos, mais aussi une fois débarquée dans cet archipel.
C'est l'autre aspect très important de ce roman : on est dans un véritable roman d'aventures, plein de rebondissements, de surprises, d'événements forts et souvent dramatique, de retournements de situation et d'humour (souvent noir). Si vous trouvez que l'argument premier, démontrer la non-existence de Dieu à travers les écrits de Darwin, a l'air prise de tête, vous vous trompez carrément.
C'est captivant, enlevé, drôle, foutraque, bourré de clins d'oeil et de situations improbables, le tout porté par une galerie de personnages étonnante, au sein de laquelle Charles Darwin paraît d'un flegme tout à fait britannique. Un joueur invétéré, des marins avides, un ecclésiastique en proie au doute, une maquerelle complètement folle, des indiens d'Amazonie, un empereur fantoche et polygame, un pasteur interné, passionné de colombophilie et de peinture, et son fils accro au haschisch...
Si ce casting ne vous fait pas envie, je ne sais pas quoi vous dire de plus ! Mais si, ne vous inquiétez pas, j'ai encore quelques tours dans mon sac. Il y a, dans "L'Arche de Darwin", quelque chose d'un roman de Jules Verne. Chloé est une sorte de cousine de Philéas Fogg, elle aussi embarquée autour du monde, non pour battre un record, mais mener une quête semée d'embûches elle aussi.
C'est surtout un très beau personnage, parce qu'elle n'est pas monolithique : si elle ne va jamais perdre la détermination à sauver son père qui l'a poussée dans cette incroyable histoire, en revanche, au fil du voyage, on la voit osciller, hésiter, douter, se raccrocher à différentes choses, changer d'avis, évoluer (c'est le cas de le dire) de la foi à l'athéisme en passant par les étapes intermédiaires.
Cette quête, c'est aussi la sienne, une quête philosophique qui passe en revue nombre de postures que l'on rencontre couramment face à la question de l'existence de Dieu. Au départ, finalement, la réponse lui importe peu, ce qui compte, c'est de pouvoir réussir la démonstration la plus convaincante pour remporter les 10 000£.
Mais, au fil du voyage, des rencontres, de ses réflexions, des événements, elle ne peut s'empêcher de réfléchir elle aussi à tout cela, jusqu'à parfois se retrouver en porte-à-faux avec ce qu'elle entend démontrer. A l'image du bateau sur lequel elle va quitter l'Angleterre, elle change souvent de cap, contrairement à d'autres personnages, solidement ancrés dans leurs certitudes.
En cela, elle est un vrai personnage morrowien, si je puis dire, certainement pas une fanatique, mais quelqu'un qui pense, doute, se forge un avis en toute connaissance de cause, à l'écart des dogmes de tout poil. C'est aussi un personnage très touchant, charismatique, débrouillard, sachant mettre ses talents de comédienne au service de sa cause. Une héroïne bien plus puissante que celles qu'elle a incarnées dans ses romances tragiques...
Roman historique, roman d'aventures, conte philosophique à la Swift, roman d'amour, aussi, mais ce n'est pas tout. Le moment est venu d'évoquer une des dimensions les plus surprenantes de "L'Arche de Darwin", qui justifie d'ailleurs la remise d'un Grand Prix de l'Imaginaire à James Morrow, c'est la dimension fantastique.
Je ne vais pas la contextualiser, car il faut garder la surprise pour les lecteurs à venir, mais il se trouve qu'elle n'est pas juste là pour faire joli ou ajouter une touche spectaculaire supplémentaire. Non, elle a un but bien précis, qui est de rendre hommage à ceux, et plus encore celles qui, avec Darwin, ont permis à la science de franchir des étapes décisives pour expliquer le phénomène qu'est la vie.
James Morrow utilise le fantastique, car la plupart des personnalités qu'il fait intervenir dans son récit ont publié leur recherches ou ont tout simplement vécu après Charles Darwin : de Gregor Mendel, le père de la génétique, à Rosalind Franklin, sans laquelle Watson et Crick n'auraient pu découvrir la double hélice d'ADN, en passant par Pierre Teilhard de Chardin et son amie Lucile Swan...
Chose à la fois amusante et intéressante, parmi ces personnages dont le travail détruit le créationnisme en expliquant, étape par étape, l'évolution de l'être humain, deux sont des religieux : Gregor Mandel et Pierre Teilhard de Chardin (qui aura d'ailleurs bien des soucis avec sa hiérarchie au sein des Jésuites à cause de ses recherches).
"Que celui qui peut réfuter les preuves fossiles me lance le premier os", affirme d'ailleurs Teilhard de Chardin dans le roman, avec un humour qu'on ne lui connaissait pas tout à fait, phrase à laquelle fait écho une autre citation tirée du livre, savoureuse par son cynisme et symbolique de la malice de James Morrow, alors que son pays, l'Amérique, souffre de la montée de fanatismes chrétiens : "Un chrétien n'a rien à craindre des faits".
Ils ne sont pas les seuls à apparaître dans le roman, il ne faut pas oublier deux personnages qui ont joué un rôle très important dans le travail de Charles Darwin. Le premier, c'est Jean-Baptiste Lamarck, qui bien avant Darwin a élaboré une théorie de l'évolution ; on croise son nom de manière très amusante dans le roman.
Et le second, c'est Alfred Wallace, dont les recherches et les idées ont poussé Charles Darwin à publier ses travaux plus tôt qu'il ne le souhaitait. Lui, pour le coup, on le croise de manière tout à fait normale, enfin presque, dans le cours du récit, en pleine expérimentation. Tout cela incite le lecteur à se pencher non pas uniquement sur Darwin, mais sur la révolution scientifique entamée au XIXe siècle et poursuivie jusqu'à nos jours.
A chaque livre, James Morrow démontre un peu plus qu'on peut aborder des sujets sérieux sans se prendre au sérieux, que l'humour et l'ironie sont des armes de destruction massive d'idées reçues et de dogmatismes. Dans "En remorquant Jéhovah", il fallait empêcher l'enterrement de Dieu, au sens très concret du terme, ici, la rousseauiste Chloé Bathurst vent enterrer Dieu métaphoriquement.
Dans cette folle (et divine) comédie, Charles Darwin est un personnage fort et lui aussi très touchant. Plus que le scientifique, c'est l'homme que l'on découvre, et le père, également. Au milieu de cette folie générale suscitée par le concours, il fait figure de sage, avant tout concentré sur la science et son implacable beauté.