Ce gentleman n'est pas cambrioleur, et pourtant, c'est bien l'histoire de sa détention qui est le sujet de notre livre du jour. Un roman historique qui est une espèce de paradoxe littéraire : un roman d'aventures en huis clos... Sacré challenge, relevé par un romancier américain, diplômé de Yale et de Stanford, rien que ça, qui possède manifestement un certain sens de l'ironie et a choisi l'Union Soviétique naissante comme cadre de son livre. "Un gentleman à Moscou", d'Amor Towles (en grand format chez Fayard ; traduction de Nathalie Cunnington), fait passer le lecteur par une grande palette d'émotions et joue avec lui, en le prenant sans cesse à contre-pied, jusqu'à une partie finale en forme de point d'orgue. Une jolie découverte, portée par un magnifique protagoniste, un dandy plein de panache, d'orgueil, mais aussi de courage, réservant son lot de surprises, et entouré par une galerie de personnages secondaires très réussie.
Alexandre Ilitch Rostov est l'un des derniers représentants d'une grande famille de la vieille aristocratie russe. En 1913, après avoir signé un poème s'en prenant à la politique du tsar, il avait dû s'exiler, mais il est rentré au pays en 1918, afin de porter secours à sa grand-mère, restée dans la propriété familiale de Nijni-Novgorod, et menacée par l'avancée des Soviets.
Une fois assuré que son aïeule a quitté le pays, direction Paris, Alexandre Ilitch a choisi de rester sur sa terre natale, sans se soucier de sa propre situation. Ayant reçu une éducation des plus raffinées, mais possédant un caractère légèrement indolent et même insolent, il est un personnage qu'on ne peut pas rater lorsqu'on le rencontre.
Mais, en 1922, lorsque le pouvoir soviétique s'est installé, il se retrouve dans le collimateur. En cette journée marquant le début de l'été, il est convoqué au Kremlin pour comparaître devant le Comité exceptionnel du Commissariat du Peuple aux Affaires intérieures pour y être jugé. La raison est simple : en tant qu'aristocrate, il est un ennemi du peuple.
Fidèle à lui-même, Alexandre Ilitch prend ce procès avec humour et flegme, répondant à ses juges sur ses noms, prénoms, titres et qualités. Son métier ? "Un vrai gentleman n'a pas de métier", répond-il. Aristocrate, et maintenant rentier, on ne peut donc pas dire qu'il cherche à se mettre ses juges dans la poche. On redoute même le pire, pour lui.
Mais, il y a ce fameux poème, écrit une dizaine d'années plus tôt. Un engagement anti-tsariste qui lui vaut, si ce n'est de la bienveillance, au moins des circonstances atténuantes. Sa peine s'en ressent : le voilà condamné à la résidence surveillée pour une durée indéterminée. Mais gare à lui : s'il essaye de sortir de son domicile, il sera une cible et il n'y aura pas de sommation.
Son domicile, justement, parlons-en : depuis 1918, lorsqu'il a choisi de rester en Russie quoi qu'il arrive, il loge dans la suite 217 de l'hôtel Métropole, un des palaces les plus luxueux de Moscou. On se dit, et Alexandre Ilitch sans doute aussi, qu'il y a pire peine dans l'existence... Mais, à son retour, surprise, il découvre qu'il devra loger ailleurs, dans un endroit nettement moins confortable...
Une espèce de grenier, sous les combles, exigu et assez sombre, où il n'a que peu de place pour évoluer. A lui de choisir ce qu'il emporte, le reste sera confisqué au nom du Peuple. Qu'à cela ne tienne, Alexandre Ilitch n'est pas (trop) du genre nostalgique, et il a surtout plus d'un tour dans son sac pour affronter cette peine.
Ainsi commence la détention la plus bizarre de l'histoire de l'Union Soviétique. Alexandre Ilitch peut organiser ses journées comme il l'entend, à la seule condition de ne jamais sortir de l'hôtel. Il vaque donc à ses occupations quotidiennes presque comme si de rien n'était et, déjà habitué des lieux, il tisse des liens un peu plus étroits encore avec le personnel.
Il devient un personnage incontournable du Métropole, un meuble parmi les meubles, presque, profitant des joies des excellentes tables des lieux, le très renommé Boyarski et ses menus gastronomiques, et une autre salle, au rez-de-chaussée, ouverte à tous mais servant une cuisine plus traditionnelle et non moins agréable, que le comte surnomme le Piazza.
Le reste du temps, il erre, approfondissant sa connaissance des lieux et du fonctionnement de la maison, ce qui, plus tard, sera loin de lui être inutile. A l'image du chat de l'hôtel, un bleu de Russie à qui il manque un oeil, et surnommé Koutouzov, comme le maréchal du même nom, qui fut le chef des armées d'Alexandre Ie.
Prisonnier d'une (grande) cage dorée, mais prisonnier tout de même. Malgré son côté dandy et son flegme, on sent bien que le principal danger qui guette Alexandre Ilitch, c'est l'ennui. Le train-train du quotidien, que seules les difficultés naissantes dues au régime politique installé à deux pas de là viennent finalement bousculer, est pire que tout...
Jusqu'à ce que le comte rencontre Nina...
Nina a 9 ans, elle est la fille d'un bureaucrate ukrainien venu travailler à Moscou et elle n'a pas vraiment de points communs avec cet homme d'une trentaine d'années, assigné à résidence par le pouvoir pour lequel travaille son père. Pourtant, elle va venir s'installer à sa table et, d'une visite à l'autre, une étonnante relation va s'installer entre ces deux personnages.
Je peux le dire sans rien révéler, cette rencontre va changer la vie d'Alexandre Ilitch. Je peux d'autant plus l'affirmer ici que les bouleversements à l'origine desquels va se trouver Nina ne sont absolument pas ce qu'on peut imaginer de prime abord. Mais là, je m'arrête, si vous voulez en savoir plus, il vous faudra lire "Un gentleman à Moscou" !
Nina n'est pas la seule que croise régulièrement Alexandre Ilitch au cours de sa détention. Au premier chef, les employés de l'hôtel, évidemment, avec en tête de liste Emile, le chef cuisinier du Boyarski, qui ne se sépare jamais de son grand couteau, et Andreï, le maître d'hôtel. Au fil du temps, ces trois-là vont devenir extrêmement complices et former ce qu'ils vont appeler le triumvirat.
Trois larrons en foire, agissant clandestinement au sein de l'hôtel pour améliorer un ordinaire de plus en plus ordinaire au fil des années. Ces trois-là, sous leurs airs de messieurs bien comme il faut, avec une légère irascibilité pour Emile et une certaine austérité pour Andreï, vont s'en donner à coeur joie, au nez et à la barbe des autorités. De vrais gamins faisant les quatre-cents coups.
Parmi les employés du Métropole, on peut aussi citer Marina, la couturière, témoin des frasques d'Alexandre Ilitch, et même complice par son travail de petite main. Eh oui, les bêtises laissent des traces sur les vêtements, ou encore Yaroslav, le barbier, qui sait parfaitement rectifier une coiffure ou tailler une moustache, enfin quand on ne le dérange pas au moment crucial...
Et puis, il y a Michka, l'artiste, l'ami de jeunesse, le dernier qui reste à Alexandre Ilitch. Michka, c'est l'écrivain russe dans toute sa splendeur, fiévreux et révolté, maudit ou en passe de le devenir, sans cesse sur ses gardes, famélique, soutenant le nouveau régime, mais y trouvant déjà de quoi nourrir ses éternelles désillusions.
Il y a Anna Urbanova, une star de cinéma muet, dont la carrière va connaître des hauts et des bas, au gré des changements politiques, mais aussi technologiques. Une beauté et une classe qui, même dans l'écrin luxueux de Métropole, ne passe pas inaperçues. Et une femme qui sait parfaitement l'effet qu'elle peut faire...
Il y a Abram, rencontré par hasard par Alexandre Ilitch sur les toits de l'hôtel Métropole. Que fait-il là, me direz-vous ? Tiens, j'ai bien envie de ne pas en dire plus à son sujet. S'il apporte sa part à l'histoire, il est tout de même un personnage très secondaire, mais certainement pas anodin. La preuve, il y a un indice sur son activité en couverture du roman !
Enfin, il y a ceux qui vont donner plus de fil à retordre à Alexandre Ilitch. A commencer par celui qu'on va connaître presque exclusivement sous le sobriquet sans appel : le Fou. L'exemple type de l'homme à qui la nouvelle organisation politique et sociale offre une carrière tout à fait inattendu. Un serviteur zélé, qui va grimper les échelons plus en raison de ce zèle que de quelconques compétences.
Terminons ce tour d'horizon succinct avec Ossip Ivanovitch Glebnikov, personnage mystérieux qui rend visite régulièrement à Alexandre Ilitch au Métropole. Il attend de lui quelque chose de très précis, et finalement assez paradoxal étant donnée la situation du comte : qu'il lui ouvre des horizons nouveaux qui lui permettront d'appréhender les cultures des pays étrangers, qui n'ont pas encore la chance de connaître les bienfaits du socialisme.
Entre Alexandre et lui, une étrange relation va se nouer. Je n'irai pas jusqu'à dire amicale, ce serait un peu trop, mais disons que la dimension conflictuelle du départ et la méfiance réciproque vont connaître quelques terrains propices à une entente, disons, cordiales... Et le talent d'observateur du comte va permettre quelques scènes finalement cocasses autour de ce personnage qui peut certainement se montrer fort menaçant.
J'essaye de planter le décor sans trop en dire, parce que c'est un livre qui réserve pas mal de surprises. C'est un livre sur le temps qui passe, ce qu'on n'imagine pas forcément en attaquant la lecture des premières pages. Il y a pourtant une certaine logique, mais j'envisageais les choses différemment, et j'avais tort.
Oui, le temps est une donnée centrale d' "Un gentleman à Moscou", une variable très importante, même. Parce que, malgré tout, c'est l'histoire d'une détention. Une réclusion certainement bien moins désagréable que beaucoup d'autres, à Moscou en 1922 comme ailleurs, mais une réclusion tout de même, avec les maux que cela peut engendrer.
J'ai évoquer l'ennui, je ne reviens pas dessus, avec une pensée pour ce pauvre Montaigne, maltraité dans ce roman et clairement bouc émissaire de cet ennui. Mais, ce n'est pas le seul domaine où le temps intervient : s'il reste une forme de liberté à Alexandre Ilitch, c'est la gestion de son temps. Or, en bon gentleman, en bon dandy, il aime prendre son temps et déteste qu'on le presse...
Cette liberté, elle est réglée sur un objet important (il y en a plusieurs, parmi ceux que le comte conserve avec lui dans son grenier), une pendule bien particulière. Elle rythme la vie du gentleman et c'est aussi elle qui concrétise les moments d'ennui ou d'excitation, lorsque le temps se met soudain, à passer plus lentement... Enfin, c'est ainsi qu'on le ressent...
Cette question du temps va encore plus loin : elle rejoint celle du changement, de la modernité. Et là, on retrouve la question de l'enfermement. Alexandre Ilitch est coupé du monde extérieur, de plus en plus quand la seule presse disponible est celle du pouvoir. Il ne voit pas comment le monde change, très concrètement.
Pour le comte, la vie s'est arrêtée en 1922. Au fil des chapitres, il ne bouge pas, il ne change pas. Cela ne veut pas dire qu'il n'évolue pas, mais il devient peu à peu un homme du passé. Par son simple statut : un aristocrate dans un pays qui a abattu l'aristocratie, l'a effacée ; un dandy dans un monde devenu très matérialiste ; un homme du XIXe dans un monde entré de plain-pied dans le XXe.
En a-t-il conscience ? Sans doute, même si je crois qu'il prend bien soin de ne surtout pas y songer. Mais, face à lui, il y a des éléments très forts qui se chargent de le lui rappeler. L'âge, en premier lieu. Joue-t-il de ce personnage qu'il incarne, par moments jusqu'à risquer de se caricaturer lui-même ? De mon point de vue, c'est une question essentielle... Mais je n'y répondrai pas ici !
Un personnage dit à un moment à Alexandre Ilitch qu'il est "l'homme le plus verni de toute la Russie", alors que le stalinisme s'installe avec les conséquences que l'on connaît. La formule est belle et terrible à la fois. Elle synthétise parfaitement le paradoxe de la situation du comte Rostov : enfermé dans un hôtel de luxe. Comme si la réclusion le mettait, lui, le réprouvé, le condamné, à l'abri...
Il flotte sur ce roman quelque chose d'un peu picaresque. Au fil des chapitres, la vie d'Alexandre Ilitch évolue, son statut au Métropole change, sans pour autant qu'il perde son prestige et sa prestance. Cette lecture débute sur un air de comédie, certes pince-sans-rire, non sans noirceur, avec un côté Lubitsch ou Wilder : rire du drame pour ne pas en pleurer.
Mais ne vous y trompez pas, là aussi les choses sont plus complexes qu'il n'y paraît et on comprend qu'il peut se passer des choses inattendues. La dernière partie du livre va entièrement dans ce sens, avec un changement imperceptible, d'abord, car dans un premier temps, il va dans le sens de la comédie dramatique.
Et puis, ce changement prend un cap parfaitement inattendu, ou est-ce simplement parce que je me suis laissé endormir ? Vous comprendrez, et sachez que ça me crève le coeur, que je ne développe pas ce sujet. Que je ne dise pas clairement quelle direction prend "Un gentleman à Moscou" dans sa partie finale.
Quand j'ai commencé à envisager la finalité, j'ai continué à sourire. Parce que j'ai trouvé qu'on jouait sur le côté malin et fantasque du personnage du comte. Mais aussi parce que m'est venu en tête un film très connu, au contexte très différent, c'est vrai, mais peut-être pas autant qu'on l'imagine. D'autres lecteurs, eux, songeront peut-être à une série télévisée...
Bref, n'en disons pas plus. J'ai souri, oui, Alexandre Ilitch sera facétieux et joueur jusqu'au bout. Et puis, soudainement, tout s'est mis en place et le lecteur qui vous parle est resté pantois. Je n'avais pas une seconde imaginé un tel final, qui vient faire vibrer d'autres cordes. Et déclenche de nouvelles émotions. Allez, je le dis : j'ai été bouleversé par cette fin.
Elle est très belle, pleine de ce panache que le personnage manifeste finalement tout au long de cette aventure pas comme les autres, circonscrite aux murs d'un palace. Elle incarne une sorte d'âme slave (mais je suis peut-être un peu dans le cliché, là), avec courage et folie, mais aussi une espèce de désespoir qui semble inscrit dans les gènes.
Amor Towles a trouvé une manière très originale d'évoquer la période stalinienne, à travers un prisme apparemment déformant, et pourtant finalement assez fidèle malgré tout. Alexandre Ilitch Rostov est un personnage formidable, certainement agaçant, et pourtant terriblement attachant. Un faux je-m'en-foutiste, une extravagance de façade, très travaillée, qui cachent un sentimentalisme puissant.
Alexandre Ilitch Rostov est l'un des derniers représentants d'une grande famille de la vieille aristocratie russe. En 1913, après avoir signé un poème s'en prenant à la politique du tsar, il avait dû s'exiler, mais il est rentré au pays en 1918, afin de porter secours à sa grand-mère, restée dans la propriété familiale de Nijni-Novgorod, et menacée par l'avancée des Soviets.
Une fois assuré que son aïeule a quitté le pays, direction Paris, Alexandre Ilitch a choisi de rester sur sa terre natale, sans se soucier de sa propre situation. Ayant reçu une éducation des plus raffinées, mais possédant un caractère légèrement indolent et même insolent, il est un personnage qu'on ne peut pas rater lorsqu'on le rencontre.
Mais, en 1922, lorsque le pouvoir soviétique s'est installé, il se retrouve dans le collimateur. En cette journée marquant le début de l'été, il est convoqué au Kremlin pour comparaître devant le Comité exceptionnel du Commissariat du Peuple aux Affaires intérieures pour y être jugé. La raison est simple : en tant qu'aristocrate, il est un ennemi du peuple.
Fidèle à lui-même, Alexandre Ilitch prend ce procès avec humour et flegme, répondant à ses juges sur ses noms, prénoms, titres et qualités. Son métier ? "Un vrai gentleman n'a pas de métier", répond-il. Aristocrate, et maintenant rentier, on ne peut donc pas dire qu'il cherche à se mettre ses juges dans la poche. On redoute même le pire, pour lui.
Mais, il y a ce fameux poème, écrit une dizaine d'années plus tôt. Un engagement anti-tsariste qui lui vaut, si ce n'est de la bienveillance, au moins des circonstances atténuantes. Sa peine s'en ressent : le voilà condamné à la résidence surveillée pour une durée indéterminée. Mais gare à lui : s'il essaye de sortir de son domicile, il sera une cible et il n'y aura pas de sommation.
Son domicile, justement, parlons-en : depuis 1918, lorsqu'il a choisi de rester en Russie quoi qu'il arrive, il loge dans la suite 217 de l'hôtel Métropole, un des palaces les plus luxueux de Moscou. On se dit, et Alexandre Ilitch sans doute aussi, qu'il y a pire peine dans l'existence... Mais, à son retour, surprise, il découvre qu'il devra loger ailleurs, dans un endroit nettement moins confortable...
Une espèce de grenier, sous les combles, exigu et assez sombre, où il n'a que peu de place pour évoluer. A lui de choisir ce qu'il emporte, le reste sera confisqué au nom du Peuple. Qu'à cela ne tienne, Alexandre Ilitch n'est pas (trop) du genre nostalgique, et il a surtout plus d'un tour dans son sac pour affronter cette peine.
Ainsi commence la détention la plus bizarre de l'histoire de l'Union Soviétique. Alexandre Ilitch peut organiser ses journées comme il l'entend, à la seule condition de ne jamais sortir de l'hôtel. Il vaque donc à ses occupations quotidiennes presque comme si de rien n'était et, déjà habitué des lieux, il tisse des liens un peu plus étroits encore avec le personnel.
Il devient un personnage incontournable du Métropole, un meuble parmi les meubles, presque, profitant des joies des excellentes tables des lieux, le très renommé Boyarski et ses menus gastronomiques, et une autre salle, au rez-de-chaussée, ouverte à tous mais servant une cuisine plus traditionnelle et non moins agréable, que le comte surnomme le Piazza.
Le reste du temps, il erre, approfondissant sa connaissance des lieux et du fonctionnement de la maison, ce qui, plus tard, sera loin de lui être inutile. A l'image du chat de l'hôtel, un bleu de Russie à qui il manque un oeil, et surnommé Koutouzov, comme le maréchal du même nom, qui fut le chef des armées d'Alexandre Ie.
Prisonnier d'une (grande) cage dorée, mais prisonnier tout de même. Malgré son côté dandy et son flegme, on sent bien que le principal danger qui guette Alexandre Ilitch, c'est l'ennui. Le train-train du quotidien, que seules les difficultés naissantes dues au régime politique installé à deux pas de là viennent finalement bousculer, est pire que tout...
Jusqu'à ce que le comte rencontre Nina...
Nina a 9 ans, elle est la fille d'un bureaucrate ukrainien venu travailler à Moscou et elle n'a pas vraiment de points communs avec cet homme d'une trentaine d'années, assigné à résidence par le pouvoir pour lequel travaille son père. Pourtant, elle va venir s'installer à sa table et, d'une visite à l'autre, une étonnante relation va s'installer entre ces deux personnages.
Je peux le dire sans rien révéler, cette rencontre va changer la vie d'Alexandre Ilitch. Je peux d'autant plus l'affirmer ici que les bouleversements à l'origine desquels va se trouver Nina ne sont absolument pas ce qu'on peut imaginer de prime abord. Mais là, je m'arrête, si vous voulez en savoir plus, il vous faudra lire "Un gentleman à Moscou" !
Nina n'est pas la seule que croise régulièrement Alexandre Ilitch au cours de sa détention. Au premier chef, les employés de l'hôtel, évidemment, avec en tête de liste Emile, le chef cuisinier du Boyarski, qui ne se sépare jamais de son grand couteau, et Andreï, le maître d'hôtel. Au fil du temps, ces trois-là vont devenir extrêmement complices et former ce qu'ils vont appeler le triumvirat.
Trois larrons en foire, agissant clandestinement au sein de l'hôtel pour améliorer un ordinaire de plus en plus ordinaire au fil des années. Ces trois-là, sous leurs airs de messieurs bien comme il faut, avec une légère irascibilité pour Emile et une certaine austérité pour Andreï, vont s'en donner à coeur joie, au nez et à la barbe des autorités. De vrais gamins faisant les quatre-cents coups.
Parmi les employés du Métropole, on peut aussi citer Marina, la couturière, témoin des frasques d'Alexandre Ilitch, et même complice par son travail de petite main. Eh oui, les bêtises laissent des traces sur les vêtements, ou encore Yaroslav, le barbier, qui sait parfaitement rectifier une coiffure ou tailler une moustache, enfin quand on ne le dérange pas au moment crucial...
Et puis, il y a Michka, l'artiste, l'ami de jeunesse, le dernier qui reste à Alexandre Ilitch. Michka, c'est l'écrivain russe dans toute sa splendeur, fiévreux et révolté, maudit ou en passe de le devenir, sans cesse sur ses gardes, famélique, soutenant le nouveau régime, mais y trouvant déjà de quoi nourrir ses éternelles désillusions.
Il y a Anna Urbanova, une star de cinéma muet, dont la carrière va connaître des hauts et des bas, au gré des changements politiques, mais aussi technologiques. Une beauté et une classe qui, même dans l'écrin luxueux de Métropole, ne passe pas inaperçues. Et une femme qui sait parfaitement l'effet qu'elle peut faire...
Il y a Abram, rencontré par hasard par Alexandre Ilitch sur les toits de l'hôtel Métropole. Que fait-il là, me direz-vous ? Tiens, j'ai bien envie de ne pas en dire plus à son sujet. S'il apporte sa part à l'histoire, il est tout de même un personnage très secondaire, mais certainement pas anodin. La preuve, il y a un indice sur son activité en couverture du roman !
Enfin, il y a ceux qui vont donner plus de fil à retordre à Alexandre Ilitch. A commencer par celui qu'on va connaître presque exclusivement sous le sobriquet sans appel : le Fou. L'exemple type de l'homme à qui la nouvelle organisation politique et sociale offre une carrière tout à fait inattendu. Un serviteur zélé, qui va grimper les échelons plus en raison de ce zèle que de quelconques compétences.
Terminons ce tour d'horizon succinct avec Ossip Ivanovitch Glebnikov, personnage mystérieux qui rend visite régulièrement à Alexandre Ilitch au Métropole. Il attend de lui quelque chose de très précis, et finalement assez paradoxal étant donnée la situation du comte : qu'il lui ouvre des horizons nouveaux qui lui permettront d'appréhender les cultures des pays étrangers, qui n'ont pas encore la chance de connaître les bienfaits du socialisme.
Entre Alexandre et lui, une étrange relation va se nouer. Je n'irai pas jusqu'à dire amicale, ce serait un peu trop, mais disons que la dimension conflictuelle du départ et la méfiance réciproque vont connaître quelques terrains propices à une entente, disons, cordiales... Et le talent d'observateur du comte va permettre quelques scènes finalement cocasses autour de ce personnage qui peut certainement se montrer fort menaçant.
J'essaye de planter le décor sans trop en dire, parce que c'est un livre qui réserve pas mal de surprises. C'est un livre sur le temps qui passe, ce qu'on n'imagine pas forcément en attaquant la lecture des premières pages. Il y a pourtant une certaine logique, mais j'envisageais les choses différemment, et j'avais tort.
Oui, le temps est une donnée centrale d' "Un gentleman à Moscou", une variable très importante, même. Parce que, malgré tout, c'est l'histoire d'une détention. Une réclusion certainement bien moins désagréable que beaucoup d'autres, à Moscou en 1922 comme ailleurs, mais une réclusion tout de même, avec les maux que cela peut engendrer.
J'ai évoquer l'ennui, je ne reviens pas dessus, avec une pensée pour ce pauvre Montaigne, maltraité dans ce roman et clairement bouc émissaire de cet ennui. Mais, ce n'est pas le seul domaine où le temps intervient : s'il reste une forme de liberté à Alexandre Ilitch, c'est la gestion de son temps. Or, en bon gentleman, en bon dandy, il aime prendre son temps et déteste qu'on le presse...
Cette liberté, elle est réglée sur un objet important (il y en a plusieurs, parmi ceux que le comte conserve avec lui dans son grenier), une pendule bien particulière. Elle rythme la vie du gentleman et c'est aussi elle qui concrétise les moments d'ennui ou d'excitation, lorsque le temps se met soudain, à passer plus lentement... Enfin, c'est ainsi qu'on le ressent...
Cette question du temps va encore plus loin : elle rejoint celle du changement, de la modernité. Et là, on retrouve la question de l'enfermement. Alexandre Ilitch est coupé du monde extérieur, de plus en plus quand la seule presse disponible est celle du pouvoir. Il ne voit pas comment le monde change, très concrètement.
Pour le comte, la vie s'est arrêtée en 1922. Au fil des chapitres, il ne bouge pas, il ne change pas. Cela ne veut pas dire qu'il n'évolue pas, mais il devient peu à peu un homme du passé. Par son simple statut : un aristocrate dans un pays qui a abattu l'aristocratie, l'a effacée ; un dandy dans un monde devenu très matérialiste ; un homme du XIXe dans un monde entré de plain-pied dans le XXe.
En a-t-il conscience ? Sans doute, même si je crois qu'il prend bien soin de ne surtout pas y songer. Mais, face à lui, il y a des éléments très forts qui se chargent de le lui rappeler. L'âge, en premier lieu. Joue-t-il de ce personnage qu'il incarne, par moments jusqu'à risquer de se caricaturer lui-même ? De mon point de vue, c'est une question essentielle... Mais je n'y répondrai pas ici !
Un personnage dit à un moment à Alexandre Ilitch qu'il est "l'homme le plus verni de toute la Russie", alors que le stalinisme s'installe avec les conséquences que l'on connaît. La formule est belle et terrible à la fois. Elle synthétise parfaitement le paradoxe de la situation du comte Rostov : enfermé dans un hôtel de luxe. Comme si la réclusion le mettait, lui, le réprouvé, le condamné, à l'abri...
Il flotte sur ce roman quelque chose d'un peu picaresque. Au fil des chapitres, la vie d'Alexandre Ilitch évolue, son statut au Métropole change, sans pour autant qu'il perde son prestige et sa prestance. Cette lecture débute sur un air de comédie, certes pince-sans-rire, non sans noirceur, avec un côté Lubitsch ou Wilder : rire du drame pour ne pas en pleurer.
Mais ne vous y trompez pas, là aussi les choses sont plus complexes qu'il n'y paraît et on comprend qu'il peut se passer des choses inattendues. La dernière partie du livre va entièrement dans ce sens, avec un changement imperceptible, d'abord, car dans un premier temps, il va dans le sens de la comédie dramatique.
Et puis, ce changement prend un cap parfaitement inattendu, ou est-ce simplement parce que je me suis laissé endormir ? Vous comprendrez, et sachez que ça me crève le coeur, que je ne développe pas ce sujet. Que je ne dise pas clairement quelle direction prend "Un gentleman à Moscou" dans sa partie finale.
Quand j'ai commencé à envisager la finalité, j'ai continué à sourire. Parce que j'ai trouvé qu'on jouait sur le côté malin et fantasque du personnage du comte. Mais aussi parce que m'est venu en tête un film très connu, au contexte très différent, c'est vrai, mais peut-être pas autant qu'on l'imagine. D'autres lecteurs, eux, songeront peut-être à une série télévisée...
Bref, n'en disons pas plus. J'ai souri, oui, Alexandre Ilitch sera facétieux et joueur jusqu'au bout. Et puis, soudainement, tout s'est mis en place et le lecteur qui vous parle est resté pantois. Je n'avais pas une seconde imaginé un tel final, qui vient faire vibrer d'autres cordes. Et déclenche de nouvelles émotions. Allez, je le dis : j'ai été bouleversé par cette fin.
Elle est très belle, pleine de ce panache que le personnage manifeste finalement tout au long de cette aventure pas comme les autres, circonscrite aux murs d'un palace. Elle incarne une sorte d'âme slave (mais je suis peut-être un peu dans le cliché, là), avec courage et folie, mais aussi une espèce de désespoir qui semble inscrit dans les gènes.
Amor Towles a trouvé une manière très originale d'évoquer la période stalinienne, à travers un prisme apparemment déformant, et pourtant finalement assez fidèle malgré tout. Alexandre Ilitch Rostov est un personnage formidable, certainement agaçant, et pourtant terriblement attachant. Un faux je-m'en-foutiste, une extravagance de façade, très travaillée, qui cachent un sentimentalisme puissant.