Qui dit rentrée littéraire, dit polémiques, critiques acerbes, copinages et inimitiés, règlements de comptes à OK-des-Prés, définitions de la LLLLittérature, avec au moins quatre L majuscules et incitation non pas à lire ce qui vous fait envie, mais ce qu'il FAUT lire, définis par ceux qui savent. Pardon pour ce préambule sarcastique, mais il se trouve que notre livre du jour se retrouve au coeur de ce genre de débat sans intérêt (de mon point de vue, puisqu'il n'y est quasiment jamais question du contenu du livre), et que je le trouve pourtant très intéressant. J'y ai appris plein de choses, et en cela, ce n'est donc pas une lecture inutile. Et puis, après le succès de "Constellation", c'est le retour d'Adrien Bosc avec "Capitaine", toujours aux éditions Stock, où l'on retrouve les thèmes de prédilection de l'auteur, les personnages aux parcours singuliers et le hasard qui les rassemble. A quoi on ajoutera un questionnement sur le traitement de l'histoire par la fiction et par le roman, si ça, c'est pas un sujet de débat bien plus intéressant que de savoir "qui-qui-écrit-le-mieux-comme-il-faut-écrire-?", alors je désespère...
Voilà près d'un an que la France a été battue par le déferlement des troupes allemandes. Près d'un an que le maréchal Pétain a pris les commandes du pays et a choisi la voie de la collaboration. Près d'un an que le pays est occupé et que l'étau nazi se resserre sur tous ceux qui refusent de se plier à son ordre de marche.
En ce mois de mars 1941, dans le port de Marseille, mouille un rafiot, car son état général laisse franchement à désirer : "le Capitaine-Paul-Lemerle". Alors que les lignes maritimes traditionnelles ne sont presque plus desservies, il s'apprête à prendre la mer en direction des Antilles. Et il y a foule pour obtenir un billet, une place sur cette épave flottante...
Nombreux sont en effet ceux qui ont décidé de quitter la France tant qu'il est encore tant, pour échapper à la férule nazie et à son bras droit vichyste, qui commencent à sérieusement réduire les libertés des uns et des autres. Parmi eux, des immigrants qui avaient fui leur pays ces dernières années, Europe de l'est ou Espagne, des juifs, des artistes, des intellectuels, des militants politiques...
Ils viennent d'horizons différents, ils appartiennent à des classes sociales différentes, ils ont des objectifs futurs très variés, des destinations pas forcément encore précisément définies. Mais tout, plutôt que de rester dans cette France qui a basculé dans l'obscurantisme et la haine. Un nouvel exil, douloureux pour tous, plus encore pour ceux qui ne font que prolonger cette expérience et s'éloigner encore...
Au milieu de cette population hétéroclite qui doit s'organiser dans des conditions franchement spartiates, on trouve pas mal de visages connus : André Breton, le pape du surréalisme, Victor Serge, révolutionnaire russe, l'écrivaine Anne Seghers, la photographe Germaine Krull, le peintre Wilfredo Lam et d'autres figures politiques et culturelles.
On croise aussi sur le pont du "Capitaine-Paul-Lemerle" un jeune homme qui, pour sa part, n'est pas monté à bord avec dans la tête l'idée de s'exiler, mais parce qu'il est invité aux Etats-Unis pour une série de conférences. Il s'agit de Claude Lévi-Strauss, qui n'a pas encore définit son concept d'anthropologie structurale.
Célébrités, figures de cette époque troublée, anonymes ou personnages plus troubles, c'est un microcosme, un petit monde qui s'embarque pour une improbable traversée, d'abord le long des côtes méditerranéennes, puis dans l'Atlantique, direction la Martinique. Vers des ports où on ne les accueillera pas toujours à bras ouverts, sur des mers pas toujours paisibles...
C'est un périple qui commence, au sens premier, comme dans son sens le plus dramatique, car la route vers la liberté et l'exil sera bien plus compliquée que prévue. Tous les passagers resteront marqués par cette expérience hors du commun, comme cette période tumultueuse en a provoqué beaucoup, avant et après la traversée du "Capitaine-Paul-Lemerle".
On pense au "Winnipeg", évoqué récemment sur ce blog et par Adrien Bosc dans "Capitaine", on pense au "Jean-Bart", dont l'histoire est également abordée (pour un bateau, c'est risqué) dans ce livre, ou encore "l'Exodus", sans doute le navire dont on connaît le mieux l'histoire, parmi ceux que je viens de citer.
Ca, ce sont les faits. Adrien Bosc, comme dans "Constellation" (titre auquel il fait plusieurs clins d'oeil au fil de "Capitaine"), ne choisit pas, et c'est son droit le plus strict, comme c'est celui du lecteur d'adhérer ou non, un récit romanesque pur, mais un mélange entre autofiction, récit historique et fiction.
L'histoire du "Capitaine-Paul-Lemerle" est enfermée entre deux parenthèses où Adrien Bosc parle de son travail littéraire, de ses questionnements, de la manière dont il a élaboré ce livre, collecté les informations nécessaires, mis en forme le tout. Et d'autres aspect sur lesquels nous allons revenir au fur et à mesure de ce billet.
Commençons par le début. Il tourne autour d'une phrase, qui va revenir plusieurs fois : "Nous ne pouvons connaître le goût de l'ananas par le récit des voyageurs". J'aurais pu la mettre en titre de ce billet, d'ailleurs, mais j'ai préféré faire autrement et réserver cette phrase au développement. Derrière cette maxime, une idée intéressante : l'expression roman historique a-t-elle un sens ? Ne s'agit-il pas d'un oxymore ?
Si l'on comprend bien Adrien Bosc, seul celui qui a vécu un événement peut en faire un compte-rendu fidèle. Celui qui écoute ce témoignage n'en captera qu'une version imparfaite, tronquée, puisqu'il manquera tout ce qui touche les sens, mais aussi les mots exacts, les situations précises, les couleurs, etc.
De même, celui qui voudra raconter ces événements sans y avoir participé, quelques décennies ou siècles après, ne peut prétendre raconter la réalité des faits, puisqu'il n'était pas là. Il ne peut donner le détail exact des faits, il devient donc par la force des choses un auteur de fiction, sans forcément le vouloir, le désirer.
Les réflexions d'Adrien Bosc dans "Capitaine" rappellent celles qui jalonnaient le "HHhH" de Laurent Binet. Ce dernier faisait alterner le récit historique de l'assassinat de Reinhard Heydrich et ses réflexions personnelles sur le roman historique, sur les devoirs que cela imposait à l'auteur, sur les frictions entre volonté de raconter ce qui s'est passé et impossibilité de le faire parfaitement.
Chez Adrien Bosc, c'est concentré dans les premiers chapitres de "Capitaine", avec la phrase sur le goût de l'ananas citée plus haut, qui va entrer en collision avec une autre phrase très importante : "Toute histoire comporte une part de fiction"... Il s'agit donc d'être le plus respectueux possible de ce que l'on sait, d'être fidèle, en acceptant l'idée qu'on ne puisse atteindre le vrai absolu, si je puis dire.
Alors, Adrien Bosc se lance : les faits tels qu'on les connaît, racontés par un narrateur qui, forcément, mêle sa subjectivité. Et nous voici donc dans cette traversée mouvementée, avant même le départ, qui se fait dans l'urgence. Puis, durant la sortie de la Méditerranée, avant d'être en plein océan, des craintes, mais aussi des situations assez étranges, presque mystérieuses.
Il y a dans cette histoire quelques aspects qui font penser à un classique du cinéma, le "Casablanca", de Michael Curtiz, sorti en 1942. Qu'il s'agisse du Capitaine Sagols, qui commande "le Capitaine-Paul-Lemerle", un vichyste sincère, pas mécontent de débarrasser la France de tous ces indésirables, ou de l'énigmatique Smadja, aux multiples visages, il se passe des choses inexplicables...
De vrais sujets de romans noirs, entre agents secrets, peut-être doubles, voire triples, des trafics, des échanges secrets, des chargements discrets effectués en pleine nuit, on pourrait carrément installer dans ce cadre historique un polar à l'ancienne, sombre et vénéneux, où le danger serait partout, prêt à frapper implacablement...
Et puis, il y a l'arrivée en Martinique, qui n'a rien d'une libération, bien au contraire... On y trouve des fonctionnaires zélés, ne faisant aucun cadeau aux passagers, à ces candidats à l'exil qu'on va retenir, dans des conditions sordides. Je dois dire que, avant de me lancer dans cette lecture, ne connaissant pas cet épisode, je me demandais ce qu'allait pouvoir nous raconter Adrien Bosc... Rien que la période martiniquaise en dit long...
C'est aussi l'occasion d'évoquer une rencontre assez improbable qui se déroula à cette occasion : la visite d'André Breton à Aimé Césaire et à son épouse, Suzanne, qui viennent de fonder la revue "Tropiques", engagée, provocatrice, portant déjà les germes de ce que sera la pensée de Césaire après-guerre.
Venons-en aux personnages, car là encore, intervient la subjectivité de l'auteur. On ne va pas suivre les anonymes, mais bien les têtes d'affiche. A commencer par André Breton, accompagné par sa famille, qui a quitté Paris, au contraire de bien d'autres figures du monde culturel. Il attendra ailleurs que les choses se calment.
Breton n'est pas un personnage principal, on est dans un roman qu'on va qualifier de choral, mais c'est vrai qu'avec Lévi-Strauss, c'est peut-être celui que l'on voit le plus. Pourquoi lui ? Je me suis demandé si chacun des personnages mis en avant par Adrien Bosc ne l'était pas pour des raisons précises. Et pour Breton, on peut tout simplement considéré que ce voyage fut assez surréaliste.
Victor Serge, révolutionnaire russe, banni par Staline pour s'être élevé contre les purges de la fin des années 1930, parti en exil, redoutant, comme Trotski, d'être la cible d'agents soviétiques, affligé par la désillusion de cette grande révolution russe qui a basculé dans le totalitarisme d'un seul homme, apporte une touche très politique à ce voyage. La fin des utopies, écrasées par le nazisme et le stalinisme...
Anna Seghers n'est encore pas une personnalité littéraire en vue, mais ce voyage va être un tournant pour elle : c'est à cette époque qu'elle va se faire connaître à travers son roman "la Septième croix", question qui la préoccupe quand elle monte à bord, mais la traversée va lui inspirer un autre livre très important : "Transit".
Germaine Krull, photographe, intéressait fortement Adrien Bosc, puisqu'il espérait qu'elle lui apporterait une matière première très riche, et un regard sur la vie à bord. Or, paradoxalement, elle n'a pas laissé de photos de la traversée du "Capitaine-Paul-Lemerle". Je n'en dis pas plus à son sujet, vous verrez que c'est plus complexe que cela.
Wilfredo Lam, peintre que je ne connaissais pas, à la biographie fascinante, qui lui aussi est un peu un paradoxe : certes, il prend la route de l'exil, comme les autres, mais né à Cuba, c'est un peu un retour aux sources qu'il engage avec cette traversée, après avoir connu l'Espagne et la France, avant que ces pays ne plongent dans l'horreur des guerres.
Enfin, Claude Lévi-Strauss, autre personnage central, s'il faut en dégager certains. Curieusement, il est celui qui semble le moins touché par les événements. Sans doute parce que, à l'origine, il n'a pas l'intention de s'exiler, il pense au retour. Mais, tout ce qui l'entoure est l'occasion d'observations. "Le Capitaine-Paul-Lemerle" est un magnifique sujet d'étude pour lui.
Car la vie s'y organise, une véritable société se constitue, avec ses règles, ses hiérarchies, ses affinités, et, disons-le, ses classes sociales, aussi. A ceux qui imaginaient que ce voyage pourrait permettre d'imaginer une utopie, où tous seraient sur le même pied, eh bien, c'est raté, tout cela se met en place presque automatiquement. Presque inexorablement...
C'est aussi un regard sur l'exil qui n'est pas sans rappeler ce que l'on connaît actuellement : des personnes fuyant un pays en guerre sur un navire de fortune, avec un but incertain, des conditions de confort plus que rudimentaires, un accueil pas toujours enthousiaste à l'autre bout du voyage, l'incertitude de revoir un jour la terre natale...
J'écris et je suis long, déjà... Et pourtant, il reste encore à dire, alors, accélérons. Et parlons du hasard. Si vous avez lu "Constellation", vous retrouverez vraiment cette même réflexion sur son omniprésence. Elle va s'exprimer très différemment, puisque dans "Constellation", il s'exprimait autour des passagers d'un avion qui allait se crasher.
Ici, on sait ce qui réunit ces passagers : le nazisme qui gagne chaque jour du terrain. Le hasard va alors s'exprimer ailleurs, mais vous le verrez par vous-même, je ne vais pas tout vous dire. Si, je peux quand même évoquer un aspect qui concerne les jeux de hasard : un des éléments récurrents du livre, c'est le jeu de l'oie, où les dés décident de tout, ou encore le tarot, que les surréalistes veulent réinventer...
Le hasard... Il est partout dans ce livre, parfois sans qu'on se rende compte. Il est surtout présent dans le travail d'Adrien Bosc, et je dois dire que ce qu'il nous raconte est assez étonnant. Ce hasard, il est au coeur de la deuxième parenthèse autofictive, celle qui ferme "Capitaine", et si je ne suis pas forcément un grand fan de l'autofiction, j'ai pris plaisir à cette partie, troublante, oui, troublante...
Le hasard, il est chez Lévi-Strauss, dans ses réflexions sur la manière dont se constituent les sociétés qu'il étudie, sur "les événements sans rapport apparent" qui "glissent les uns sur les autres et soudain s'immobilisent en un semblant de castel dont un architecte plus sage que mon histoire eût médité les plans", écrit-il...
Oui, ce hasard qui réserve des surprises étonnantes à l'auteur, en écho avec les réflexions premières sur l'histoire, le récit et la fiction... Sur la réalité qui nous offre des situations qu'on hésiterait à imaginer soi-même, qui donne parfois vie à l'improbable et crée des situations inespérées. Sur le roman comme outil de mémoire, offrant une marge de manoeuvre que le strict travail historique n'offre pas...
Et sur le goût de l'ananas, évidemment.
Voilà près d'un an que la France a été battue par le déferlement des troupes allemandes. Près d'un an que le maréchal Pétain a pris les commandes du pays et a choisi la voie de la collaboration. Près d'un an que le pays est occupé et que l'étau nazi se resserre sur tous ceux qui refusent de se plier à son ordre de marche.
En ce mois de mars 1941, dans le port de Marseille, mouille un rafiot, car son état général laisse franchement à désirer : "le Capitaine-Paul-Lemerle". Alors que les lignes maritimes traditionnelles ne sont presque plus desservies, il s'apprête à prendre la mer en direction des Antilles. Et il y a foule pour obtenir un billet, une place sur cette épave flottante...
Nombreux sont en effet ceux qui ont décidé de quitter la France tant qu'il est encore tant, pour échapper à la férule nazie et à son bras droit vichyste, qui commencent à sérieusement réduire les libertés des uns et des autres. Parmi eux, des immigrants qui avaient fui leur pays ces dernières années, Europe de l'est ou Espagne, des juifs, des artistes, des intellectuels, des militants politiques...
Ils viennent d'horizons différents, ils appartiennent à des classes sociales différentes, ils ont des objectifs futurs très variés, des destinations pas forcément encore précisément définies. Mais tout, plutôt que de rester dans cette France qui a basculé dans l'obscurantisme et la haine. Un nouvel exil, douloureux pour tous, plus encore pour ceux qui ne font que prolonger cette expérience et s'éloigner encore...
Au milieu de cette population hétéroclite qui doit s'organiser dans des conditions franchement spartiates, on trouve pas mal de visages connus : André Breton, le pape du surréalisme, Victor Serge, révolutionnaire russe, l'écrivaine Anne Seghers, la photographe Germaine Krull, le peintre Wilfredo Lam et d'autres figures politiques et culturelles.
On croise aussi sur le pont du "Capitaine-Paul-Lemerle" un jeune homme qui, pour sa part, n'est pas monté à bord avec dans la tête l'idée de s'exiler, mais parce qu'il est invité aux Etats-Unis pour une série de conférences. Il s'agit de Claude Lévi-Strauss, qui n'a pas encore définit son concept d'anthropologie structurale.
Célébrités, figures de cette époque troublée, anonymes ou personnages plus troubles, c'est un microcosme, un petit monde qui s'embarque pour une improbable traversée, d'abord le long des côtes méditerranéennes, puis dans l'Atlantique, direction la Martinique. Vers des ports où on ne les accueillera pas toujours à bras ouverts, sur des mers pas toujours paisibles...
C'est un périple qui commence, au sens premier, comme dans son sens le plus dramatique, car la route vers la liberté et l'exil sera bien plus compliquée que prévue. Tous les passagers resteront marqués par cette expérience hors du commun, comme cette période tumultueuse en a provoqué beaucoup, avant et après la traversée du "Capitaine-Paul-Lemerle".
On pense au "Winnipeg", évoqué récemment sur ce blog et par Adrien Bosc dans "Capitaine", on pense au "Jean-Bart", dont l'histoire est également abordée (pour un bateau, c'est risqué) dans ce livre, ou encore "l'Exodus", sans doute le navire dont on connaît le mieux l'histoire, parmi ceux que je viens de citer.
Ca, ce sont les faits. Adrien Bosc, comme dans "Constellation" (titre auquel il fait plusieurs clins d'oeil au fil de "Capitaine"), ne choisit pas, et c'est son droit le plus strict, comme c'est celui du lecteur d'adhérer ou non, un récit romanesque pur, mais un mélange entre autofiction, récit historique et fiction.
L'histoire du "Capitaine-Paul-Lemerle" est enfermée entre deux parenthèses où Adrien Bosc parle de son travail littéraire, de ses questionnements, de la manière dont il a élaboré ce livre, collecté les informations nécessaires, mis en forme le tout. Et d'autres aspect sur lesquels nous allons revenir au fur et à mesure de ce billet.
Commençons par le début. Il tourne autour d'une phrase, qui va revenir plusieurs fois : "Nous ne pouvons connaître le goût de l'ananas par le récit des voyageurs". J'aurais pu la mettre en titre de ce billet, d'ailleurs, mais j'ai préféré faire autrement et réserver cette phrase au développement. Derrière cette maxime, une idée intéressante : l'expression roman historique a-t-elle un sens ? Ne s'agit-il pas d'un oxymore ?
Si l'on comprend bien Adrien Bosc, seul celui qui a vécu un événement peut en faire un compte-rendu fidèle. Celui qui écoute ce témoignage n'en captera qu'une version imparfaite, tronquée, puisqu'il manquera tout ce qui touche les sens, mais aussi les mots exacts, les situations précises, les couleurs, etc.
De même, celui qui voudra raconter ces événements sans y avoir participé, quelques décennies ou siècles après, ne peut prétendre raconter la réalité des faits, puisqu'il n'était pas là. Il ne peut donner le détail exact des faits, il devient donc par la force des choses un auteur de fiction, sans forcément le vouloir, le désirer.
Les réflexions d'Adrien Bosc dans "Capitaine" rappellent celles qui jalonnaient le "HHhH" de Laurent Binet. Ce dernier faisait alterner le récit historique de l'assassinat de Reinhard Heydrich et ses réflexions personnelles sur le roman historique, sur les devoirs que cela imposait à l'auteur, sur les frictions entre volonté de raconter ce qui s'est passé et impossibilité de le faire parfaitement.
Chez Adrien Bosc, c'est concentré dans les premiers chapitres de "Capitaine", avec la phrase sur le goût de l'ananas citée plus haut, qui va entrer en collision avec une autre phrase très importante : "Toute histoire comporte une part de fiction"... Il s'agit donc d'être le plus respectueux possible de ce que l'on sait, d'être fidèle, en acceptant l'idée qu'on ne puisse atteindre le vrai absolu, si je puis dire.
Alors, Adrien Bosc se lance : les faits tels qu'on les connaît, racontés par un narrateur qui, forcément, mêle sa subjectivité. Et nous voici donc dans cette traversée mouvementée, avant même le départ, qui se fait dans l'urgence. Puis, durant la sortie de la Méditerranée, avant d'être en plein océan, des craintes, mais aussi des situations assez étranges, presque mystérieuses.
Il y a dans cette histoire quelques aspects qui font penser à un classique du cinéma, le "Casablanca", de Michael Curtiz, sorti en 1942. Qu'il s'agisse du Capitaine Sagols, qui commande "le Capitaine-Paul-Lemerle", un vichyste sincère, pas mécontent de débarrasser la France de tous ces indésirables, ou de l'énigmatique Smadja, aux multiples visages, il se passe des choses inexplicables...
De vrais sujets de romans noirs, entre agents secrets, peut-être doubles, voire triples, des trafics, des échanges secrets, des chargements discrets effectués en pleine nuit, on pourrait carrément installer dans ce cadre historique un polar à l'ancienne, sombre et vénéneux, où le danger serait partout, prêt à frapper implacablement...
Et puis, il y a l'arrivée en Martinique, qui n'a rien d'une libération, bien au contraire... On y trouve des fonctionnaires zélés, ne faisant aucun cadeau aux passagers, à ces candidats à l'exil qu'on va retenir, dans des conditions sordides. Je dois dire que, avant de me lancer dans cette lecture, ne connaissant pas cet épisode, je me demandais ce qu'allait pouvoir nous raconter Adrien Bosc... Rien que la période martiniquaise en dit long...
C'est aussi l'occasion d'évoquer une rencontre assez improbable qui se déroula à cette occasion : la visite d'André Breton à Aimé Césaire et à son épouse, Suzanne, qui viennent de fonder la revue "Tropiques", engagée, provocatrice, portant déjà les germes de ce que sera la pensée de Césaire après-guerre.
Venons-en aux personnages, car là encore, intervient la subjectivité de l'auteur. On ne va pas suivre les anonymes, mais bien les têtes d'affiche. A commencer par André Breton, accompagné par sa famille, qui a quitté Paris, au contraire de bien d'autres figures du monde culturel. Il attendra ailleurs que les choses se calment.
Breton n'est pas un personnage principal, on est dans un roman qu'on va qualifier de choral, mais c'est vrai qu'avec Lévi-Strauss, c'est peut-être celui que l'on voit le plus. Pourquoi lui ? Je me suis demandé si chacun des personnages mis en avant par Adrien Bosc ne l'était pas pour des raisons précises. Et pour Breton, on peut tout simplement considéré que ce voyage fut assez surréaliste.
Victor Serge, révolutionnaire russe, banni par Staline pour s'être élevé contre les purges de la fin des années 1930, parti en exil, redoutant, comme Trotski, d'être la cible d'agents soviétiques, affligé par la désillusion de cette grande révolution russe qui a basculé dans le totalitarisme d'un seul homme, apporte une touche très politique à ce voyage. La fin des utopies, écrasées par le nazisme et le stalinisme...
Anna Seghers n'est encore pas une personnalité littéraire en vue, mais ce voyage va être un tournant pour elle : c'est à cette époque qu'elle va se faire connaître à travers son roman "la Septième croix", question qui la préoccupe quand elle monte à bord, mais la traversée va lui inspirer un autre livre très important : "Transit".
Germaine Krull, photographe, intéressait fortement Adrien Bosc, puisqu'il espérait qu'elle lui apporterait une matière première très riche, et un regard sur la vie à bord. Or, paradoxalement, elle n'a pas laissé de photos de la traversée du "Capitaine-Paul-Lemerle". Je n'en dis pas plus à son sujet, vous verrez que c'est plus complexe que cela.
Wilfredo Lam, peintre que je ne connaissais pas, à la biographie fascinante, qui lui aussi est un peu un paradoxe : certes, il prend la route de l'exil, comme les autres, mais né à Cuba, c'est un peu un retour aux sources qu'il engage avec cette traversée, après avoir connu l'Espagne et la France, avant que ces pays ne plongent dans l'horreur des guerres.
Enfin, Claude Lévi-Strauss, autre personnage central, s'il faut en dégager certains. Curieusement, il est celui qui semble le moins touché par les événements. Sans doute parce que, à l'origine, il n'a pas l'intention de s'exiler, il pense au retour. Mais, tout ce qui l'entoure est l'occasion d'observations. "Le Capitaine-Paul-Lemerle" est un magnifique sujet d'étude pour lui.
Car la vie s'y organise, une véritable société se constitue, avec ses règles, ses hiérarchies, ses affinités, et, disons-le, ses classes sociales, aussi. A ceux qui imaginaient que ce voyage pourrait permettre d'imaginer une utopie, où tous seraient sur le même pied, eh bien, c'est raté, tout cela se met en place presque automatiquement. Presque inexorablement...
C'est aussi un regard sur l'exil qui n'est pas sans rappeler ce que l'on connaît actuellement : des personnes fuyant un pays en guerre sur un navire de fortune, avec un but incertain, des conditions de confort plus que rudimentaires, un accueil pas toujours enthousiaste à l'autre bout du voyage, l'incertitude de revoir un jour la terre natale...
J'écris et je suis long, déjà... Et pourtant, il reste encore à dire, alors, accélérons. Et parlons du hasard. Si vous avez lu "Constellation", vous retrouverez vraiment cette même réflexion sur son omniprésence. Elle va s'exprimer très différemment, puisque dans "Constellation", il s'exprimait autour des passagers d'un avion qui allait se crasher.
Ici, on sait ce qui réunit ces passagers : le nazisme qui gagne chaque jour du terrain. Le hasard va alors s'exprimer ailleurs, mais vous le verrez par vous-même, je ne vais pas tout vous dire. Si, je peux quand même évoquer un aspect qui concerne les jeux de hasard : un des éléments récurrents du livre, c'est le jeu de l'oie, où les dés décident de tout, ou encore le tarot, que les surréalistes veulent réinventer...
Le hasard... Il est partout dans ce livre, parfois sans qu'on se rende compte. Il est surtout présent dans le travail d'Adrien Bosc, et je dois dire que ce qu'il nous raconte est assez étonnant. Ce hasard, il est au coeur de la deuxième parenthèse autofictive, celle qui ferme "Capitaine", et si je ne suis pas forcément un grand fan de l'autofiction, j'ai pris plaisir à cette partie, troublante, oui, troublante...
Le hasard, il est chez Lévi-Strauss, dans ses réflexions sur la manière dont se constituent les sociétés qu'il étudie, sur "les événements sans rapport apparent" qui "glissent les uns sur les autres et soudain s'immobilisent en un semblant de castel dont un architecte plus sage que mon histoire eût médité les plans", écrit-il...
Oui, ce hasard qui réserve des surprises étonnantes à l'auteur, en écho avec les réflexions premières sur l'histoire, le récit et la fiction... Sur la réalité qui nous offre des situations qu'on hésiterait à imaginer soi-même, qui donne parfois vie à l'improbable et crée des situations inespérées. Sur le roman comme outil de mémoire, offrant une marge de manoeuvre que le strict travail historique n'offre pas...
Et sur le goût de l'ananas, évidemment.