"Tu es en train de voler ce que je suis (...) Plus je deviens connu, plus il me semble que je deviens invisible".

Par Christophe
Je me rends compte que je parle souvent de peinture, sur le blog. Ce sera encore le cas prochainement, d'ailleurs. Des peintures qui existent, d'autres qui sortent de l'imaginaire des romanciers. C'est le cas de notre roman du jour, qui était fort attendu. Car, deux ans plus tôt, la jeune écrivaine qui le signe, avait connu un succès mondial avec son premier roman, "Miniaturiste". Jessie Burton revient donc avec "Les Filles au lion" (disponible en poche chez Folio ; traduction de Jean Esch), dans lequel on retrouve des éléments communs avec "Miniaturiste", mais dans un contexte très différent, à la fois historiquement et dans la narration. Autour de l'art, de la création artistique et de sa puissance évocatrice, de son lien avec la vie et avec ses créateurs, la romancière anglaise met en scène des personnages féminins très forts, aux prises avec une société, avec des sociétés où le masculin domine sans partage...

Odelle Bastien est née dans les Caraïbes, sur l'île de Trinidad. Cinq années plus tôt, elle a quitté cette terre natale, sa mère, ses racines, pour s'installer à Londres. Pour elle, originaire d'un pays membre du Commonwealth, cela semblait tout naturel : elle est sujet britannique, aucune raison que ça se passe mal dans la capitale de l'Empire.
Mais, dans ce swinging London, l'accueil qu'elle a reçu n'est pas tout à fait celui qu'elle espérait : sa peau noire, son accent caribéen lui valent souvent d'être considérée comme une étrangère... Odelle se rêve poétesse, mais malgré ses diplômes, elle gagne sa vie comme vendeuse dans un magasin de chaussures, seul emploi qu'elle a pu trouver, grâce à Cynth, sa meilleure amie depuis toujours.
Et puis, en ce début d'été 1967, la chance tourne enfin : en rentrant du boulot, Odelle trouve une réponse à l'une de ses candidatures. Et c'est positif ! Si elle le souhaite, elle peut donc quitter le magasin de chaussures pour un poste de dactylo au Skelton Institute, une galerie d'art située au coeur de Londres, près de Picadilly.
Elle y est accueillie par la personne qui a répondu à son courrier, une certaine Marjorie Quick, qui insiste pour qu'on l'appelle simplement "Quick". Peut-être une cinquantaine d'année, menue et se tenant bien droit, les cheveux argentés et bouclés, et une autorité naturelle que Odelle ressent aussitôt. A moins qu'il ne s'agisse de la fascination qu'engendre le charisme.
Et tout se passe bien, dans ce nouvel emploi et en dehors, puisque Cynth va se marier. Lors de la soirée qui suit la cérémonie, Odelle rencontre un jeune homme nommé Lawrie, avec qui elle discute. Elle lui apprend qu'elle travaille dans une galerie et, entendant cela, il lui propose de lui montrer un tableau. Une peinture qui appartenait à sa mère, récemment décédée.
Elle imagine que le jeune homme cherche à la séduire, mais elle accepte et découvre une toile très moderne, dégageant quelque chose de difficile à mettre en mots. En un mot : troublante, au point que Odelle ressent le besoin de partir aussitôt, de planter là Lawrie sans demander son reste... Et sans imaginer qu'elle le reverrait un jour.
Pourtant, quelques semaines après, elle tombe sur lui à la galerie. Il l'a retrouvée, après avoir fait la tournée des galeries londoniennes, faut d'autre indice. Bien sûr, il voulait la voir, mais il a apporté avec lui son étrange tableau, afin que les responsables de la galerie lui donnent leur avis : est-ce une croûte ou peut-il espérer que ce souvenir laissé par sa mère ait une quelconque valeur ?
Quand Quick est arrivée, Lawrie lui a montré le tableau. Et là, après un temps de latence, sans un mot, elle est partie, laissant planter là le jeune homme avec son tableau et Odelle avec son parapluie. Une réaction tout à fait inattendue, incompréhensible. Interloquée, Odelle ne sait pas trop quoi faire, si ce n'est découvrir pourquoi celle qu'elle voit désormais comme un mentor a semblé aussi bouleversée par cette toile...
Pendant que l'on suit Odelle aux prises avec ses émotions, entre Quick insaisissable et manifestement secouée par la vue du tableau, et Lawrie qui ne la laisse pas indifférente, en parallèle, on va découvrir l'histoire de ce tableau représentant deux jeunes femmes face à un lion, un bien étrange sujet, mais ce n'est pas la seule chose qui semble faire de ce tableau un objet d'art très spécial.
Les origines de ce tableau remontent à une trentaine d'années plus tôt. En 1936, dans le sud de l'Espagne, alors que le pays s'apprête à plonger dans la guerre civile... Cela se passe dans un décor bucolique et envoûtant, dans une vaste et belle demeure, une finca située aux milieu des vergers, à l'écart du village d'Arazuelo...
Je vais faire un choix, qui n'est pas celui de l'éditeur : je ne vais rien dire de plus sur la partie espagnole du roman. Eh oui, on garde la totalité du mystère sur cet étrange peinture qui bouleverse l'existence de Quick, et par ricochet d'Odelle, en faisant son apparition dans une galerie de Londres, sous les averses incessantes d'un mois d'août 1967 bien pourri.
Car, c'est bel et bien là qu'est l'enjeu principal de ce roman, dans un contexte bien particulier, celui d'une Europe en train de sombrer peu à peu dans l'extrémisme et la violence, avec l'Espagne en avant-garde, mais avec une menace nazie déjà présente, poussant nombre de personnes au départ en exil. A Arazuelo, le calme règne encore, mais pour combien de temps ?
Comme dans "Miniaturiste", le contexte historique n'est pas le coeur de l'histoire, mais il influe clairement sur les événements qui sont racontés. Pourtant, c'est bien le destin des personnages qui prime chez Jessie Burton, et surtout le fait que les protagonistes, et particulièrement les personnages féminins, prennent le leur en main, quitte à aller à l'encontre de ce qu'on attend d'elle.
Dans "Les Filles au lion", Jessie Burton adopte une construction narrative intéressante, avec ces deux histoires situées à deux époques différentes qui s'entrecroisent. On alterne une partie en 1967, une en 1936, et ainsi de suite. On cherche évidemment le lien, outre celui que représente la toile, qui unit ces deux trames, qui paraissent très éloignées.
C'est aussi pour cela que je parle peu de la trame de 1936 : dès qu'on y entre, on commence à échafauder des hypothèses, on a des idées qui fusent, on pense que... on croit que... on se dit que... Or, il faut accepter de se laisser porter et de découvrir petit à petit ce que la romancière a concocté et mis en place avec une grande efficacité.
Mais, comme pour "Miniaturiste", il est question d'art, de création et donc d'artiste. De manière très différente, certes, mais là encore, comme pour les figurines remplissant la maison de poupée, on se demande qui est l'artiste qui a réalisé cette toile. Avec la certitude que, cette fois, la révélation changera notre regard sur l'ensemble du livre.
L'histoire, l'art, ce sont deux éléments centraux, le troisième, ce sont les femmes. Là encore, un point commun avec "Miniaturiste". Jessie Burton a choisi un créneau loin d'être anodin : les héroïnes fortes, attachantes, complexes, parfois déroutantes, mais capables de remettre en cause l'ordre établi par les hommes et de ne pas laisser d'autres décider pour elles.
Dans la trame se déroulant en 1967, on a Odelle qui affronte le racisme, le sexisme de l'Angleterre dans laquelle elle pensait pourtant vivre en égale. Qui se bat, malgré les échecs, les refus, pour trouver une voie qui lui permette de s'épanouir. Elle a son rêve d'écriture en tête, elle n'aime pas trop qu'on en parle parce qu'il n'y a rien de fait, mais elle espère réussir.
Artiste, écrivaine, poétesse... C'est sa vocation, elle en est certaine, cela prendra le temps qu'il faudra, mais elle réussira. Mais, lorsqu'on fait sa connaissance, on sent tout de même une certaine résignation. Le poste de vendeuse, la colocation avec Cynth, la nostalgie de Trinidad... Et pourtant, en quelques pages, la rupture attendue se produit.
Un nouveau job réveille l'espoir, le mariage de Cynth qui l'oblige à voler de ses propres ailes, c'est peut-être le coup du destin qu'il lui fallait pour se relancer, pour ne pas renoncer. Ajoutez à cela la rencontre avec Lawrie et la découverte de son mystérieux tableau et, en quelques jours, quelques semaines, voilà Odelle embarquée dans une spirale tumultueuse, loin de l'ennui précédent...
Face à elle, il y a Quick... Mystérieuse Quick... Une femme forte, c'est évident, dont on ne sait vraiment pas grand-chose, mais qui sait faire montre de son autorité et de la force de caractère qui lui a permis d'arriver là où elle est. Mais, comme elle est femme, le réflexe, y compris chez Odelle, est de se dire qu'elle doit son poste à sa filiation, plus qu'à ses compétences... Aïe...
On ne sait quasiment rien de Quick, mais l'on se dit qu'il lui a fallu lutter pour s'imposer, qu'on ne lui a pas fait de cadeau et qu'elle n'en fait pas non plus... Une dure à cuire, une femme forte, une patronne. Je lui ai donné plus haut le titre de mentor d'Odelle, et c'est vrai qu'on sent que, très vite, un lien se crée en elle. Comme si Quick voyait en Odelle un parcours proche du sien.
Dans la partie se déroulant en 1936, là aussi on trouve des personnages féminins très intéressants, mais couvrant un spectre un peu plus large. Il y a de la force et du caractère, aussi, celle d'une génération qui peut encore imaginer changer la donne. D'autres, en revanche, se sont résignées, savent que la chance est passée et peinent à s'en remettre.
La question de l'art est importante là encore, je ne révèle rien puisqu'il s'agit de peinture, vous l'aurez compris. Une époque où, contrairement à la fin du XIXe siècle, les marchands d'art se montrent attentifs aux artistes contemporains, aux styles émergents, aux découvertes... On paie, parfois beaucoup, pour une nouvelle signature et l'on fait et défait les réputations.
Tiens, parmi les femmes fortes qu'on croise dans "Les Filles au lion", on pourrait citer Peggy Guggenheim, qui vient de fonder sa première galerie en 1936, et a choisi de jouer les mécènes auprès d'artistes en devenir. Elle joue un rôle important dans l'histoire, même si elle n'apparaît jamais en chair et en os, mais incarne l'importance du rôle des femmes, même dans une situation paradoxale où elle ne met quasiment en avant que des artistes masculins.
Car l'art est une affaire d'homme. C'est le cas depuis longtemps, depuis toujours (j'écris cela au lendemain d'une lecture où l'on explique que la majorité des artistes ayant dessiné les peintures rupestres étaient des femmes), souvenez-vous d'Artemisia, par exemple. Dans "Les Filles au lion", c'est toujours le cas, elles sont parfaites pour prendre la pose, rien de plus. Surtout pas peindre elles-mêmes.
Je n'en dis pas plus, le reste, c'est à découvrir dans ce livre, j'ai peut-être déjà soulevé un peu trop le voile. Car, si "Les Filles au lion" n'est pas un roman à suspense ou à intrigue, on ne le classera certainement pas au rayon polar, il y a une vraie intrigue autour de cet étrange tableau et une situation qui se dévoile petit à petit.
La construction élaborée par Jessie Burton est impeccable, car elle laisse le lecteur à ses hypothèses, ne révélant l'ensemble du tableau qu'en toute fin, tout en projetant ses deux trames parallèles vers un double drame qu'on sent de plus en plus inévitable. Eh oui, rien n'est rose dans cette affaire, comme rien n'est offert à ces femmes, au long de leur existence.
Et puis, il y a cette oeuvre mystérieuse, du moins aux yeux du lecteur et de certains personnages, ce lion et ces deux femmes, dans une mise en scène très moderne. On le sait depuis "Miniaturiste", Jessie Burton aime les jeux de miroir et les mises en abyme, et elle les utilise encore une fois dans "Les Filles au lion", mais de façon différente.
L'artiste est toujours un démiurge qui met en scène ses modèles, propose des symboliques, joue avec le spectateur, comme tant d'autres avant lui (on pense au Caravage ou à Fra Lippo Lippi, grands peintres, mais aussi grands provocateurs à travers leurs oeuvres), mais aussi avec ses commanditaires. Rien n'est laissé au hasard.
Ce roman, c'est l'histoire d'un peintre autant que celle de son tableau. On ne sait de lui que ses initiales, inscrites sur la toile, I.R., et c'est tout... Du moins, jusqu'à ce qu'on plonge dans la partie se déroulant en Espagne en 1936, et voilà pourquoi je ne voulais pas trop en dire, ne pas trop parler des personnages impliqués dans cette histoire d'amour et de haine, d'amitié et d'ambition.
Un mot sur le titre, vous me connaissez, j'aime bien ça... En français, on a choisi d'évoquer directement le tableau et ce qu'il représente. Avec le mystère qui entoure ce sujet. Mais Jessie Burton, elle, a donné un autre titre à son roman dans la version originale : "The Muse", la Muse... Un titre qui introduit un nouvel élément dans notre jeu croisé, celui de l'inspiratrice...
Chut, n'allons pas plus loin, laissons le mystère entier, car c'est l'une des forces de ce roman. Si "Miniaturiste" laissait planer une certaine ambiguïté, ou en tout cas laissait au lecteur une grande liberté d'interprétation, vous connaîtrez à la fin des "Filles au lion" toutes les réponses aux questions qui se posent à partir du moment où le tableau fait son apparition...
Jessie Burton est décidément une romancière qui aime les constructions romanesques savantes, impeccables, déroutantes jusqu'à ce que tout s'imbrique et que l'ensemble se révèle. "Les Filles au lion" est un roman sur la transmission, mais pas forcément de la manière dont on envisage cette expression habituellement. C'est un peu plus compliqué que cela, plus philosophique que technique.
C'est un roman sur la foi, la foi en soi, en ses ambitions, ses envies, le fait de se convaincre de sauter le pas, de tenter sa chance, de s'imposer, quoi qu'il arrive. Quelle que soit le regard que porte sur soi la société dans laquelle on vit. Parce qu' "une oeuvre a du succès seulement quand son créateur (...) possède la foi qui la fait naître".