Lorsque sa mère conduit la jeune héroïne à son école pour la première fois, elle lui montre une fresque sur laquelle on voit un personnage extraordinaire : Iouri Gagarine, pionnier de la conquête spatiale. Ce dernier mot, la petite fille ne le connaît pas et elle a du mal à le comprendre. Mais, comme ça semble être quelqu'un de hors norme, et la voilà qui s'intéresse à la conquête spéciale.
Et comme cet homme a vraiment l'air d'être quelqu'un d'important, alors la fillette se passionne pour lui. Elle veut tout savoir du pionnier et de sa conquête spéciale. Le meilleur pour tout lui apprendre à ce sujet, c'est son grand-père, communiste émérite et fervent, nostalgique de cette époque héroïque où le communisme triomphait jusque dans l'espace.
La petite fille, elle, ne voit pas aussi loin. Mais sa fascination enfle au point de devenir une ambition : à son tour, elle sera une héroïne de la conquête spéciale, elle deviendra cosmonaute, rendra fière toute sa famille, et particulièrement son grand-père, et d'ailleurs, elle va se lancer immédiatement dans un entraînement drastique pour parvenir à ses fins.
Drastique, mais discret, il ne faudrait pas que tout le monde sache ce qu'elle entreprend, et leur fierté ne sera que plus grande quand ils découvriront ce qu'elle aura accompli. Ou alors, juste sa nouvelle camarade de classe, Costantza, qui devient vite sa nouvelle amie. On ne risque rien à se confier à sa nouvelle meilleure amie, même si Constantza détonne un peu.
Alors que la maman de la fillette reste chez elle à fumer cigarette sur cigarette, celle de Constantza vit en Grèce et, grâce à elle, la nouvelle meilleure amie de la future cosmonaute possède vêtements et jouets du dernier cri, comme on en trouve pas en Bulgarie dans les années 1980, ou alors sous la forme de faux grossièrement imités.
Il y a un peu d'envie chez la fillette devant ce luxe, mais peu importe, puisqu'elle va franchir toutes les épreuves et rejoindre au panthéon de la conquête spéciale Iouri Gagarine, mais aussi les rares femmes qui elles aussi sont devenues cosmonautes, comme Valentina Terechkova, ou encore Gueorgui Ivanov, Bulgare, comme elle. Si ce ne sont pas des signes favorables !
Mais voilà, si personne dans sa famille ne semble vouloir encourager sa vocation, à part peut-être son grand-père communiste émérite, en revanche, son histoire fascine Constantza qui, en fait de nouvelle meilleure amie, se révèle être une vraie peste, une traîtresse... et une sacrée concurrente pour rejoindre le panthéon de la conquête spéciale... Non, rien ne sera facile...
Bon, je me suis un peu amusé avec ce résumé, qui n'est pas un pastiche, mais qui essaye de vous donner une idée de l'histoire de ce court premier roman, très drôle, portée par ce personnage formidable de fillette déterminée à devenir cosmonaute. On va découvrir petit à petit sa vie familiale, ses parents et son grand-père, déjà évoqués, mais aussi sa grand-mère.
Et puis cette relation qui fait des montagnes russes en permanence avec Constantza, toujours mieux habillée, toujours à la pointe de la mode, toujours en avance, mais finalement très superficielle, puisqu'elle ne trouve rien d'autre à faire qu'à sans cesse essayer de voler les rêves de sa meilleure amie. Que celle (et celui !) qui n'a pas connu de relation orageuse avec sa (son) meilleure amie jette la première pierre !
"Les cosmonautes ne font que passer" se déroulent pour sa première partie dans les années 1980, dans la Bulgarie dirigée par le camarade Todor Jivkov depuis des décennies. Et à travers ce regard enfantin, candide, on découvre ce pays, cette société de l'autre côté du Rideau de fer. Elle ne connaît rien d'autre, n'a d'ouverture sur le reste du monde que les "fantaisies" de Constantza.
Le lecteur, en revanche, connaît le contexte dans lequel ces personnages grandissent. Comme Elitza Gueorguieva, née en 1982 à Sofia. Difficile de ne pas penser qu'il y a une part autobiographique dans cette histoire. Si ce n'est dans la fascination de la protagoniste pour Iouri Gagarine, du moins pour son contexte familial et social.
On suit ces deux fillettes pendant plusieurs années, et forcément, on va arriver à la fin des années 1980, avec la chute du Mur de Berlin et celle des différents régimes communistes du bloc soviétique. La Bulgarie n'échappe pas à ce processus, et l'héroïne va alors voir son monde s'effondrer comme un château de cartes, ses rêves d'espace avec.
A la mythologie soviétique, vont se substituer d'autres symboles, venus d'ailleurs. Pour la demoiselle, après l'espace, il y aura Nirvana, avouez qu'il y a une certaine logique... Le son du groupe de Seattle va avoir sur elle le même effet que l'image de Gagarine quelques années plus tôt, et susciter une nouvelle vocation, dans un monde qui change.
La force de ce livre, ce n'est pas simplement de raconter la vie dans la Bulgarie communiste, mais le parallèle saisissant entre les changements politiques et sociaux et l'entrée dans l'adolescence des personnages centraux. Il y a la jeune fille qui rêvait de devenir cosmonaute, sa meilleure amie pour le meilleur et surtout le pire, Constantza, ou encore Andreï, le cousin de la fillette.
Chacun à sa manière, ils vont affronter les changements qui vont se dérouler au tournant des années 1990, avec une période où la liberté, l'instabilité et la misère semble aller de paire. Il y a, à travers la trajectoire de ces jeunes gens qui ne comprennent sans doute pas très bien tout ce qui se passe autour d'eux, un côté fable qui permet de mieux saisir le passage à la démocratie, à la société de marché, aussi.
De future héroïne du communiste triomphant dans l'espace, on va voir la principale actrice de ce roman se transformer en une rebelle, mais plus par absence de repères capables de l'aider à se construire que par véritable conviction. Elle doit appréhender un monde en pleine effervescence qui lui échappe, où tous les repères sont sens dessus dessous.
Même au sein de sa famille : d'un côté, ce grand-père, communiste émérite (je précise que je reprends là la formule du livre, bien sûr), sincère dans ces convictions, affligé de découvrir ce que d'autres ont fait de son si noble idéal ; de l'autre, une grand-mère pieuse, malgré la mise au ban de la religion par le pouvoir en place. Ces deux-là, avec leur sensibilité si différente vont apporter à la jeune fille, mais où est la vérité ?
Il y a une immense tendresse dans la description que l'on a de ces grands-parents (je précise, si je ne dis pas de bêtise, qu'ils ne sont pas mariés, ce sont un grand-père d'un côté de la famille et une grand-mère de l'autre), particulièrement de ce grand-père communiste, à qui le roman est d'ailleurs dédié, et que l'on voit plonger dans la vieillesse lorsque ce monde qu'il a tant défendu disparaît.
De la même manière, comment comprendre le comportement de parents qui semblaient si enthousiastes de l'emmener dans cette école où vint un jour Iouri Gagarine et qui, ensuite, se montrent si heureux et soulagés de voir le régime s'effondrer. Heureux, mais aussitôt confrontés au chômage, aux fins de mois difficiles, à la cherté de la vie, etc. ?
Le contraste entre les deux périodes est saisissant, autant que le changement qui s'opère chez la fillette, passant de cette gamine curieuse mais timide en une adolescente pleine de bruit et de fureur, entouré de personnages troubles, dont Andreï, qui incarne à lui seul les différents stades d'ascension sociale qu'offre la transition démocratique...
"Les cosmonautes ne font que passer" est un roman où la nostalgie de l'enfance, qui plus est une enfance se déroulant dans un monde qui n'existe plus et dont ne résistent que quelques vestiges, et l'ironie se marient agréablement. Un parcours initiatique difficile dans un monde complexe, au bout duquel se trouve une autre expérience très spéciale : le départ vers d'autres cieux.
On rit beaucoup à la lecture des aventures de cette Candide dont le meilleur des mondes s'est brusquement envolé, malgré un contexte général qui n'est pourtant pas hilarant en soi. Mais Elitza Gueorguieva campe des personnages merveilleux, qui ne sont ni enjolivés ni caricaturaux, mais simplement vue à travers les yeux d'une enfant.
Vous aurez noté que j'ai passé tout le billet à chercher les mots pour définir le personnage principal de ce livre. Il faut que je vous explique pourquoi : cela tient à la narration choisie par Elitza Gueorguieva, qui est à la deuxième personne du singulier. Alors, oui, cette fillette est le coeur de ce livre, mais pas la narratrice. Non, il y a autre chose.
De même, la construction narrative repose sur une suite de chapitres très brefs, comme des tranches de vie, des souvenirs. Je me suis beaucoup interrogé sur cette narration qui m'a beaucoup plus parce qu'elle donne de la vivacité et parce qu'on regarde évoluer cette fillette comme si on se trouvait face à de vieux films Super 8 sur lesquels on a gravé des moments clés.
Et puis, il y a un élément, qu'on retrouve d'ailleurs sur la quatrième de couverture de l'édition Folio, qui est un petit truc récurrent très bien amené : le recours aux choix multiples. Plus clairement, à différents moments, alors que le personnage semble s'interroger sur la voie à suivre, le narrateur qui la tutoie lui propose différentes options, a), b) et c), comme s'il fallait cocher la case adéquate.
Cela aussi, par la teneur des différentes propositions, d'abord brèves et assez logiques, puis gagnant en ampleur et en folie douce, vient nourrir le côté très amusant de cette histoire menée par une fillette que je n'ai cessé d'imaginer avec cette moue pleine de détermination rappelant une Mafalda, par exemple, mais aussi des enfants évoluant dans le monde imaginaire qu'ils se fabriquent au cours de leurs jeux.
En préparant l'écriture de ce billet, je suis tombé sur une interview qu'Elitza Gueorguieva a donné à l'occasion de la parution en grand format de son roman à la librairie bordelaise Mollat (au passage, bravo à cette librairie pour le travail effectué sur sa chaîne YouTube, dont je vous recommande la fréquentation). Et dedans, plein de pistes pour appréhender cette lecture...
Reste une découverte, pleine de fantaisie, mais certainement pas exempte de gravité, avec une vraie qualité d'écriture, qu'il convient de souligner d'autant plus que le français n'est pas la langue maternelle d'Elitza Gueorguieva. Pour l'heure, c'est l'unique roman de cette jeune romancière qui se consacre à d'autres activités artistiques. Mais je serai curieux de lire ses prochains écrits.
Il n'y a pas d'angélisme dans ce roman, ni pour l'une des périodes ni pour l'autre, et là encore c'est un élément important : on ne la voit pas grandir dans un paradis socialiste, la vie n'y est pas extraordinaire. Mais ce qui succède au communisme, dans une confusion et une incertitude globales, n'est pas non plus tout rose, bien au contraire.
Derrière l'histoire de cette enfance, il y a une description de ce que Elitza Gueorguieva appelle dans la vidéo la transition démocratique, plus difficile en Bulgarie que dans certains autres pays ayant vécu cette période post-communiste. Elle en tire une sorte de satire (le personnage multi-facettes d'Andreï l'incarne parfaitement) où l'on sent tout de même un certain désarroi de voir le pays natal ainsi malmené.
J'en termine avec, ça tombe bien, la dernière phrase du livre. Le dernier chapitre est plein de tristesse, de larmes, mais c'est aussi, on le ressent vite, l'annonce d'un changement profond. Parce qu'il y a l'envie, voire l'imminence d'un départ, mais aussi parce qu'il se passe quelque chose d'intangible, que seule la demoiselle peut ressentir.
Dans ces trois mots tout simples qui terminent ce livre, il y a tant de choses, comme une parenthèse (peut-être pas enchantée, mais pas loin) qu'on referme, définitivement. Comme un rite de passage qui dit bien que la vie ne sera plus jamais comme avant. Comme un nouveau saut dans l'inconnu, avec l'inquiétude de se dire que ce qu'on a connu jusque-là ne sera pas d'une grande utilité.
Quels sont ces trois mots ? Lisez le livre !