"J'aurais quitté le gouvernement si De Gaulle avait fait cette visite en tant que chef d'Etat" (André Malraux).

Par Christophe
Confession faite à Jean Lacouture, biographe du général, et titre qui ouvre à pas mal de réflexions, en lien avec notre livre du jour. Un livre qui oscille entre récit et roman, un peu à l'image de ce que l'on évoquait il y a peu à propos du "Capitaine" d'Adrien Bosc, par souci d'exactitude historique. Il faut dire que ce livre a pour coeur un événement méconnu de l'histoire récente, qui aurait pu être anecdotique s'il ne réunissait pas deux personnages très importants du XXe qu'on imagine assez mal à la même table. Et pourtant... "Un déjeuner à Madrid", de Claude Sérillon (en grand format au Cherche-Midi), aurait pu être un roman historique de forme classique, choisissant d'entrer dans la tête des personnages et de raconter à sa façon cet événement, mais le journaliste a retrouvé ses réflexes professionnels avant tout pour se lancer dans une réflexion qui pourrait se résumer en un mot : pourquoi ? Pourquoi, un jour de juin 1970, Charles de Gaulle a-t-il accepté l'invitation à déjeuner d'un autre général, Francisco Franco ?

Le 8 juin 1970, au palais du Pardo, à quelques kilomètres de Madrid, se déroule un déjeuner informel et discret, mais pas tout à fait non plus. Le maître des lieux, Francisco Franco, 77 ans, dirige l'Espagne d'une main de fer depuis plus de trois décennies ; son invité, Charles de Gaulle, 79 ans, n'est plus le président de la République française depuis l'année précédente.
Ils sont de la même génération, ils sont généraux tous les deux, ils sont fervents catholiques, ils occupent une place importante dans l'histoire de leur siècle, ils ont changé le destin de leurs pays respectifs. Mais ils ont fait des choix très différents, l'un ayant opté pour le fascisme quand l'autre l'a combattu. Autour de cette table, ce sont deux ennemis d'hier que rien ne devrait pourtant réconcilier.
Et pourtant, ils déjeunent ensemble, presque comme si de rien n'était. Ou du moins, sans l'animosité qu'on pourrait attendre de deux hommes d'Etat ayant choisi les camps opposés. De cette rencontre, il n'a filtré que très peu de choses, comme si on avait mis cette rencontre sous le boisseau. Ou comme si on avait voulu qu'elle reste ignorée du plus grand nombre.
Mais pourquoi Charles de Gaulle, emblème de la résistance contre le nazisme, l'homme de Londres, celui qui a dit "non", s'est-il rendu à Madrid pour rencontrer celui qui a maté dans le sang les velléités républicaines en Espagne ? Pourquoi à ce moment-là, avec quel objectif ? Et qu'ont bien pu se dire ces deux personnages tellement différents ?
Pendant une heure, un peu plus même, ils se sont tenus face à face. L'immense De Gaulle, chêne déraciné de la République qu'il a fondée, solide encore malgré l'âge et les blessures liées à ses récentes défaites ; l'étique Franco, que la rumeur dit agonisant, reclus dans son palais, bien loin des affaires d'un pays qu'il a isolé complètement du reste du monde, traquant impitoyablement ses opposants...
Pour Claude Sérillon, c'est juste inimaginable, il ne parvient pas à concevoir que cette rencontre ait pu avoir lieu. Et même s'il s'agit d'un déjeuner privé, puisque Charles de Gaulle n'occupe plus alors aucune fonction officielle, ce ne peut être considéré comme un "simple" déjeuner. Il y a trop de symboles derrière cette rencontre pour les ignorer...
Et, si le journaliste peine à trouver des réponses satisfaisantes, s'il laisse poindre une certaine colère face à l'insouciance, l'inconséquence de De Gaulle donnant une espèce de légitimité à Franco, s'il se dit, au fil de ses recherches, qu'il y a là plus qu'une faute, une tache sur un personnage dont l'intransigeance a été la marque, il reste beaucoup d'inconnues qu'on ne lèvera sans doute jamais.
Oh, bien sûr, à la fin de sa présidence, Charles De Gaulle a souvent surpris son monde. On pense à sa disparition à la fin du mois de mai 1968, parti retrouver le général Massu à Baden-Baden. On songe aussi à son voyage d'un mois en Irlande après sa démission, suite à la victoire du non au référendum du 27 avril 1969.
C'est d'ailleurs surtout ce voyage qu'évoque Claude Sérillon, comme un point de repère, comme aussi un élément à charge de plus. Car ce séjour irlandais n'avait aucune résonance politique, c'était une retraite, dans tous les sens du terme, la fin d'un règne et le début d'une nouvelle vie, loin des affaires de son cher et beau pays.
Mais là, rien à voir. On n'est pas face à un voyage décidé sur un coup de tête, dans l'urgence, non, tout a été soigneusement organisé, jusqu'aux étapes sur le chemin de l'Espagne, jusqu'aux sites qu'on visitera (souvent à la demande d'Yvonne De Gaulle) dans ce pays avant de regagner Colombey... Avec des étapes qui, sans jeu de mots, ressemblent à un pèlerinage. Une tournée d'adieu, peut-être.
Mais, peu importe, pour Claude Sérillon, faire d'un simple séjour touristique une occasion de rencontrer un dictateur, ce n'est pas digne du grand homme... Pas plus que cette lettre envoyée au Pardo au retour en France, au ton empreint de politesse et de civilité qui heurte et que la "bonne éducation" qui était celle de l'ancien président français ne peut justifier.
Pour être franc, j'ignorais tout de cette rencontre. J'ai même eu envie de lire le livre de Claude Sérillon en pensant qu'elle était sortie de son imagination, qu'il s'agissait d'un roman de politique-fiction, presque d'une uchronie, pourquoi pas ? J'ai donc été très étonné de découvrir que cette rencontre avait bel et bien eu lieu et qu'on n'avait pas fait grand-chose pour que ça se sache...
A notre époque où les chaînes d'information en continu sont partout, tout le temps et remplissent les plages où elles n'ont rien à dire par des analyses et des expertises qui nous permettent d'avoir l'impression qu'on assiste véritablement aux événements au moment où ils se déroulent, ce silence est étonnant. Et là encore, il sonne un peu comme un aveu. Comme, au mieux, une forme de mauvaise conscience.
On aurait d'ailleurs pu imaginer que Claude Sérillon se lance dans une pure aventure romanesque, reconstituant les faits, remplissant les blancs que les historiens, faute de témoignages complets, ne peuvent combler, utilisant la fiction pour pallier l'impuissance de la science, bref, on aurait pu imaginer que Claude Sérillon nous invite à la table de Franco et De Gaulle.
Mais, la première partie du roman conserve un ton journalistique. Bien sûr, il installe le contexte, historique et politique, il nous raconte ce que l'on sait de cet événement, de manière très factuelle. Toutefois, il garde sa distance, s'implique dans le récit, pose les questions qui sont les siennes (et aussi les nôtres), s'interroge et s'indigne de ce qu'il découvre. Et reconnais avoir voulu signer un docu-fiction.
Le fait qu'il s'agisse d'une visite à caractère privé, sans lien avec la conduite de l'Etat français n'y change rien : De Gaulle, avec tout ce que ce nom et cette personnalité recouvrent, est allé déjeuner chez Franco, incarnation certes déclinante, mais bien vivante encore de ce fascisme qui a poussé l'Europe et même le monde entier dans une guerre épouvantable...
Encore y serait-il allé pour dire son fait à ce sinistre pantin bardé de breloques et d'une gloire ternie, on aurait pu se faire plus facilement à l'idée... Mais, si rien n'indique que l'atmosphère ait été chaleureuse, même pas cordiale, tout juste polie, ce ne fut pas non plus une mise au point, une mise en accusation, une mise sur la sellette...
Alors, pourquoi ? Pourquoi cette trahison de l'idéal que représente le général De Gaulle ? Oui, trahison, le mot est fort. Parmi le cercle des très proches du général, André Malraux et Maurice Schumann ont combattu le franquisme quand la France des années 1930 fermait les yeux sur ce qui se passait de l'autre côté des Pyrénées.
Autour de lui, tant de personnalités qui ont suivi son appel du 18 juin et se sont engagés dans la Résistance face au nazisme, allié de Franco quelques années plus tôt, et le voilà qui prend place à la même table que le Caudillo, pour un déjeuner au menu bien peu alléchant... Qui échange avec le dictateur, qui l'adoube, presque...
Je ne crois pas me tromper en écrivant que Claude Sérillon, né en 1950, n'est pas à l'origine un fervent gaulliste. Reste sa position face à la figure historique du général De Gaulle, et c'est avant tout cela qu'il juge : une rencontre qui vient ternir un blason, une rencontre évitable qui au pire, aurait pu (dû ?) être évitée, et quoi qu'il arrive, mieux expliquée.
Dans la deuxième partie du livre, Claude Sérillon nous entraîne dans cette salle à manger du palais du Pardo, mais là encore, il se refuse à jouer totalement la carte de la fiction : bien sûr, il imagine, il reproduit une discussion dont on ne sait rien, mais plutôt que d'imaginer totalement ces échanges, il place dans la bouche de ces hommes, et surtout de De Gaulle, des mots qu'il a effectivement prononcés, dans d'autres contextes.
En fin de livre, une bibliographie complète permet de replacer les phrases dans leur contexte, ou du moins d'approfondir un certain nombre de questions que l'on peut se poser. A l'arrivée, cela donne un échange à fleurets mouchetés, bien loin de l'affrontement qu'on aurait pu espérer, et qui aurait eu certainement lieu en d'autres temps.
Cette rencontre, c'est aussi l'histoire de deux crépuscules : Franco, dont on ne sait, je le redis, s'il était véritablement en état de recevoir qui que ce soit, et encore moins de diriger un pays, mourra cinq ans plus tard, tandis que De Gaulle s'éteindra quelques mois après ce déjeuner dans sa demeure auboise de la Boisserie.
Si l'on sent chez Claude Sérillon un agacement profond, presque une colère, on sent chez les témoins directs, les proches de De Gaulle un embarras certain face à cette rencontre. Eux non plus n'ont manifestement pas compris cette décision. Ils peinent à accepter un tel geste, certes non officiel, mais qui va à l'encontre de tant de choses...
Cette rencontre entre Franco et De Gaulle, réduite à un simple paragraphe dans les imposantes mémoires de l'ancien président français, met en évidence, selon Claude Sérillon, un point commun qu'ont ces deux hommes, leur souverain mépris des opinions publiques, et plus largement encore des peuples. Une conclusion claire et nette, et un constat qu'on doit pouvoir élargir à bien d'autres chefs d'Etat, de tous temps, hélas.
Près de cinquante années ont passé depuis cet événement, et l'on ne connaîtra sans doute jamais la teneur exacte  de cette rencontre, les mots échangés (ou non), l'atmosphère générale. Pas plus que les motivations exactes d'un général De Gaulle chassé du pouvoir et qui ne l'avait sans doute toujours pas digéré un an plus tard...
Un voile pudique a été jeté sur ce déjeuner à Madrid, dans une France encore très marquée par l'époque gaulliste, puis on est passé à autre chose, sans s'interroger. Calude Sérillon, en déterrant cette histoire, s'attaque à un personnage considérable, certes très critiqué pour sa manière d'exercer le pouvoir, mais c'est sur sa dimension la plus forte qu'il vient jeter une ombre.
Faute de réponse claire et convaincante à sa question : pourquoi ?