Au début du mois de janvier 2017, une expédition scientifique internationale prend ses quartiers dans la base ARCTICA, située au nord-ouest du Groenland, au-delà de Qaanaaq, la ville la plus septentrionale de l'île. Autrement dit, la base est installée sur l'inlandsis groenlandais, au milieu de nulle part et dans un environnement qu'on qualifiera d'hostile.
Ils sont six, deux femmes, Anita Whale et Atsuko Murata, et quatre hommes, Roger Ferguson, qui dirige le projet, Dick Malte, Akash Mouni, le cuisinier et mécano de la bande, et un étudiant français, Mathieu Desjours, accompagné de Lupin, un chien-loup tchèque, particulièrement impressionnant. Leur objectif officiel est de surveiller l'évolution de la calotte glacière, salement touchée par le réchauffement climatique.
Malgré tout, à cette époque de l'année, il règne dans la région des températures qui flirtent avec les 40 degrés en-dessous de zéro et il faut bien sélectionner les fenêtres de sortie pour éviter qu'à la nuit permanente ne vienne s'ajouter des intempéries qui mettraient chacun en péril. Chaque sortie nécessite donc une préparation minutieuse et un planning à respecter à la lettre.
Lors d'une de leurs premières sorties dans ce monde si particulier, plein de danger alors qu'il est en apparence si paisible, les membres de l'expédition vont faire une découverte absolument incroyable : alors qu'ils avancent dans une vallée naturelle aux airs de décor de film de science-fiction, ils tombent sur un troupeau de boeufs musqués.
Mais le troupeau n'est pas devant eux, il se trouve... sous leurs pieds, littéralement pris dans les glaces, formant un effroyable cimetière où ces bêtes reposent dans un parfait état de conservation... Les plus chevronnés parmi les scientifiques n'ont jamais vu ou entendu parler d'un tel phénomène, qui n'a rien de franchement anodin.
Et ce n'est pas la seule chose qu'ils remarquent : avant de quitter les lieux, Atsuko repère une ombre effrayante, plus effrayante encore parce qu'elle a l'air... humaine. Il s'agit en fait d'un tas de pierre, manifestement conçu pour ressembler à un homme. Pour Roger Ferguson, qui connaît le mieux l'île, aucun doute, ces constructions n'ont pas été placées là par hasard : ce qu'ils ont découvert est considéré comme un sanctuaire.
Mais par qui ?
A partir de ce moment, tout se précipite. Des sensations, comme une présence qui rôde autour de la station, des phénomènes tout aussi inexplicables que ce mystérieux cimetière, un regain de tension au sein même de l'équipe, comme si l'inquiétude les gangrenait tous... L'enthousiasme initial s'est envolé et la mort semble attendre son heure...
Alors que rien ne va plus au sein de l'expédition, Roger Ferguson prend contact avec une scientifique qui pourrait peut-être leur apporter quelques réponses. Luv Svendsen, une Norvégienne, est une spécialiste des hécatombes animales pour une importante ONG, elle répertorie ces phénomènes qui se produisent de plus en plus à travers le monde, semble-t-il, sans qu'on sache les expliquer, encore moins les anticiper.
Lorsqu'il la joint, Luv est dans une période critique de son existence : elle vit recluse dans un endroit secret après avoir été victime d'une tentative d'assassinat. Elle vient de sortir de son antre pour la première fois depuis plus d'un an pour se rendre au chevet de sa fille, victime d'un accident de la circulation. Entre les deux, le courant n'est jamais vraiment passé, mais c'est un cas de force majeure.
Mais, pour Luv, comme pour les membres de l'expédition de la base ARCTICA, la situation va brusquement dégénérer pour devenir carrément incontrôlable, insupportable. Et la scientifique va trouver dans la proposition de Ferguson l'échappatoire qu'il lui faut. Direction le Groenland, donc, où elle espère remettre de l'ordre dans son esprit...
Grave erreur de jugement...
"Boréal" commence un peu comme un film d'horreur, façon "The Thing". Sonja Delzongle joue d'ailleurs un long moment avec l'idée qu'il se passe des choses irrationnelles sur l'inlandsis et l'on se demande alors si l'on n'est pas dans un roman fantastique, voire de science-fiction. Quelle créature menaçante vont-ils rencontrer et quand va commencer le jeu de massacre ?
On pense aussi, même si le contexte historique et technologique est très différent, au "Terreur" de Dan Simmons, pour les mêmes raisons : la question de la survie des membres de l'expédition est-elle en jeu ? Vont-ils faire de mauvaises rencontres ? Ou vont-ils être gagnés par la folie, comme par une maladie contagieuse ?
Alors ? Fantastique, horreur, science-fiction, slasher en milieu polaire ? Qu'a donc bien pu imaginer Sonja Delzongle, alors que tout ce qui entoure ses personnages semble s'effondrer irrémédiablement ? La romancière, qui jouait déjà un peu avec cette corde dans ses précédents thrillers (dont le déjà frigorifique "Quand la neige danse"), mais de manière moins appuyée, brouille les pistes avec beaucoup de malice.
Et l'angoisse gagne, car on n'est en plus privé de repères concrets, dans cette étendue glacée, dans la nuit boréale qui n'en finit pas, dans ce territoire qui a déjà vu sa population autochtone déplacée, acculturée, sa faune subir de plein fouet les changements et se diriger vers la disparition... Sans oublier les mouvements de cette calotte en train de fondre...
On ressent cette oppression, très tôt, d'ailleurs, et pas seulement parce qu'il faut accepter de vivre confiner dans la base, au confort spartiate, soumise à la promiscuité, à l'isolement, aussi... Il faut être costaud pour vivre dans de telles conditions, pas seulement physiquement, mais plus encore mentalement. Et tout le monde n'est pas si solide, parmi les scientifiques présents...
Il y a dans ce thriller une dimension psychologique fondamentale, qui va au-delà des stricts rebondissements. Le côté huis clos, en premier lieu, les mystères qui entourent la base, mais aussi les comportements des différents membres, qui ne se connaissent pas plus que cela et doivent donc apprendre à vivre ensemble, ce qui n'est pas simple en temps normal, mais là...
Au fil de l'avancée du roman, Sonja Delzongle introduit d'autres codes, qui vont du roman catastrophe au roman apocalyptique, comme si le Groenland devenait une sorte d'allégorie d'un monde qui court à sa perte, d'une humanité impuissante face aux changements qu'elle provoque, d'une nature qui semble s'animer pour prendre sa revanche...
Au coeur de "Boréal", il y a également un événement historique très important, que Sonja Delzongle utilise avec une grande habileté. Là encore des mystères, des questions longtemps restées sans réponse, des découvertes stupéfiantes et même des situations carrément atroces (si, si !). Rien n'est épargné aux personnages du livre, dans une effroyable spirale.
Tout ce que je dis donne un peu l'impression que l'histoire part dans tous les sens, et c'est un peu le cas, effectivement, sans pour autant perdre le lecteur. En fait, le péril vient de partout, comme si soudainement, le Groenland se révoltait contre un envahisseur, bien décidé à le bouter hors de l'île... ou à l'engloutir...
A tout cela, il faut ajouter l'histoire de Luv et de sa famille. Je n'entre pas dans les détails, il vous faudra découvrir ces développements parallèles. Mais Luv est un personnage à part dans cette histoire, et pas uniquement parce qu'elle n'appartient pas à l'origine à l'expédition groenlandaise. Mais, on assiste à l'effondrement de son monde, de sa vie, inexorablement...
Et maintenant, place à la psychologie de comptoir, si, si... C'est ma lecture du livre, que voulez-vous. Et je vais encore parler de mise en abyme, je suis incorrigible ! La question fondamentale qui pourrit la vie de Luv, c'est celle de la maternité. Un statut qu'elle a d'abord refusé d'assumer, une vingtaine d'années plus tôt, lorsque, très jeune, elle a donné naissance à une fille.
Depuis, elle a vécu le même événement, celui qu'on qualifie d'heureux, habituellement, et son état d'esprit était très différent. Une grossesse tardive, à quarante ans passés, et la volonté clairement affichée de ne pas commettre les mêmes erreurs, d'être cette fois une mère à part entière pour ce jeune enfant. Un souhait bousculé par les événements, comme si le destin lui rappelait que rien n'est simple.
Mère et femme, mère et fille, mère de deux filles ayant un grand écart d'âge, Luv est dans une position complexe lorsqu'on fait sa connaissance, enfermée quelque part, dans une espèce de bunker dont elle ne sort pas, préoccupée par une nature dont elle est coupée par la force des choses. Elle observe les dysfonctionnements qui se multiplient et qu'on ne comprend pas.
Parenthèse : on connaît le mythe du lemming, qui se suiciderait en masse au cours des gigantesques migrations qu'accomplit cette espèce. Si on sait aujourd'hui qu'il s'agit d'une légende urbaine, en revanche, se produisent régulièrement dans des régions différentes, des morts massives d'animaux, oiseaux, poissons, par exemple.
Sonja Delzongle applique ce processus inexpliqué aux boeufs musqués découverts au début du roman, et donc à des mammifères. Vous sentez comme on se rapproche ? Eh oui, l'étape suivante, c'est l'homme, et la question se pose réellement dans le roman : et si des hommes pouvaient soudainement disparaître, s'évaporer ?
Je referme la parenthèse pour revenir à ma mise en abyme, ce billet aussi part dans tous les sens, il va falloir de j'en reprenne les rênes en urgence ! Nous avons donc Luv, mère en difficulté, observant une planète qui va mal et connaît des phénomènes aussi inquiétants qu'inexpliqués. Nous avons le Groenland, comme un territoire en voie de désintégration...
Nous avons l'impression de vivre sur cette île gigantesque, couverte de glace, mais plus pour longtemps au rythme de la fonte, qui devient une espèce de laboratoire de la fin d'un (du ?) monde... Une terre mère qui rejette ses enfants trop indisciplinés et irrespectueux... Oui, plus j'y pense, plus le parallèle me semble évident. Et flippant...
Il reste alors à intégrer certains codes, ceux du post-apocalyptique. Autrement dit : quelques survivants livrés à un monde nouveau, et pas forcément plus facile à vivre que celui qui a été détruit. Mais, il manque un élément de taille, dans ce raisonnement : eh oui, ce qui se déroule dans ces quelques semaines sur l'inlandsis risque bien de ne laisser aucun survivant...
Avec "Boréal", Sonja Delzongle signe donc un thriller inclassable, tant il emprunte à d'autres genres, plus ou moins proches, leurs codes, leurs problématiques, leurs situations, mais qui a des allures d'avertissements grandeur nature pour une humanité qui fonce droit dans le mur, qui détruit son habitat, sa planète et ne semble pas s'en inquiéter plus que cela.
Thriller, oui, mais parabole écologique flirtant avec un fantastique qui tient surtout à notre ignorance (car nous ne savons pas tout, évidence à rappeler quelquefois) plus qu'à des phénomènes proprement irrationnels. Il y a quelque chose de bouleversant à croiser ces ours polaires, prédateurs aux abois, incapables de se nourrir faute de proie, et agonisant si lentement...
Mais ne nous y trompons pas, les animaux ne sont pas les seuls signes forts de la catastrophe en cours. Et Sonja Delzngle a choisi la manière forte pour nous rappeler que nous sommes dans le même bateau et que ce n'est plus l'Arche de Noé, en fracassant un des plus forts de nos tabous, symbole parfait du désastre annoncé...
Et dire que j'écris ce billet le jour de la passation de pouvoir d'un Nicolas Hulot quittant son ministère faute de trouver d'écho favorable à ses propres avertissements. Depuis l'annonce de sa démission, il affiche un pessimisme assez effrayant, qui s'accorde parfaitement à la tonalité générale de "Boréal", jusque dans son final qu'on espère pas prémonitoire...