Hack Holland est l'étoile montante de la politique texane. Non seulement il a tout ce qu'il faut pour réussir dans ce domaine et devenir très prochainement le plus jeune représentant de son Etat au Congrès des Etats-Unis, mais en plus, il possède un pedigree hors norme, qui remonte à la fin du siècle précédent.
Son grand-père, Old Hack, était un shérif réputé, respecté sauf par les canailles (en témoignent les traces de balles dans l'un des poteaux de la véranda du ranch familial) et son père a été un proche de Rossevelt, participant à la mise en place du New Deal avant de se faire élire au Congrès. Bref, Hack n'a qu'à se laisser porter jusqu'au Capitole, avant, qui sait, de grimper d'autres échelons.
En attendant, il faut quand même mener campagne, pas auprès des électeurs, c'est encore trop tôt, mais auprès de ceux qui soutiendront sa candidature. Et pour cela, rien de mieux que quelques mondanités, des raouts hors de prix où l'alcool coule à flots jusqu'à ce que plus personne ne se souviennent pourquoi il se trouve là. Y compris Hack...
L'alcool, le tendon d'Achille du candidat Hack Holland... Le problème, ce n'est pas qu'il boit tout le temps, c'est que, quand il s'y met, il ne peut plus s'arrêter. Et lorsqu'il a trop bu, alors, il devient incontrôlable, irascible, bagarreur et provocateur (sans compter les dégâts matériels). Il devient une sorte de Mister Hyde, dont l'image ne s'accorde pas avec un favori aux prochaines élections...
Mais il est comme ça, Hack, ingérable. Dans son boulot aussi. Il est avocat au sein d'un cabinet qu'il a constitué avec son frère, mais là encore il n'en fait qu'à a tête, dans le genre défenseur de la veuve et de l'orphelin, choisissant au compte-gouttes des cas sans grand intérêt et des clients qui ne rempliront pas les caisses.
A la maison, il vit avec une desperate housewife qui ne reste avec lui que pour ce qu'il représente. L'argent, le statut social, le confort matériel et l'image, oh oui, l'image. Mais, en privé, l'ambiance est loin d'être au beau fixe entre eux. Les engueulades sont de plus en plus fréquentes et violentes et le mariage par à vau-l'eau...
Et puis, il y a le passé... Des souvenirs qui le hantent et qui peuvent expliquer son besoin régulier de s'enivrer. Envoyé en Corée au début des années 1950, Hack y a été fait prisonnier et a été torturé plusieurs mois durant. Ce n'est pas un sujet qu'il aborde publiquement, même avec ses proches, mais il est encore victime, près de 20 ans plus tard, de virulents cauchemars.
C'est d'ailleurs un appel d'un de ses anciens camarades de régiment qui va l'entraîner dans une affaire totalement imprévue : Art Gomez a besoin d'un avocat, car il se trouve en prison, dans un coin perdu du Texas. Membre d'un syndicat, il a voulu organiser une grève pour protester contre les conditions de travail et les rémunérations des journaliers, latinos pour la plupart, qui travaillent dans les champs de coton.
Mais, à Pueblo Verde, on ne plaisante pas avec ces choses-là. Et Art se retrouve donc au trou selon des chefs d'accusation qui ont l'air particulièrement fantaisiste, dans un comté où l'on applique la loi à la tête des clients et où l'expression "droits civiques" n'est pas encore parvenue jusqu'au bureau des représentants de la loi et de l'ordre...
Hack est un homme fidèle en amitié, surtout quand il s'agit de ceux qui ont souffert avec lui en Corée. Il n'écoute que son bon coeur et se rend à Pueblo Verde, certain de faire sortir Art de cellule en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Entre son image de candidat idéal, ses compétences évidentes et les irrégularités manifestes qui ont conduit Art derrière les barreaux, c'est du gâteau.
Mais à Pueblo Verde, tout cela ne vaut rien. Hack n'impressionne personne et on ne compte pas lui faire le moindre cadeau. La situation s'envenime rapidement et bientôt, c'est au tour de Hack de découvrir l'hospitalité des geôles de Pueblo Verde. Et il n'en sortira que pour aller se faire pendre ailleurs, et qu'il fasse un détour si jamais il venait à repasser par le comté...
Une véritable déclaration de guerre. Désormais, l'affaire Art Gomez devient plus importante que tout le reste aux yeux de Hack. Plus que sa campagne, que le soutien d'un sénateur bien trop intéressé pour être honnête, que sa chère et tendre épouse, que le cabinet de son frère, que sa liberté, même. Hack veut la justice pour Art Gomez et, à travers lui, défendre la juste cause qu'il représente, quoi que cela lui en coûte...
"Déposer glaive et bouclier" est donc le troisième roman de James Lee Burke, paru à l'origine en 1971. L'action se déroule donc à cette époque, dans un Texas dont on sait qu'il n'a jamais été l'Etat le plus progressiste d'Amérique, loin de là. Mais, ce qui est frappant, c'est qu'on retrouve dans ce livre des thématiques et des débats qui sont toujours (ou plutôt encore) à la une.
A commencer par cette main d'oeuvre bon marché venue de l'autre côté de la frontière mexicaine, payée au lance-pierre et traitée avec le plus grand mépris. Racisme, cupidité, violence viennent s'ajouter à des conditions de travail déjà pénibles. Et quand certains osent venir les soutenir, défendre leurs droits, alors ils se heurtent à l'arbitraire. Une lecture toute particulière des lois...
Dans sa quête, Hack va rencontrer certains amis de Art Gomez. A commencer par Rie, charmante jeune femme aux airs de hippie (avec tout le mépris qu'on peut mettre dans ce mot, de la part de leurs adversaires) et Mojo Hand, un homme noir fort sympathique et qui partage avec l'avocat un goût certain pour la bouteille.
Ils sont largement minoritaires, ils n'ont guère que leurs voix pour se faire entendre, ils savent qu'on les considèrent juste comme des gauchistes et qu'ils n'ont aucun poids par ici. Et pourtant, lorsque Hack arrive, les choses changent. Pas immédiatement, puisqu'il faut aller sortir l'avocat de prison, dans un premier temps.
Mais ensuite, la détermination de cet homme qu'on ne s'attendrait pas à trouver là, va redonner une motivation à tous. On provoque une autorité qui abuse de son pouvoir, et on verra ce qui en sort... Fidèle aux idéaux que lui a inculqués son père, Hack se voit en héros des droits civiques, alors qu'il n'a même pas besoin de se conduire ainsi pour être élu.
Que lui importe cette élection, d'ailleurs ? Au fil du livre, on se rend compte qu'il est probablement le dernier à avoir envie de devenir le plus jeune représentant de l'Etat du Texas au Congrès. L'étiquette politique lui pèse, l'absence de sincérité des politiciens et des hommes d'affaire aussi. Hack est un homme au caractère entier, capable de tout envoyer valser si ça lui chante.
Mais, à Pueblo Verde, il va devoir faire ses preuves : ce WASP, issue d'une famille bourgeoise, proche un temps du pouvoir, détonne au milieu de ses nouveaux compagnons de lutte. On retrouve là encore une situation très actuelle : peut-il lutter pour les droits civiques, lui qui n'a jamais souffert, lui qui a eu tous les droits par sa naissance ?
Hack n'est pas Atticus Finch, même si on pense au personnage imaginé par Harper Lee dans "Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur". Mais, on retrouve ce même engagement désintéressé en faveur d'un homme accusé injustement, manifestement parce qu'il n'a pas la bonne couleur de peau. J'évoquais l'actualité de "Déposer glaive et bouclier", si l'on remonte encore aux années 1930, ça ne rassure vraiment pas sur la société américaine...
Il y a tout de même un élément très différent entre les deux avocats : Finch était commis d'office. Il remplissait son devoir, consciencieusement, mais pas par conviction, au moins au départ. Hack, lui, se considère clairement comme un progressiste, et tant pis si, pour beaucoup, il n'est qu'un oppresseur parmi d'autres.
Cette histoire, on va le comprendre au fil des rebondissements, va surtout réveiller en lui un sentiment qui le tenaille depuis longtemps : la culpabilité. Elle aussi, il l'a ramenée de Corée, en particulier lorsqu'il a vu comment était traité les soldats noirs. Une forme d'injustice contre laquelle il ne s'est pas rebellé suffisamment à l'époque, à son grand dam.
Mais ce n'est pas tout. Je ne vais pas en dire plus, vous verrez par vous-mêmes en lisant ce roman ce que porte Hack depuis trop longtemps. C'est un formidable personnage, parce qu'il apparaît foutraque, excentrique, caractériel dans un premier temps, avant qu'on voie au-delà de son alcoolisme et de tous ses excès pour le percevoir beaucoup plus profond.
La blessure est profonde, elle ne se refermera certainement jamais. Ses décisions prises sur un coup de tête ont quelque chose d'une quête de résilience, même inconsciente. Ses rodomontades sont sans doute une manière de ne rien laisser paraître de son mal-être. Il est certain qu'on ne regarde pas cet homme, ivrogne bagarreur et inconscient au début, lorsqu'on a toutes les cartes en main.
Je ne veux pas dire de bêtise, mais si j'en crois les dates de parution, ce livre devait être à l'origine un one-shot. Toute l'histoire de cette lutte façon sept mercenaires du prétoire est le prétexte pour que Hack fende l'armure, se débarrasse enfin de l'image que d'autres lui ont imposée trop longtemps sans lui demander son avis.
"Déposer glaive et bouclier", c'est l'histoire d'une mue. D'une libération. D'une émancipation. Les déboires d'Art Gomez offrent à Hack l'occasion qu'il attendait peut-être sans même en avoir conscience de se défaire du costume de politicien trop étroit pour lui. Dans une des premières scènes du roman, à l'issue d'une soirée très, très arrosée, on le voit au bord de péter sérieusement les plombs.
Mais, son intervention à Pueblo Verde est peut-être l'expression la plus éclatante de son ras-le-bol, qui va se confirmer au fil des événements et des rencontres. Chaque personnage que croise Hack, chaque situation qu'il traverse (même quand elles semblent n'avoir aucun rapport avec l'histoire) sont des gouttes de plus faisant déborder le vase.
Et se battre pour la justice, simplement pour la justice, sans aucune arrière-pensée, sans appât du gain, sans quête de notoriété, juste pour faire honneur à une valeur bafouée, c'est sa façon de se révolter, de récupérer vraiment les rênes de son destin. Et tant pis s'il déçoit les espoirs placés en lui, car ils cachent en fait les ambitions d'autres personnes dont il se fout.
Un mot sur le titre de ce roman, "Déposer glaive et bouclier", qui vous a peut-être interpellé. Il mérite en effet une courte explication : il s'inspire du premier vers d'un très célèbre gospel, "Down by the riverside". Mais pour mesurer l'importance de ce choix, ne sautez pas l'exergue du roman de James Lee Burke, qui en dit long.
C'est aussi une peinture d'une Amérique profonde aux airs de Far West, avec des potentats locaux qui se comportent comme des seigneurs féodaux plus que comme les élus d'une démocratie moderne. Le Texas de James Lee Burke ressemble comme deux gouttes d'eau à celui que nous montre par exemple Joe R. Lansdale, et ça n'a rien de rassurant.
Derrière l'humour, en particulier un certain comique de situation (Hack a l'alcool particulièrement exubérant), c'est bien un roman noir qui nous est proposé, dans lequel la question du racisme est omniprésente, avec des relents qu'on voudrait croire d'un autre temps... Mais ne négligeons pas d'autres questions sous-jacentes, en particulier celles touchant aux financements des campagnes électorales...