Bois sauvage, le premier roman de Jesmyn Ward, m’a retourné le cœur. Depuis, j’ai fait une belle place, dans ma bibliothèque, à ses bouquins. Ligne de fracture m’attend et la traduction de Sing, Unburied, Sing s’en vient. J’ai pris Les moissons funèbres pour son côté autobiographique, histoire d’en apprendre un peu plus sur l’auteure et sur son parcours.
Il n’y avait pas grand-chose à faire dans leDeep South. Les perspectives d’avenir se terminent souvent en cul de sac. Le chômage est endémique, la pauvreté colle au talon, le décrochage scolaire devient la norme et les inégalités sociales sautent à la gorge. Sans parler des ouragans qui dévorent tout sur leur passage. Désabusés, sombrants dans le désespoir, les jeunes lèvent le coude et se perdent dans les lignes blanches.
Je grimpai les escaliers et trouvai la porte de leur appartement entrouverte. L’appartement était sombre; au mur étaient accrochées des œuvres d’art en velours et en verre strié de veines de couleur qui paraissait marbré. L’amie de mes parents était assise avec un couple de Blancs à la petite table de la cuisine. Au milieu de la table était posé un miroir, face réfléchissante vers le haut. L’homme était en train de faire glisser une lame sur sa surface pour diviser une poudre blanche en plusieurs lignes. Il se pencha et renifla comme s’il voulait retenir sa morve de couler. Ses cheveux lui tombaient sur le visage. L’amie de mes parents leva alors la tête et me vit dans l’embrasure de la porte. «Mimi, rentre à la maison», dit-elle. Je rentrai. Je ne savais pas ce qu’ils faisaient. Je ne savais pas que je venais d’assister à un rituel auquel se livraient les adultes quand ils étaient pauvres, acculés et au bord du pétage de plomb, pour tenter de s’extraire d’eux-mêmes. Je ne savais pas que cette pratique poursuivrait aussi ma génération jusqu’à l’âge adulte.
La jeune Jesmyn a su tirer son épingle du jeu.Elle est la seule de la famille à avoir quitté la maison pour poursuivre des études supérieures. Elle a lutté, s’arc-boutant contre la pauvreté, mais aussi contre le racisme insidieux de ses camarades de classe. Elle en a bûché un coup et ses efforts ont porté fruit.Dans ce vibrant hommage, Jesmyn Ward revient sur son enfance en un tableau sans complaisance ni apitoiement. Ses souvenirs alternent avec les éloges funèbres consacrés à chacun des disparus, de leur enfance jusqu’à leurs derniers jours. L’image qui s’en dégage, portée par une écriture sans fard, est celle d’une douleur térébrante, mais aussi d’un amour indicible, viscéral, pour la famille et les amis, et pour ce Mississippi si impitoyable. Une lecture douloureuse, mais nécessaire.À lire, l
’excellent billet d’ElectraLes moissons funèbres, Jesmyn Ward, trad. Frédérique Pressmann, Globe, 268 pages, 2016.★★★★★