En 1974, Hayao Miyazaki, encore loin de fonder les studios Ghibli qui feraient son succès, participa à la réalisation d’une série de dessins animés pour la télévision : Heidi, fille des Alpes, adaptation du roman suisse pour la jeunesse Heidi, 1880, de la femme de lettres Johanna Spyri. La jeune Heidi, orpheline, qui voudrait vivre une vie bucolique avec son grand-père en montagne, doit un jour retourner à Francfort pour garder la petite Clara, et subir la violence du quotidien des grandes villes…
Comme en clin d’œil à Miyazaki, Les Billes du Pachinko sont une nouvelle réécriture de Heidi, dont l’action prend place dans la Tokyo contemporaine. L’héroïne, Claire, a grandi en Suisse, mais vient d’une famille de Zainichi, les Coréens qui ont émigré au Japon. Elle séjourne chez ses grands-parents, qu’elle voudrait convaincre d’emmener en Corée, le pays où ils ont grandi. Durant son séjour, elle doit garder la petite Mieko, fille d’une Japonaise professeure de français qui — curieux hasard — adore lire Heidi.
Tokyo est un étouffoir. Les appartements sont minuscules, les couloirs étroits, et les joueurs se massent dans le pachinko (établissement de jeu) que tient son grand-père, et où l’on joue à Tetris, car même le jeu est contaminé par la promiscuité. Ouvrant par hasard Heidi, Claire lit tout haut ce que tout lecteur voudrait hurler aux personnages de ce roman : « si vous viviez moins collés les uns aux autres, si chacun suivait son chemin et montait sur les hauteurs, comme moi, vous seriez plus heureux ! » (p. 80).
Si la vérité sort des lectures pour enfants suisses, à quoi bon en écrire des adaptations japonaises ? C’est peut-être ce que se demande l’héroïne, parcourant la bibliothèque de sa patronne tokyoïte, p. 15 : « Rousseau, Chateaubriand. Des essais sur la littérature, le romantisme en Suisse. Des livres d’histoire. La Révolution française. À les voir ici, j’ai le sentiment que ces ouvrages ne parlent pas de l’histoire que j’ai apprise, mais d’une autre, parallèle, qui aurait eu lieu au même moment, sur une autre planète. » Un livre est lié au lieu qui l’a produit ; Les Billes du Pachinko, comme Heidi, sont décidément un roman suisse. Le lecteur français ne pourra s’empêcher de noter le « caquelon » de la p. 93, mot de français suisse qui décrit là une marmite japonaise.
Les Billes du Pachinko est un roman de voyage qui s’achève quand le voyage en Corée commence. Dommage ! La romancière excelle à pointer les impasses du mode de vie urbain et gamifié où chacun joue pour tuer le temps et s’évader des abîmes de béton : la meilleure scène du roman est peut-être la partie de Monopoly entre Claire et sa grand-mère, où ni l’une ni l’autre ne prennent garde aux règles du jeu, au point que les pions s’échangent, avancent ou reculent indépendamment de la consigne du dé.
Mais quelle littérature nous attend si nous nous libérons de l’exiguïté globalisée, comme la fin du roman le suggère, ce n’est pas Dusapin qui nous l’apprendra. Dans le roman de Spyri, Heidi et Clara finissent par se retrouver chez le grand-père suisse, au plus haut des Alpes, et Clara, handicapée moteur, guérit miraculeusement au grand air. Quelles lectures futures nous porteront la nouvelle d’un miracle semblable ? De la poésie, peut-être.
Elisa Shua Dusapin, Les Billes du Pachinko, éditions Zoé, 2018, 144 p., 15,50€.