"Y a un truc vachement paradoxal chez toi, tu baisses systématiquement les yeux quand on te parle, comme si tu étais timide, pourtant tu dégages une confiance à fracasser les murs... comme de la très très grosse racaille en fait".

Encore un livre repéré à sa sortie et que j'ai mis un temps fou à lire. Entre temps, il a reçu deux des prix les plus importants dans le monde du polar, rien que ça, et on attend maintenant l'adaptation cinéma (signée par la romancière elle-même, avec Isabelle Huppert dans le rôle principal, rien que ça). "La Daronne", de Hannelore Cayre (en grand format aux éditions Métailié, disponible en poche aux éditions Points), est un roman noir qui bat en brèche toute forme de politiquement correct, servi par une gouaille et un tempérament de feu, un humour bien noir et des trouvailles remarquables. Le tout pour une histoire de trafic de drogue désopilante, emmenée par une Ma Dalton juive qui tue son ennui et embellit son existence en sortant soudain du cadre légal, renouant avec une tradition familiale qu'elle s'était pourtant juré de ne pas prolonger...
Patience (quel joli prénom !) a 53 ans et voilà plus d'un quart de siècle qu'elle est veuve. Son mari est mort brusquement dans un palace du Sultanat d'Oman, alors qu'il était en train de rire, en face d'elle. Et hop, quelques instants plus tard, il était mort. Et Patience dépouillée de son statut social, de l'argent qui aurait dû lui revenir.
Avec deux fillettes à charge, il a bien fallu travailler pour se loger (dans un minuscule appartement de Belleville, pas vraiment le luxe des Emirats), se nourrir et simplement vivre. Du luxe tapageur, Patience est passée au gris souris, celui des murs les plus tristes. Un quart de siècle qu'elle est devenue invisible aux yeux de tous, peut-être même à ses propres yeux...
Désormais, ses filles sont grandes et ont quitté le nid, et c'est de sa mère que Patience doit s'occuper. En fin de vie, complètement sénile, elle végète dans un EHPAD du XXe arrondissement (aux tarifs dispendieux) et n'en finit plus de ne pas mourir, au grand dam de sa seule et unique fille qui, disons les choses simplement, n'a jamais nourri un grand amour pour celle qui lui a donné le jour.
Une mère qui n'a jamais rien fichu de son vivant à part gaspiller la fortune amassée par son mari, chef d'une petite entreprise de transport routier international qui n'a jamais connu la crise, en grande partie parce que, au fret officiel, s'ajoutaient d'autres cargaisons, beaucoup moins légales... Ce passé pèse lourd sur les épaules de Patience qui y avait échappé grâce à son mariage, prématurément terminé...
Patience non plus ne savait pas faire grand-chose quand il lui a fallu se mettre au boulot. Mais, il se trouve qu'elle avait un don pour les langues, et pour une en particulier : l'arabe. Devenue traductrice, elle s'est mise au service de la police et de la justice pour intervenir dans les procédures impliquant des accusés ne s'exprimant que dans cette langue.
Elle traduit lors des interrogatoires, et plus encore dans les affaires nécessitant des écoutes téléphoniques. Au fil des années, elle a donc suivi de nombreuses affaires liées au banditisme, aux crimes de droit commun et même au terrorisme, mais sa grande spécialité, ce qu'elle préfère, ce sont les affaires de stupéfiants.
Et comme son travail de longue date lui vaut, à défaut de confortables honoraires et d'un statut clairement défini, une belle réputation et une certaine confiance. Au point qu'on l'a autorisée à travailler à domicile. Une liberté que Patience a élargi également à son travail : à force d'écouter ces bras cassés de dealers à la petite semaine s'envoyer insultes et codes débiles, elle s'est pris d'affection pour eux.
Inutile de faire un zèle excessif pour aider ceux qui veulent les choper et les enchrister, elle ne traduit donc que le strict minimum, ni vue, ni connue... Jusqu'au jour où elle va carrément prévenir un dealer qu'il est attendu à un péage au retour du Maroc. Cela n'empêche pas l'arrestation, mais le garçon a eu le temps de planquer sa cargaison, une gigantesque quantité de shit de qualité supérieure.
Qui n'attend plus qu'une chose : qu'on vienne le récupérer et reprendre le trafic là où il a été interrompu... Forte de tout ce qu'elle sait sur l'affaire, ayant, et pour cause, toujours plusieurs coups d'avance sur la police, Patience veuve Portefeux, décide de s'amuser un peu. Elle va reprendre le business à son compte et retrouver son lustre passé...
Le temps de se déguiser, et la voilà devenue... la Daronne...
Traditionnellement, le roman noir, s'il n'est pas forcément exempt d'humour, est loin de proposer des histoires très rigolotes. Avec "la Daronne", Hannelore Cayre signe une vraie comédie noire, portée par un formidable personnage, cynique, blasée, ambitieuse (on pourrait ajouter cupide, même si, dans les deux cas, c'est un peu plus compliqué que ça), dénuée d'affect et de remords.
En un mot comme en cent : amorale. Délicieusement amorale, même, comme le veut ce joli poncif que je reprends volontiers pour l'occasion. Bien sûr, Patience espère remporter le gros lot en se lançant dans cette dangereuse aventure, afin de renouer avec sa vie d'avant, lorsque tout n'était que calme (relatif), luxe (insolent) et volupté (surtout pour sa mère)...
Vivre dans le confort sans se soucier du lendemain, tout ce à quoi elle a dû renoncer à la mort de son mari, tout ce qu'elle n'a pu offrir à ses filles, tout, tout, tout... Mais, je crois aussi qu'il y a derrière cela un véritable jeu : incarner quelqu'un d'autre, si différente de ce qu'elle est en temps normal, et mener tout le monde par le bout du nez, elle qu'on ne remarquait même plus.
Faire preuve de son intelligence, face à des petits caïds qui ne pensent qu'à s'en fourrer plein les poches, mais ne sont en fait que des crétins voués à plus ou moins court terme à finir en taule. Alors qu'elle défiera la société dans son ensemble, avec un esprit de revanche et un orgueil qui, finalement, pourraient bien constituer son seul héritage familial...
Car "La Daronne", ce n'est pas juste l'histoire de ce trafic improvisé sur un coup de tête par Patience. Non, c'est Patience. Sa vie, son oeuvre. Ses emmerdes, aussi. Et l'heure a sonné de se libérer de cette vie médiocre que lui a imposé le destin, de prendre son envol, d'être enfin soi-même, libérée de toutes les contraintes qu'impose la société.
On découvre donc, autour de l'intrigue principal, nombre d'informations sur l'enfance et la jeunesse de Patience, sur sa famille, en particulier ses parents. Ah, ses parents... Il y aurait tant à dire sur eux, leur portrait qu'on en a est gratiné, et il n'est même pas certain que Patience force le trait... Avec une famille comme ça, on n'est jamais au bout de ses surprises.
On ressent bien que, malgré tous ses... disons défauts, Patience avait une grande affection pour son père, sans occulter ses côtés plus sombres... Affection, mais peut-être un peu de peur, aussi... En revanche, il est certain que sa relation avec sa mère est d'un tout autre ordre : indifférence complète d'un côté, profonde haine de l'autre...
Et voilà qu'aujourd'hui Patience doit veiller cette femme qu'elle a toujours détestée et se ruiner pour la maintenir en vie ! Le monde est franchement mal foutu... Celle qui s'est prélassée toute sa vie continue de le faire, certes dans un décor et un confort très différents de ses standards passés, et celle qui n'a jamais vraiment pu exister trime. Il est temps que ça change !
Mais, en devenant la Daronne, elle découvre une part de sa personnalité qu'elle ignorait : l'hérédité ! A la fois douée pour les coups tordus, comme papa, et prête à aller plus loin que maman en accomplissant son rêve de : devenir la femme idéale, c'est-à-dire "la juive intrépide" qu'elle-même n'a été qu'à travers ses lectures et, plus tard, dans les brumes de la démence...
Oui, Patience est la digne fille de ses parents, et je ne suis pas certain que ça lui fasse tant plaisir que ça... On a l'impression de la voir traverser son âge ingrat à la cinquantaine. Patience se rebelle, enfin, contre ses parents, leur situation, l'éducation qu'ils (ne) lui ont (pas) donnée. A 53 ans, la voilà de nouveau adolescente, près à toutes les expériences, à tous les excès, à toutes les bêtises...
Reste un point, car on le sait, en temps normal, le crime ne paie pas. Mais quelle autre motivation peut avoir Patience ? Le plaisir, peut-être ? Tiens, voilà un élément très intéressant de ce roman, car il en est certainement un des moteurs, à condition de trouver ce qui l'engendre. Et c'est la que tient toute la roublardise du livre de Hannelore Cayre, cela ne se trouve pas du tout là où on pourrait l'imaginer.
En lisant "La Daronne", j'ai repensé à un autre roman, "Savages", comédie décapante de Don Winslow, aux antipodes de son diptyque "La Griffe du chien"/"Cartel", dans lesquels on ne rit pas du tout. Oui, il y a une vraie filiation (on n'en sort pas !) entre ces deux romans, servis par des personnages bien croqués et fort malmenés, des situations de comédie et une plume pleine de verve.
Dans "la Daronne", il faut reconnaître que tout tourne essentiellement autour de Patience, qui n'est pas juste le personnage central, mais aussi la narratrice. Les autres personnages sont soit des jouets, soit des personnes qu'elle veut protéger, soit des gens dont elle se méfie. Les seuls qui échappent à la classification, ce sont ses parents, qui sont à part pour les raisons évoquées plus haut...
Mais quel personnage ! A côté d'elle, tous les autres, flics ou voyous, sont de vrais guignols (au sens propre, comme au figuré). Une allure incomparable, un bagout remarquable, une espièglerie facétieuse, Patience se révèle à elle-même dans le rôle qu'elle s'est taillé pour mesure (et qui sera parfait, je n'en doute pas, pour Isabelle Huppert).
Elle n'épargne rien ni personne, se moque de tous avec la même nonchalance, organise son petit business avec minutie et place d'emblée ses complices au-dessous d'elle. La hiérarchie, il n'y a que ça de vrai, et s'ils n'obéissent pas au doigt et à l'oeil, alors, bye-bye, ils iront se fournir ailleurs, où le rapport qualité/prix est nettement moins favorable...
Cette position supérieure, ce rapport de force en sa faveur, cela donne l'occasion de certaines scènes absolument hilarante, où Patience s'en donne à coeur joie pour ridiculiser ces petits caïds dont elle sait tout grâce aux écoutes. Et il faut reconnaître qu'elle a non seulement de l'imagination, mais un petit côté sadique qui est tout à fait jouissif pour le lecteur.
Le tout est servi par une langue acérée, vipérine par moments, le genre qui en agacera, en bousculera ou en choquera peut-être certains. Mais n'oubliez pas que celle qui parle, ce n'est plus Patience, veuve Portefeux, la femme effacée qui a rasé les murs pendant plus de 25 ans. Non, c'est la Daronne qui raconte son parcours, sans fard ni limite. Ni affect, d'une certaine façon.
J'ai hésité au moment de choisir le titre de ce billet (oui, encore, et alors ?), avant de me décider pour cette phrase sur la confiance qui habite Patience une fois son petit business lancé. Il y a le déguisement (celui qu'on voit en couverture, très bien rendu : pour l'anecdote, c'est Hannelore Cayre elle-même qui s'est transformée en Daronne !), mais il y a aussi la métamorphose.
L'homme qui s'adresse à Patience avec ces mots ne sait pas à quel point il touche juste. Quant à vous, si vous n'avez pas lu le roman, vous ne saisirez pas tout de suite l'ironie mordante de la situation. Mais c'est un moment très fort du livre, celui où Patience teste sans l'avoir vraiment voulu, sa nouvelle puissance et ses limites éventuelles...
Oui, c'est un roman noir, mais qui se marie parfaitement avec la comédie pour donner un roman drôle et fort, qui grattouille sérieusement juste là où ça nous démange, se joue de toutes les contraintes du politiquement correct et se termine sur une touche de nostalgie, histoire de nous rappeler (et de lui rappeler à elle-même) que la Daronne, pardon, que Patience a un coeur...
Ah, si, j'allais oublier un des autres éléments importants de ce livre. Sans doute parce que je suis né avant 1980 : comment ne pas saluer un roman qui remet au goût du jour une des gourmandises qui a marqué mon enfance : le Chamonix à l'orange... Cet étouffe-chrétien dont une seule bouchée pourrait vous filer le diabète, mais qui ici, remplit parfaitement son office de madeleine de Proust.
Et même un peu plus.