De la meth des champs, dans "Le Poids du monde, de David Joy, à la kéta des villes, dans notre roman du jour, il n'y a qu'un pas littéraire que nous allons franchir avec un sens de la transition dont je ne suis pas peu fier... Hum... Allez, direction la capitale allemande, ou plus exactement l'underground berlinois, cadre d'un roman signée par une écrivaine que nous connaissons déjà sur le blog, mais dans un genre très différent : pour un temps, Morgane Caussarieu délaisse l'horreur et les romans vampiriques pour un roman de littérature blanche (mais trash, mais blanche... mais trash) où elle nous entraîne dans un monde qu'elle connaît bien, celui des clubbers. "Techno Freaks" vient de paraître au Serpent à Plumes, et nous emmène le temps d'un weekend dans les night-clubs les plus tendances de la capitale la plus vivante et branchée d'Europe. Un roman nocturne, forcément, mais surtout crépusculaire : car on ressent, aux côtés des personnages, que la fin d'une ère approche...
Un weekend comme tant d'autres dans les quartiers les plus hypes de Berlin, la ville où il faut être, la ville où il faut danser, la ville où il faut écouter la techno dans des boîtes installées dans les endroits les plus improbables. Pour certains, c'est plus qu'un loisir, c'est un mode de vie, avec ses règles, ses codes, ses positions sociales.
Les plus veinards peuvent s'y consacrer entièrement, d'autres ont des boulots d'appoint, par exemple dans des plateformes téléphoniques, pour se faire un peu d'argent. Qui servira à payer avant tout la drogue, consommée en grande quantité, et indispensable pour oublier le quotidien et vivre sa vie puissance 1000.
Pour le logement, on s'entasse dans les squats, dont certains sont devenus de véritables institutions, où vivent parfois des communautés auto-gérées en marge complète de la société traditionnelle. C'est spartiate, un peu (beaucoup, même) crade, on n'y a guère d'intimité, mais rien de tout cela n'est ce qu'on recherche, l'essentiel est ailleurs.
Car, être clubber, c'est devenir quelqu'un d'autre, le temps d'une, deux nuits, ou plus parfois. Ou quelquefois, devenir définitivement un autre, une sorte d'avatar vivant qui brillera de mille feux sous les lumières et les stroboscopes, qu'on ne pourra pas rater et qui imposera sa personnalité, son look, son attitude trop cool, sa séduction, sa sexualité...
Mais aussi son ego, on va s'en rendre compte au fil des heures pendant lesquelles on suit les personnages. Il y a Goldie, ainsi nommé, puisqu'elle arbore des vêtements dorés. Une figure de la nuit berlinoise, venue de Marseille plusieurs années auparavant et qui s'est construit un statut incontestable dans la micro-société des clubbers de la capitale allemande.
Dans les toilettes du Griessmühle, un ancien moulin devenu une boîte très courue par les clubbers, elle fait la connaissance de Dorian, un petit nouveau qui affiche ses ambitions : grimper rapidement les échelons de ce monde nocturne où, pour l'instant, il n'est rien. Mais, s'il s'impose en dealant de la bonne came, il espère bien vite devenir à son tour incontournable.
Opale est la plus belle, et c'est pour ça qu'on la remarque, dans les couloirs des night-clubs, sur les dance-floors, partout où elle passe. La perfection, et rien d'autre, c'est ainsi qu'on se fait remarquer dans le monde de la nuit, et Opale est la perfection. Tout est étudié au millimètre, chez elle et, effectivement, si elle est à Berlin depuis moins longtemps que Goldie, elle y est reconnue.
Sa meilleure amie, Beverly Gore, vient de la rejoindre récemment. Pour cela, elle a quitté le milieu des clubbers bruxellois où elle était le centre d'attraction, la star, pour tenter l'aventure à Berlin, la ville la plus cool parmi les villes cool. Beverly, c'est un peu Rossy de Palma, si vous me permettez la comparaison : un physique qui ne colle pas aux canons de la beauté en vigueur, mais qu'elle a su transformé en un atout maître.
Et c'est vrai qu'elle a un charisme de dingue, Beverly Gore. Il lui faudra sans doute encore un peu de temps pour qu'il fasse effet à Berlin, où la concurrence est bien plus rude qu'à Bruxelles, mais elle ne doute pas un instant d'y parvenir. Car elle sait qu'elle ne passe jamais inaperçue, qu'elle a quelque chose de magnétique...
Enfin, il y a Nichts. Amoureux de Victor qui, en retour, ne lui a refilé qu'une saloperie de virus et semble se foutre de lui comme d'une guigne. Une relation toxique dont il n'arrive pas à se défaire, dans un monde où, pourtant, les histoires durent rarement plus longtemps que les rapports sexuels. Ou les trips, bons ou mauvais... Et la solitude commence à sérieusement lui peser.
Voilà les principaux personnages que l'on va suivre pendant un peu plus de deux journées (on devrait plutôt parler en nuits, il me semble, ça serait plus logique, finalement), du milieu de la nuit du samedi au dimanche, jusqu'à la fin de matinée du lundi. Des jeunes gens pas tout à fait comme les autres qui ont, en plus de la passion pour la vie nocturne, un autre point commun : ce sont des expatriés.
Ah, oui, j'allais oublier : ils appartiennent tous à la "Génération K". Rien à voir avec les appellations dont on nous rebat les oreilles, Génération Y ou Z ou Millenials, ou je ne sais quelle autre expression qui sortira la semaine prochaine comme un lapin du chapeau d'un magicien. Non, le K, ici, c'est pour Kétamine. Un anesthésiant pour chevaux devenue la drogue de référence des nuits berlinoises.
Un produit qui permet d'amplifier les sensations et de vivre plus fort la fête, la transe, la techno, le sexe, tout, du moins pendant les quelques instants où dure le voyage. Une pure drogue récréative qui correspond parfaitement à l'idéal prôné dans les clubs et les squats de Berlin, tel que le titre de ce billet le définit parfaitement.
Et puis, il y a Berlin, personnage central au même titre que les femmes et les hommes évoqués plus haut. Car oui, Berlin n'est pas un simple décor, en tout cas cette partie de Berlin, oubliée, abandonnée, tombée en ruines ou pas loin, mais devenue le cadre parfait pour ce mode de vie alternatif. Anciens sites industriels, quartiers désertés, immeubles fermés et réinvestis, ce Berlin moribond revit avec plus de force que les quartiers les plus huppés.
Une enclave de liberté dans un monde qui étouffe plus qu'autre chose. Une utopie en marche, où l'on corrige les inégalités qui perdurent à l'extérieur, où l'on fabrique au quotidien une espèce de société idéale, communautaire, hors du temps et des enjeux politiques, une anarchie qui tourne dans une ambiance bon enfant, un monde de gamins qui refusent de grandir.
Mais, attention, n'allez pas croire que ce monde est parfait. D'abord, parce qu'on y trouve tout de même des hiérarchies, ses stars, ses wannabes, ses has benne et ses never been, et donc des rivalités, des inimitiés, de la concurrence, entre clubs, entre clubbers, aussi. C'est d'ailleurs un des thèmes de ce roman, puisque les différents personnages évoqués sont à une croisée des chemins où leur cas personnel l'emporte sur l'ambiance globale.
C'est d'ailleurs assez paradoxal de voir un monde où l'on parle d'égalité, mais où chacun cherche à se différencier par tous les moyens possibles, un monde où l'on vit en communauté, mais où les egos s'affirment sans cesse un peu plus brillamment (bruyamment ?), un monde de tolérance et de partage, où on n'accepte quand même pas toujours qu'on vienne marcher sur ses plates-bandes...
Eh oui, derrière l'indifférence travaillée des uns et des autres, derrière l'orgueil gigantesque de ces freaks (je me permets d'employer le mot, puisqu'il est dans le titre), derrière les recherches vestimentaires, capillaires, physiques, les piercings, les tatouages, les mille manières de remodeler son corps, le sexe hardcore, il y a des coeurs qui battent, des sentiments qui se développent.
C'est, à mes yeux, un des points forts de ce roman : ne rien embellir, ne rien enlaidir, simplement raconter ce monde tel qu'il est, avec ses forces et ses défauts. Ses joies et ses dangers. Ses amitiés, ses amours, et ses guerres (le mot est un peu fort, quoi que...). Ses excès et ses retours parfois brutaux à la réalité, lorsque le jour revient...
Je suis parfaitement incapable de me mettre dans la tête de ces personnages : qui sont-ils, je l'ignore, je ne sais pas s'ils sont là par simple passion, par addiction, par volonté de se rebeller contre le monde tel qu'il est, si la vie leur semble si pénible qu'elle ne peut conduire qu'à l'autodestruction ou si c'est justement le plaisir, ce fourbe, qui ne peut passer que par le fait de brûler la chandelle par les deux bouts. Et en utilisant un chalumeau.
Il y a sans doute un peu de tout ça et bien d'autres choses encore, à des degrés divers chez chacun. Il y a aussi, chez les personnages que met en avant Morgane Caussarieu, cette volonté d'être connu, reconnu, comme si ce n'était pas possible ailleurs que dans cet univers destroy et trash, sous les lumières crues perçant l'obscurité dominante, à travers la virtualité qu'offre la drogue.
Je connaissais l'univers littéraire de Morgane Caussarieu à travers des livres, "Dans tes veines", d'abord, un choc, puis "Je suis ton ombre", deux textes qui ne peuvent pas laisser indifférents, ultra-violents, dans lesquels les gentils vampires n'existent pas, dans des décors glauques et dégueulasses, le sentiment d'un "No future" qui se heurte à l'immortalité imposée par le statut de vampire...
Mais, qu'on le veuille ou non, le fantastique et l'horreur offrent une certaine distance qu'un roman de littérature dite mimétique, donc s'inspirant du réel tel qu'il est, n'a pas. Ou de moindre puissance. Le côté super glauque et trash des textes vampiriques de Morgane Caussarieu est une chose, mais avec "Techno freaks", c'est une autre facette que l'on découvre.
Une facette plus personnelle de la jeune romancière, puisque ce monde de la nuit berlinoise, elle le connaît bien pour l'avoir vécu ces dernières années. Les lieux où elle nous emmène, les comportements qu'on y découvre, sans doute aussi les personnages qu'on y croise, elle est connaît personnellement, et ça change tout.
Y trouve-t-on un aspect autobiographique ? C'est sans doute le cas, même si elle serait la seule à pouvoir nous le dire, et je ne me permettrais pas, pour plein de raisons, de vous dire ici que Morgane se cache en fait sous telle ou telle protagoniste. Peut-être se disperse-t-elle d'ailleurs de l'un à l'autre, jusque dans certaines expériences extrêmes qui sont aussi un des éléments majeurs de ce microcosme.
Je ne vais pas vous le cacher, je suis entré dans cet univers un peu comme dans un roman de science-fiction... Une espèce de "Blade Runner", sans androïde, mais avec de la kétamine à volonté. Le film de Ridley Scott a, je trouve, une esthétique qui s'apparente à celle du roman de Morgane Caussarieu, la nuit, et pourtant l'importance des lumières, les looks et les relations humaines tout sauf simples.
Oui, ce mode de vie, c'est très loin, pour moi, et c'est ce qui rend cette lecture très intéressante : on plonge dans un autre monde et on en découvre les codes. Je suis décidément trop sage... Ou mortellement ennuyeux, qui sait ? Mais j'ai aimé le voyage dans lequel nous entraîne Morgane Caussarieu, ce mode de vie si éloigné du nôtre, du mien...
C'est trash, glauque, sale, avec une écriture ciselée qui se met au diapason, mais finalement, l'histoire qui se déroule dans ce monde-là ressemble à beaucoup d'autres. C'est une histoire classique de relations humaines, comme on en écrit depuis qu'il existe des écrivains. Amour, désir, jalousie, vengeance, liens qui se font et se défont, bonheur, dépression, fête, ennui...
On songe à des livres où la drogue tient une place importante, comme le "Flash", de Charles Duchaussois, même si le projet n'est pas tout à fait le même, ou encore, évidemment "Trainspotting" (Dorian semble en sortir tout droit, et le final de "Techno Freaks" pourrait tout à fait nous y renvoyer). Le côté documentaire de l'un, la dimension trash et décadente de l'autre...
Chacun des personnages, de Goldie à Nichts, trace son sillon dans cet univers, espérant avoir en main les rênes de son destin, alors que c'est sans doute une illusion de plus, mais qui ne se dissipera pas en même temps que les effets de la K. Chacun cherche à devenir une figure de la nuit... ou peut-être à en sortir.
Car, si "Techno Freaks" est un roman nocturne, forcément nocturne, même s'il y a des plages diurnes, mais qui sont moins enfiévrées, c'est aussi, et peut-être d'abord un roman crépusculaire. Parce que c'est le roman de la fin annoncée d'une époque, d'une parenthèse enchantée. Dès l'incipit, on le sait : "Berlin, c'est plus comme avant"...
Cette espèce de monde parallèle est en train d'être grignoté par la normalité. Pire, par la mode. Les clubs favoris des personnages sont en train de doucement quitter l'underground, fréquentés par un public plus mainstream, pire par les hipsters, les bobos, aïe, on revient au jargon sociologique de comptoir, désolé...
Mais, c'est un fait : les monde des clubbers devient tendance, on s'y précipite, on s'y encanaille, et on dilue sa puissance. Les habitués, ceux qui ont deux métiers, "le sien et clubber", ou qui ne sont que clubber, par vocation, vont devoir supporter ceux qui viennent parce que c'est bien, parce qu'on en parle sur Trip Advisor ou dans quelques magazines troooop hype...
Et, avec tous ces mouvements, se profile la gentrification de quartiers jusque-là oubliés, mais qui recèlent une valeur aux yeux de certains requins, promoteurs ou politiques. La gentrification aussi comme un grand feu purificateur pour débarrasser la ville de ces squats qu'on a tolérés un temps, mais qui font tache, maintenant.
Certains lieux évoqués par Morgane Caussarieu dans "Techno Freaks" n'existent d'ailleurs plus, évacués lors d'interventions policières spectaculaires, et fermés en attendant la destruction inévitable... Bientôt, de beaux immeubles de standing destiné à une population bien comme il faut se dresseront là où les clubbers vivent, effaceront ce mode de vie alternatif, qui renaîtra ailleurs, et ainsi de suite.
Non, Berlin, c'est plus comme avant, nous dit Morgane Caussarieu en nous expliquant pourquoi et comment. Mais, elle nous en offre une photographie qui rendra ces lieux inoubliables et ces heures immortelles. Qui fixera pour toujours l'existence des Goldie, Beverly Gore et Opale, entre autres, et de tous ceux dont elles s'inspirent. En attendant de les voir briller dans d'autres villes trop cool, d'autres places to be encore à imaginer.
Un weekend comme tant d'autres dans les quartiers les plus hypes de Berlin, la ville où il faut être, la ville où il faut danser, la ville où il faut écouter la techno dans des boîtes installées dans les endroits les plus improbables. Pour certains, c'est plus qu'un loisir, c'est un mode de vie, avec ses règles, ses codes, ses positions sociales.
Les plus veinards peuvent s'y consacrer entièrement, d'autres ont des boulots d'appoint, par exemple dans des plateformes téléphoniques, pour se faire un peu d'argent. Qui servira à payer avant tout la drogue, consommée en grande quantité, et indispensable pour oublier le quotidien et vivre sa vie puissance 1000.
Pour le logement, on s'entasse dans les squats, dont certains sont devenus de véritables institutions, où vivent parfois des communautés auto-gérées en marge complète de la société traditionnelle. C'est spartiate, un peu (beaucoup, même) crade, on n'y a guère d'intimité, mais rien de tout cela n'est ce qu'on recherche, l'essentiel est ailleurs.
Car, être clubber, c'est devenir quelqu'un d'autre, le temps d'une, deux nuits, ou plus parfois. Ou quelquefois, devenir définitivement un autre, une sorte d'avatar vivant qui brillera de mille feux sous les lumières et les stroboscopes, qu'on ne pourra pas rater et qui imposera sa personnalité, son look, son attitude trop cool, sa séduction, sa sexualité...
Mais aussi son ego, on va s'en rendre compte au fil des heures pendant lesquelles on suit les personnages. Il y a Goldie, ainsi nommé, puisqu'elle arbore des vêtements dorés. Une figure de la nuit berlinoise, venue de Marseille plusieurs années auparavant et qui s'est construit un statut incontestable dans la micro-société des clubbers de la capitale allemande.
Dans les toilettes du Griessmühle, un ancien moulin devenu une boîte très courue par les clubbers, elle fait la connaissance de Dorian, un petit nouveau qui affiche ses ambitions : grimper rapidement les échelons de ce monde nocturne où, pour l'instant, il n'est rien. Mais, s'il s'impose en dealant de la bonne came, il espère bien vite devenir à son tour incontournable.
Opale est la plus belle, et c'est pour ça qu'on la remarque, dans les couloirs des night-clubs, sur les dance-floors, partout où elle passe. La perfection, et rien d'autre, c'est ainsi qu'on se fait remarquer dans le monde de la nuit, et Opale est la perfection. Tout est étudié au millimètre, chez elle et, effectivement, si elle est à Berlin depuis moins longtemps que Goldie, elle y est reconnue.
Sa meilleure amie, Beverly Gore, vient de la rejoindre récemment. Pour cela, elle a quitté le milieu des clubbers bruxellois où elle était le centre d'attraction, la star, pour tenter l'aventure à Berlin, la ville la plus cool parmi les villes cool. Beverly, c'est un peu Rossy de Palma, si vous me permettez la comparaison : un physique qui ne colle pas aux canons de la beauté en vigueur, mais qu'elle a su transformé en un atout maître.
Et c'est vrai qu'elle a un charisme de dingue, Beverly Gore. Il lui faudra sans doute encore un peu de temps pour qu'il fasse effet à Berlin, où la concurrence est bien plus rude qu'à Bruxelles, mais elle ne doute pas un instant d'y parvenir. Car elle sait qu'elle ne passe jamais inaperçue, qu'elle a quelque chose de magnétique...
Enfin, il y a Nichts. Amoureux de Victor qui, en retour, ne lui a refilé qu'une saloperie de virus et semble se foutre de lui comme d'une guigne. Une relation toxique dont il n'arrive pas à se défaire, dans un monde où, pourtant, les histoires durent rarement plus longtemps que les rapports sexuels. Ou les trips, bons ou mauvais... Et la solitude commence à sérieusement lui peser.
Voilà les principaux personnages que l'on va suivre pendant un peu plus de deux journées (on devrait plutôt parler en nuits, il me semble, ça serait plus logique, finalement), du milieu de la nuit du samedi au dimanche, jusqu'à la fin de matinée du lundi. Des jeunes gens pas tout à fait comme les autres qui ont, en plus de la passion pour la vie nocturne, un autre point commun : ce sont des expatriés.
Ah, oui, j'allais oublier : ils appartiennent tous à la "Génération K". Rien à voir avec les appellations dont on nous rebat les oreilles, Génération Y ou Z ou Millenials, ou je ne sais quelle autre expression qui sortira la semaine prochaine comme un lapin du chapeau d'un magicien. Non, le K, ici, c'est pour Kétamine. Un anesthésiant pour chevaux devenue la drogue de référence des nuits berlinoises.
Un produit qui permet d'amplifier les sensations et de vivre plus fort la fête, la transe, la techno, le sexe, tout, du moins pendant les quelques instants où dure le voyage. Une pure drogue récréative qui correspond parfaitement à l'idéal prôné dans les clubs et les squats de Berlin, tel que le titre de ce billet le définit parfaitement.
Et puis, il y a Berlin, personnage central au même titre que les femmes et les hommes évoqués plus haut. Car oui, Berlin n'est pas un simple décor, en tout cas cette partie de Berlin, oubliée, abandonnée, tombée en ruines ou pas loin, mais devenue le cadre parfait pour ce mode de vie alternatif. Anciens sites industriels, quartiers désertés, immeubles fermés et réinvestis, ce Berlin moribond revit avec plus de force que les quartiers les plus huppés.
Une enclave de liberté dans un monde qui étouffe plus qu'autre chose. Une utopie en marche, où l'on corrige les inégalités qui perdurent à l'extérieur, où l'on fabrique au quotidien une espèce de société idéale, communautaire, hors du temps et des enjeux politiques, une anarchie qui tourne dans une ambiance bon enfant, un monde de gamins qui refusent de grandir.
Mais, attention, n'allez pas croire que ce monde est parfait. D'abord, parce qu'on y trouve tout de même des hiérarchies, ses stars, ses wannabes, ses has benne et ses never been, et donc des rivalités, des inimitiés, de la concurrence, entre clubs, entre clubbers, aussi. C'est d'ailleurs un des thèmes de ce roman, puisque les différents personnages évoqués sont à une croisée des chemins où leur cas personnel l'emporte sur l'ambiance globale.
C'est d'ailleurs assez paradoxal de voir un monde où l'on parle d'égalité, mais où chacun cherche à se différencier par tous les moyens possibles, un monde où l'on vit en communauté, mais où les egos s'affirment sans cesse un peu plus brillamment (bruyamment ?), un monde de tolérance et de partage, où on n'accepte quand même pas toujours qu'on vienne marcher sur ses plates-bandes...
Eh oui, derrière l'indifférence travaillée des uns et des autres, derrière l'orgueil gigantesque de ces freaks (je me permets d'employer le mot, puisqu'il est dans le titre), derrière les recherches vestimentaires, capillaires, physiques, les piercings, les tatouages, les mille manières de remodeler son corps, le sexe hardcore, il y a des coeurs qui battent, des sentiments qui se développent.
C'est, à mes yeux, un des points forts de ce roman : ne rien embellir, ne rien enlaidir, simplement raconter ce monde tel qu'il est, avec ses forces et ses défauts. Ses joies et ses dangers. Ses amitiés, ses amours, et ses guerres (le mot est un peu fort, quoi que...). Ses excès et ses retours parfois brutaux à la réalité, lorsque le jour revient...
Je suis parfaitement incapable de me mettre dans la tête de ces personnages : qui sont-ils, je l'ignore, je ne sais pas s'ils sont là par simple passion, par addiction, par volonté de se rebeller contre le monde tel qu'il est, si la vie leur semble si pénible qu'elle ne peut conduire qu'à l'autodestruction ou si c'est justement le plaisir, ce fourbe, qui ne peut passer que par le fait de brûler la chandelle par les deux bouts. Et en utilisant un chalumeau.
Il y a sans doute un peu de tout ça et bien d'autres choses encore, à des degrés divers chez chacun. Il y a aussi, chez les personnages que met en avant Morgane Caussarieu, cette volonté d'être connu, reconnu, comme si ce n'était pas possible ailleurs que dans cet univers destroy et trash, sous les lumières crues perçant l'obscurité dominante, à travers la virtualité qu'offre la drogue.
Je connaissais l'univers littéraire de Morgane Caussarieu à travers des livres, "Dans tes veines", d'abord, un choc, puis "Je suis ton ombre", deux textes qui ne peuvent pas laisser indifférents, ultra-violents, dans lesquels les gentils vampires n'existent pas, dans des décors glauques et dégueulasses, le sentiment d'un "No future" qui se heurte à l'immortalité imposée par le statut de vampire...
Mais, qu'on le veuille ou non, le fantastique et l'horreur offrent une certaine distance qu'un roman de littérature dite mimétique, donc s'inspirant du réel tel qu'il est, n'a pas. Ou de moindre puissance. Le côté super glauque et trash des textes vampiriques de Morgane Caussarieu est une chose, mais avec "Techno freaks", c'est une autre facette que l'on découvre.
Une facette plus personnelle de la jeune romancière, puisque ce monde de la nuit berlinoise, elle le connaît bien pour l'avoir vécu ces dernières années. Les lieux où elle nous emmène, les comportements qu'on y découvre, sans doute aussi les personnages qu'on y croise, elle est connaît personnellement, et ça change tout.
Y trouve-t-on un aspect autobiographique ? C'est sans doute le cas, même si elle serait la seule à pouvoir nous le dire, et je ne me permettrais pas, pour plein de raisons, de vous dire ici que Morgane se cache en fait sous telle ou telle protagoniste. Peut-être se disperse-t-elle d'ailleurs de l'un à l'autre, jusque dans certaines expériences extrêmes qui sont aussi un des éléments majeurs de ce microcosme.
Je ne vais pas vous le cacher, je suis entré dans cet univers un peu comme dans un roman de science-fiction... Une espèce de "Blade Runner", sans androïde, mais avec de la kétamine à volonté. Le film de Ridley Scott a, je trouve, une esthétique qui s'apparente à celle du roman de Morgane Caussarieu, la nuit, et pourtant l'importance des lumières, les looks et les relations humaines tout sauf simples.
Oui, ce mode de vie, c'est très loin, pour moi, et c'est ce qui rend cette lecture très intéressante : on plonge dans un autre monde et on en découvre les codes. Je suis décidément trop sage... Ou mortellement ennuyeux, qui sait ? Mais j'ai aimé le voyage dans lequel nous entraîne Morgane Caussarieu, ce mode de vie si éloigné du nôtre, du mien...
C'est trash, glauque, sale, avec une écriture ciselée qui se met au diapason, mais finalement, l'histoire qui se déroule dans ce monde-là ressemble à beaucoup d'autres. C'est une histoire classique de relations humaines, comme on en écrit depuis qu'il existe des écrivains. Amour, désir, jalousie, vengeance, liens qui se font et se défont, bonheur, dépression, fête, ennui...
On songe à des livres où la drogue tient une place importante, comme le "Flash", de Charles Duchaussois, même si le projet n'est pas tout à fait le même, ou encore, évidemment "Trainspotting" (Dorian semble en sortir tout droit, et le final de "Techno Freaks" pourrait tout à fait nous y renvoyer). Le côté documentaire de l'un, la dimension trash et décadente de l'autre...
Chacun des personnages, de Goldie à Nichts, trace son sillon dans cet univers, espérant avoir en main les rênes de son destin, alors que c'est sans doute une illusion de plus, mais qui ne se dissipera pas en même temps que les effets de la K. Chacun cherche à devenir une figure de la nuit... ou peut-être à en sortir.
Car, si "Techno Freaks" est un roman nocturne, forcément nocturne, même s'il y a des plages diurnes, mais qui sont moins enfiévrées, c'est aussi, et peut-être d'abord un roman crépusculaire. Parce que c'est le roman de la fin annoncée d'une époque, d'une parenthèse enchantée. Dès l'incipit, on le sait : "Berlin, c'est plus comme avant"...
Cette espèce de monde parallèle est en train d'être grignoté par la normalité. Pire, par la mode. Les clubs favoris des personnages sont en train de doucement quitter l'underground, fréquentés par un public plus mainstream, pire par les hipsters, les bobos, aïe, on revient au jargon sociologique de comptoir, désolé...
Mais, c'est un fait : les monde des clubbers devient tendance, on s'y précipite, on s'y encanaille, et on dilue sa puissance. Les habitués, ceux qui ont deux métiers, "le sien et clubber", ou qui ne sont que clubber, par vocation, vont devoir supporter ceux qui viennent parce que c'est bien, parce qu'on en parle sur Trip Advisor ou dans quelques magazines troooop hype...
Et, avec tous ces mouvements, se profile la gentrification de quartiers jusque-là oubliés, mais qui recèlent une valeur aux yeux de certains requins, promoteurs ou politiques. La gentrification aussi comme un grand feu purificateur pour débarrasser la ville de ces squats qu'on a tolérés un temps, mais qui font tache, maintenant.
Certains lieux évoqués par Morgane Caussarieu dans "Techno Freaks" n'existent d'ailleurs plus, évacués lors d'interventions policières spectaculaires, et fermés en attendant la destruction inévitable... Bientôt, de beaux immeubles de standing destiné à une population bien comme il faut se dresseront là où les clubbers vivent, effaceront ce mode de vie alternatif, qui renaîtra ailleurs, et ainsi de suite.
Non, Berlin, c'est plus comme avant, nous dit Morgane Caussarieu en nous expliquant pourquoi et comment. Mais, elle nous en offre une photographie qui rendra ces lieux inoubliables et ces heures immortelles. Qui fixera pour toujours l'existence des Goldie, Beverly Gore et Opale, entre autres, et de tous ceux dont elles s'inspirent. En attendant de les voir briller dans d'autres villes trop cool, d'autres places to be encore à imaginer.