Ce roman épais qui se lit vite procède de deux intrigues. Au XIVème siècle, le roi mongol Akhan, arrière-petit-fils de Gengis Khan, décide d’une expédition inédite au-delà des frontières du monde connu, et charge un scribe d’origine vénitienne d’écrire, jour après jour, son épopée. Dans un avenir proche, une équipe d’archéologues tente de retrouver la trace du manuscrit de cette expédition, et de démontrer que les Mongols ont été les premiers, avant Christophe Colomb, à découvrir l’Amérique.
On l’aura deviné, le roman s’inspire librement des réécritures historiographiques récentes, qui relativisent largement la découverte du Nouveau monde par les Européens (avant eux, les Vikings, les Chinois, les Maliens seraient déjà parvenus à traverser l’océan). La licence poétique consiste alors à imaginer les prochaines avancées de la recherche historique, ici quelque peu romancée, voire hollywoodienne.
Car si maintes réminiscences de vers romantiques illuminent le récit, on aura surtout en tête, à la lecture de ce roman, des images de cinéma. Les héroïnes sont des Indiana Jones au féminin, et plusieurs de leurs aventures sont des répétitions de celles inventées par Steven Spielberg. On pensera surtout, devant la démesure de l’expédition mongole, à ce film de Werner Herzog, Aguirre. Der Zorn Gottes, 1972.
Aguirre racontait une aventure coloniale délirante au plus profond du Brésil, dont le tournage fut lui-même une folie, qui faillit coûter la vie à l’acteur principal, Klaus Kinski. Reconstitution soudain devenue répétition : voilà exactement la trame de Souviens-toi de ton avenir, qui prend fait et cause pour l’éternel retour Nietzschéen. Chaque épisode de l’épopée mongole trouve son pendant symbolique dans l’enquête archéologique : le chamane mongol meurt durant le voyage comme mourra le vieux professeur en Sorbonne ; la drogue dope les exploits des héros (coke à Paris, opium dans les steppes) ; c’est au même jeu d’échecs, un jeu multiséculaire et mondial depuis toujours, que jouent chercheurs et Mongols à la première et dernière pages
La force véritablement mystique de ce roman est évidemment liée aux circonstances entourant sa parution. Le 21 juillet 2017, quelques minutes avant de descendre à la plage de Ramatuelle, Anne Dufourmantelle envoyait par mail, à son éditrice, la dernière version de son roman. La mer était mauvaise. L’enfant d’une de ses amies s’était risquée loin du bord : pour le sauver de la noyade, l’autrice de l’Eloge du risque (2011) est morte noyée elle-même.
Naturellement, le roman a quelque chose de brouillon, d’artificiel ; les coïncidences s’y accumulent avec facilité. Pourtant on y trouvera, je crois, bien de la poésie et l’esprit mystique y prend très soigneusement, comme en douceur, le pouvoir sur les entreprises humaines. Pour cela je le trouve crédible, je veux dire digne de croyance au moins autant que de crédit.
Ailleurs : Cultur’elle ne s’y est pas laissée prendre, contrairement à Juste lire. J’ai lu avec émotion les mots qu’avait Claire Lecœur à l’annonce de la mort d’Anne Dufourmantelle.
Anne Dufourmantelle, Souviens-toi de ton avenir, Albin Michel, 2018, 496 p., 22,50€.