"Du collège à l'arrêt de bus, de la piscine au centre-ville, du lac au McDo, un monde gisait, le sien. Il le parcourait sans relâche, à fond de train, à la poursuite d'un risque, d'une ligne étroite".

Avec "Aux animaux la guerre", Nicolas Mathieu avait fait une entrée fracassante sur la scène littéraire, nombreux prix, succès critique et public, en adaptation une adaptation en série sur France 3, dont le casting 5 étoiles promet beaucoup. En cette rentrée littéraire, voilà son nouveau roman qui arrive, avec à la clé une place sur la première liste du prix Goncourt. Mais, première chose qui frappe lorsqu'on regarde la couverture de "Leurs enfants après eux" (en grand format chez Actes Sud), c'est que l'éditeur arlésien a choisi de le faire paraître cette fois dans sa collection "Domaine français" et non plus en "Actes Noir". Anodin ? Pas si certain, car la question de savoir si cette plongée dans une petite ville lorraine, dévastée par la désindustrialisation, une impasse dont il semble pourtant impossible de sortir, même, est ou non un roman noir, est centrale : on flirte sans cesse avec le genre, comme un funambule qui avance sur son fil. Aux personnages de cette histoire de décider, par leurs choix de vie, si l'on plongera ou non dans le noir, le désespoir...
Quelque part, peut-être en Lorraine, en tout cas dans l'est de la France, au début des années 1990, une ville qui végète, une vallée qui se meurt. Une décennie plus tôt, les hauts-fourneaux qui assuraient à tous un emploi et le salaire (modeste, certes, mais indispensable) se sont éteints. Définitivement. Une activité entière qui cesse, la faute à la mondialisation, aux délocalisations...
Rien n'est venu prendre le relais de l'industrie héritée du XIXe siècle paternaliste, les hommes et les femmes, nées dans cette région, dans cette ville, sont restés là, comme leurs parents avant eux. Et ce sont maintenant leurs enfants qui entrent dans l'adolescence, avec des perspectives d'avenir loin d'être florissantes, s'ils décident de rester là.
Anthony a 14 ans, cet été-là, celui sur lequel flottent les effluves de l'esprit adolescent, chantés par Nirvana. Pas de vacances, on passe les congés estivaux à la maison et on bosse : son père a monté une boîte pour entretenir les jardins qui fait une grosse partie de son chiffre en ce moment. Tout juste de quoi vivre, si on ajoute le salaire de sa mère.
Mais le reste du temps, il s'ennuie au milieu de ces adultes qui se retrouvent autour des bouteilles de bière et de picon pour des apéros interminables entre voisins du lotissement. Alors, il faut trouver de quoi s'occuper. Et avec son cousin, ils ne manquent pas d'idées pour cela. Comme aller mater les naturistes qui ont leur coin plage au bord du lac situé au coeur de la ville.
Pour cela, il faut faire le tour, ou plus simplement traverser ledit lac. A la nage, c'est un peu loin, mais pas en barque, à condition de ramer ensemble. Le hic, c'est qu'ils n'ont pas de bateau... Mais la base nautique, elle, si ! Il suffit d'un petit...emprunt, et le tour est joué. En plus, ça met du piment à l'affaire, lorsqu'on risque de se faire pincer...
Et voilà les deux couillons chouravant un bateau pour aller se rincer l'oeil en observant ceux qu'on surnomme les culs-nus, dans le coin. Une petite bêtise qui aura des conséquences bien plus importantes, une sorte de battement d'ailes de papillon qui va déclencher la tempête... Avec pour premier signe avant-coureur un coup de foudre.
Elle s'appelle Stéphanie, elle est un peu plus âgée qu'Antony, elle n'appartient pas au même milieu (son père n'est pas seulement aisé, il est ambitieux et espère devenir bientôt maire), mais quelle importance. Pour la première fois, le garçon est fou amoureux. Aussi, après les risques pris pour traverser le lac, il va en prendre d'autres pour aller la rejoindre dans une soirée. En défiant son père...
Troisième personnage central de ce roman, Hacine. Comme Anthony, son père bossait aux hauts-fourneaux, et comme lui, il est resté sur le carreau. Après y avoir laissé sa santé... Mais, bien que vivant dans la région depuis des décennies après avoir quitté le Maroc, et bien que Hacine soit né en France, il reste aux yeux de la plupart des gens des étrangers...
Comme Anthony, Hacine doit faire avec l'ennui d'une vie sans relief et sans grand espoir. On zone, on fume, on deale, parfois. On se débrouille pour améliorer l'ordinaire, quoi, en prenant quelques libertés avec les lois. Et c'est justement une opportunité impossible à manquer qui va précipiter le drame et lancer cette tragédie moderne...
Six années, quatre étés, tous rythmés par des styles musicaux et des tubes différents, entre chaleur étouffante et orages menaçants. Des ados qui grandissent sans forcément s'épanouir, des familles qui sont bien souvent sources de problèmes, des situations qui se tendent jusqu'à la rupture et des rancunes tenaces...
Voilà le menu de ce roman, au cours duquel on suit principalement ces trois jeunes, que le destin a liés entre eux. Le destin, mais aussi cet endroit, ce sol natal dans lequel ils sont ancrés, et solidement. Ici, il n'y a pas vraiment d'avenir, et ils le savent. Pourtant, impossible de partir ailleurs, et quand bien même, ils finissent toujours par y revenir, inexorablement...
Récemment, nous évoquions "Le Poids du monde", de David Joy, roman noir et clairement étiqueté comme tel, celui-là, dans lequel l'un des personnages principaux, Aiden, raconte ce qu'on va appeler la parabole des dindons : ces animaux se déplacent toujours en cercle, parfois très larges, mais peu importe la distance et le temps qui passent, ils reviennent toujours à leur point de départ.
Pour Anthony, Stéphanie et Hacine, c'est exactement pareil : partir semble impossible, rompre les amarres avec cette terre, ce lieu désolé, mais aussi avec les familles est toujours provisoire. Et comme si leur fil à la patte était un élastique, ils finissent toujours par se retrouver à l'endroit même qu'ils voudraient laisser derrière eux, oublier.
Il y a un exemple que j'ai trouvé très violent, dans le livre, lorsque Stéphanie, "montée à la capitale", comme on dit, se retrouve jugée comme une provinciale, avec tout ce que ce mot peut comporter de mépris. Elle va alors tout faire pour s'intégrer, perdre son accent et adopter de nouveaux comportements. Une étrangère dans son propre pays...
Chaque personnage a son propre parcours, ses propres idées, ses propres envies d'ailleurs, mais chacun est aimanté à cette terre que la désindustrialisation et la mondialisation ont laissé exsangue, amorphe, comateuse. Mais, comme leurs parents, quoi qu'ils envisagent, c'est là qu'est leur vie, et nulle part ailleurs.
La Lorraine, ou le grand-est de la France pour viser plus large, n'est certainement pas le seul coin de l'Hexagone où l'on trouve ce tropisme. Ce qu'on pourrait aussi appeler un déterminisme social. Car si l'expression, guère romanesque, n'apparaît jamais dans le livre, c'est pourtant bien cette question qu'il pose, jusque dans ce titre. Et avec des mots qui font mouche. Font mal.
"Cette maladie congénitale du quotidien répliqué" qu'on ne peut admettre, une maladie honteuse dont on souffre pourtant, faute d'autres perspectives. "Cette vie qui se tricotait presque malgré eux, jour après jour, dans ce trou perdu qu'ils avaient tous voulu quitter, une existence semblable à celle de leurs pères, une malédiction lente". Ouch, malédiction, rien que ça...
Le mot est fort, mais lorsqu'on regarde le déroulement des événements, on finit par adhérer à ce constat. Celui d'un destin, encore et toujours lui, avec ses vilaines farces et ses coquins de sorts, qui s'empare de personnes qui ne lui ont rien demandé et les fait entrer en collision. Avec une infime chance que ce soit pour le meilleur...
Il y a de quoi se montrer fataliste face à cette évidence. Pour Anthony peut-être encore plus que pour les autres personnages du roman, d'ailleurs. Il y a de la résignation chez lui : "le paradis était perdu pour de bon, la révolution n'aurait pas lieu, il ne reste plus qu'à faire du bruit". Oui, mais dans cette vallée oubliée, personne ne vous entend crier...
Reste la question posée en introduction de ce billet : roman noir ou pas ? Au fil de la lecture de "Leurs enfants après eux", on a l'impression d'accumuler les indices en faveur du oui. Il y a la dimension sociale, évidemment, qui est plus qu'un simple contexte, il y a un côté franchement pessimiste, les histoires de malédiction, tout ça...
Il y a la violence, bien sûr, qui n'est pas aussi présente que dans le roman de David Joy, dont je parlais tout à l'heure, ou dans la plupart des livres qu'on classe en roman noir. Elle est là, elle éclate de temps en temps, comme un orage, puis elle passe. La comparaison avec l'orage colle bien avec l'été qui est le fil conducteur du roman, tonnerre, éclairs, averses... Et puis, arrêt brutal jusqu'au prochain...
Il y a des pics de violence, crue, soudaine, laissant des traces profondes. Mais, la limiter à ces instants-là serait sans doute une erreur. Elle est omniprésente, cette violence, comme tapie, attendant son heure. Elle est toujours là, comme la seule manifestation possible contre l'impuissance que ressentent ces gens. Les parents, et leurs enfants après eux.
Elle est aussi l'expression du désespoir qui gagne chaque jour un peu plus de terrain, quand on se retourne sur les jours heureux, ou du moins les périodes où la vie avait un sens, était juste un peu moins dure. De la résignation face à ce qui semble écrit d'avance, contre quoi il ne sert de lutter. Contre l'injustice d'être né là, où il n'y a plus rien.
Alors, oui, il y a beaucoup d'éléments qui font pencher vers le roman noir, et ce serait sans doute la logique sans un élément qui va apparaître : l'espoir. Oui, malgré tout, il peut briller dans ce monde en voie d'extinction. Et c'est sans doute à cause d'un final qui n'est justement pas tout à fait noir que ce roman n'atterrit pas dans ce genre, où il se serait certainement fait une place bien douillette.
Comme c'est la règle avec les livres, arrive la dernière page, celle où l'on laisse les personnages que l'on a accompagnés pendant quelques heures de lecture, mais pendant bien plus longtemps encore, et même après la lecture. Et c'est justement dans cette dernière ligne droite que, à la surprise générale, on voit une petite lumière briller. Un dernier souffle d'adolescence...
On est prévenu, pourtant, avec le titre de la dernière partie du roman, ce titre repris en choeur par le France entière à l'été 1998, symbole d'une victoire historique en Coupe du monde. Eh oui, "I will survive", entend-on partout, comme un regain d'optimisme bienvenu. Justifié ou non, cela reste à définir. Cela retombera sûrement, mais sur l'instant, pourquoi ne pas en profiter ?
J'y vois en fait un espoir en clair obscur : en 1992, lorsque débute le roman, on est encore sous le coup de la fermeture des hauts-fourneaux et du dépit d'une génération qui a longtemps trimé avant de se faire débarquer et qui sait qu'elle ne retrouvera plus rien... Mais, au fil du livre, on voit tout de même une mutation s'enclencher.
Aux hauts-fourneaux, succède un autre lieu symbolique de cette mutation : le lac. Il est la nouvelle attraction locale, celle sur lequel on fonde de grandes ambitions. Base nautique, country club et tout le toutim... Autour des nouvelles activités qui apparaissent, se créent de nouvelles filières et de nouveaux emplois. Ce n'est pas Byzance, mais c'est mieux que rien.
Et surtout, on voit s'évanouir, en même temps que ceux qui l'incarnait, la tradition ouvrière du lieu. Pour dire les choses avec un peu de jargon, le secteur primaire va bientôt être remplacé par un secteur tertiaire qui s'impose partout. En clair, les ouvriers à la retraite et au rancart, bienvenue aux employés, aux tâches diverses et variées.
Une nouvelle ère commence, à la fois très différente de la précédente et produisant pourtant les mêmes effets, de nouvelles classes sociales qui prennent la place des précédentes, sans plus de garantie d'ascension sociale... C'est dans ce monde-là que les enfants d'Anthony, Stéphanie et Hacine, ou de leurs semblables, grandiront, avec les mêmes problématiques que leur parents avant eux...
Comme si toute cette histoire, ce n'était finalement pas celle de trois adolescents un peu paumés, en quête d'avenir, mais celle de ce territoire dont ils sont les fruits, de ce sol qui emprisonne leurs racines et refuse de les laisser partir. Un coin de France comme tant d'autre dont les destinées se décident ailleurs et qui ne doit cesser de s'adapter pour continuer à vivre...
Avec ce deuxième roman, Nicolas Mathieu confirme qu'il est un grand écrivain en devenir, et peu importe qu'on le classe en noir ou en littérature générale, les deux lui vont parfaitement. Est-ce l'origine géographique qui veut cela, mais il y a du Pierre Pelot, chez ce garçon et "Leurs enfants après eux" est son "Eté en pente douce", avec sa noirceur et sa chaleur étouffante. Un brin d'espoir en plus.