Libres pensées...
Lorsque Jerôme, le fils aîné de la famille Belsey, s'entiche, lors d'un séjour à Londres, de Victoria, la fille de Monty Kipps, l'ennemi juré de son père Howard, ce dernier décide de traverser l'Atlantique depuis Boston pour lui faire entendre raison. Mais la situation qu'il trouve en arrivant est loin de celle qu'il imaginait : l'amourette de Jérôme et Victoria n'a pas les dimensions espérées par le jeune homme, qui est contraint de renoncer à ses voeux et à Victoria.
Un an plus tard, la famille Kipps déménage aux Etats-Unis, et Monty se retrouve professeur dans la même université que Howard Belsey.
La scène inaugurale du roman est absolument savoureuse : imaginez un jeune homme plongé dans la honte abyssale de voir débarquer son père chez la famille qui l'accueille, pour s'opposer à un mariage qu'il avait conçu en esprit sans s'assurer que sa dulcinée serait partante, ni sa famille. La situation est à la fois douloureuse et grotesque, et si l'on souffre pour Jérôme, on ne peut s'empêcher de rire de cet imbroglio.
A partir de là, on se retrouve acquis à Zadie Smith et à son récit dense. Il faut dire que les protagonistes sont nombreux, et ont leur vie propre : Howard et Monty ne sont pas les plus servis, et l'on en découvre autant sur Kiki, la femme d'Howard, Carlene, la femme de Monty, et leurs enfants, à savoir Zora et Levi d'une part (Jérôme se tiendra tranquille pour le reste de l'intrigue), et Victoria - dite Vee - d'autre part. Autour, d'autres personnages gravitent : Claire, la collègue de Howard, ou encore Carl, un jeune slammer dont Zora s'éprend et qui lui préfère les charmes de Victoria.
Pour le reste, il s'agit du quotidien de ce microcosme, de leurs déceptions, de leurs petites faiblesses, de leur mesquinerie parfois. Et, au milieu, de grands discours; car si Kiki et Carlene n'osent guère intervenir dans le champ d'études de leurs époux respectifs, bien que fortes de leurs propres opinions, Howard et Monty s'en donnent à coeur joie, le premier défendant la discrimination positive et une approche très démocrate de la question afro-américaine, le second étant un ultra-conservateur et dénonçant un certain misérabilisme à l'égard des Noirs dans la posture de son détracteur.
Deux points de vue développés et intéressants, que l'on peut par moment trouver arides, en ce qu'ils sont traités par deux personnages qui sont des universitaires, des intellectuels qui s'affrontent d'abord par publications interposées, avant que la joute verbale ne prenne la suite.
A côté de cette lutte intestine, Kiki et Carlene se lient d'amitié, et si la figure de Carlene est moins présente, on se plaît à passer du temps auprès de Kiki, cette femme à la personnalité affirmée et qui souffre pourtant du désintérêt de son mari, de l'adultère qui a désorienté leur couple, d'une vie de femme noire dans un environnement où les Noirs sont plus souvent les domestiques que les nantis.
Je pourrais vous parler de chacun de ces protagonistes mais le plaisir serait alors perdu : vous aurez certainement le loisir d'en profiter à la lecture du roman. Lecture qui ne sera pas aisée, car le texte est parfois complexe, les sujets évoqués ne sont pas toujours faciles d'abord, et les personnages se font parfois détestables, chacun poursuivant son propre bonheur, sa propre réussite, dans un milieu finalement très fermé. Les idées confrontées sont stimulantes, que l'on soit favorable à l'un ou l'autre des deux parties opposées, et le roman s'inscrit, dans une certaine tradition littéraire, à la suite de David Lodge par exemple, peintre par excellence du milieu universitaire anglosaxon.
De la beauté est un roman qui ne plaira pas à tous, mais qui aborde des sujets sensibles sous une forme très travaillée, si bien que l'on n'oublie pas les Belsey-Kipps. A découvrir !
Pour vous si...
- Vous êtes un fan de Lodge
- La question de la place faite aux Noirs dans le milieu universitaire, et plus largement scolaire, vous interpelle, tout comme les questions de la discrimination positive ou du rôle de l'université
Note finale4/5(très cool)