Comme la rentrée littéraire 2018 n’intéresse visiblement personne, je continue le cycle des livres parus au début de cette année avec Un œil en moins. Sur Diacritik, Nathalie Quintane présentait ce livre comme le pendant d’un diptyque paradoxal : c’est un livre militant, paru chez un éditeur littéraire, tandis qu’elle donnait cette année aussi un commentaire littéraire (Ultra-Proust) à un éditeur militant (La Fabrique).
« Nous ne sommes pas jeunes, mais tout de même en bonne santé et aptes intellectuellement ; seulement, depuis trente ans, il n’y a pas d’entrain » (p. 64). Le livre tente, par des récits et des réflexions mêlées à la manière montaignienne, d’expliquer cette énigme à laquelle fait face l’extrême-gauche d’aujourd’hui. Plusieurs explications y sont avancées, et certaines n’apparaissent qu’après plusieurs centaines de pages de récits de réunions, d’actions et de manifestations : une expérience nécessaire pour parvenir à un bilan.
Sans résumer en détail le bilan militant de Quintane, je voudrais simplement en sortir quelques détails qui m’ont parus inhabituels et curieux. Ce qui me frappe le plus chez Quintane, c’est son immense prudence, qui va parfois jusqu’au scepticisme radical, de peur de conclure trop vite et trop orgueilleusement. Contrairement à certains camarades, elle ne parvient pas à exprimer la moindre colère personnelle envers nos ennemis publics : « Oh je suis sûre qu’individuellement le président Hollande est sympathique. Il a de l’humour » (p. 97).
De ses anecdotes se dégage peu à peu une figure confiscatrice, qui semble l’ennemie de l’expression démocratique : elle le baptise le « tchoul » (p. 83). On ne saura pas d’où vient cette mystérieuse appellation (du « tchoul », le cul dans le patois du Sud? du verbe « tchouler », se démerder?), mais une chose est sûre : le tchoul est haïssable. C’est l’individu sûr de son bon droit, et d’abord de son droit à la parole, prêt à s’opposer à quiconque ne serait pas de son côté, à hausser le ton, regarder de haut, tout cela, bien entendu, pour la bonne cause : à savoir la sienne. Ce n’est pas, dit Quintane, à cause de la saleté des punks que les gens boudent les réunions politiques de gauche, mais bien pour éviter les tchouls. Du reste le tchoul a plusieurs avatars : « le black bloc n’est rien d’autre qu’un tchoul noir » (p. 207). Mais ne sont-ce pas les tchouls, in fine, qui ont seuls le culot de faire la révolution ?
Aux black blocs, Quintane préfère un cortège tout aussi radical et photogénique, celui des LGBT+ brésilien·nes et leur concept de « carnavandalyricisation », carnaval, vandalisme, et lyrisme tout à la fois (p. 276). Malheureusement, la timidité stylistique du texte de Quintane en est encore bien loin. Tout juste Un œil en moins est-il bon à rappeler à nos mémoires ce qui a été effectivement accompli, et que le récit d’actualité voudrait effacer, par exemple Nuit Debout, en 2016, et sa répression, qui fit des blessés lourds. « Quelque chose a pris de mars à juin, c’est indéniable, je m’en souviens – car ces deux mois de plus ont suffi à donner à ce tiers de l’année le tour incertain du souvenir et de la « littérature » (p. 138).
On peut lire aussi, avec profit, ce qu’en ont pensé Politis, les Inrocks, et nonfiction. Mais nulle part on n’apprendra au juste d’où vient ce terme de « tchoul ».
Nathalie Quintane, Un œil en moins, P.O.L, 2018, 400 p., 20€.