"On devrait toujours adopter le nom de ses symptômes syndromes affections craquelures du vernis (...) Ne pas nier la différence (...) On devrait en faire notre signature notre originalité".

Notre roman du jour entre dans la catégories de ce que j'appelle les sujets casse-gueule (et peut-être plus encore par les temps qui courent...), car la romancière choisit d'écrire sur un fil, au risque non seulement de chuter, mais d'atterrir, et le lecteur avec elle, dans une caricature de mauvais aloi. Quand on découvre le sujet de ce livre, on se dit : ouille, ah, ok, bon... Ou un truc du genre. Mais, en voyant sur la couverture le nom de Marie-Sabine Roger, qui a signé, entre autres, "la Tête en friche", on se sent plus rassuré, car on peut s'attendre à ce que les choses soient abordées avec délicatesse. "Les Bracassées", en voilà un titre énigmatique, est paru en cette rentrée littéraire aux éditions du Rouergue, et c'est un roman plein d'ondes positives, qui appelle ceux qui souffrent, ceux qui peinent avec leur image, ceux qui craignent le regard des autres à prendre leur destin en main et à faire de ces différences un atout, au mépris des canons de la société, des ricanements crétins et des peurs imbéciles. Un roman autour d'une rencontre en forme de carrefour, une bifurcation vers un dénouement très fort et émouvant. Ce qui n'empêche pas de rire (et de se sentir un peu coupable de ces rires).
Fleur a 76 ans et vit à Paris avec pour seul compagnon son chien, Mylord, un carlin qui commence à accuser un âge certain et affiche une santé flageolante. Ce qui n'empêche pas sa maîtresse de le considérer comme un véritable membre de sa famille, allant jusqu'à s'adresser à lui comme elle s'adresserait à un être humain.
Veuve, obèse, vivant dans un appartement fort spacieux et rempli d'oeuvres d'art, elle ne sort guère que pour promener Mylord et pour se rendre chez son thérapeute, le docteur Borodine, qu'elle idolâtre autant qu'elle redoute le reste du genre humain. Fleur est agoraphobe, et tout un tas d'autres mots se terminant en -phobe, d'ailleurs, car c'est le monde extérieur qui l'effraie.
Mais, le docteur Borodine a le truc pour la rassurer et, lorsqu'elle sent l'angoisse monter, elle a toujours près d'elle quelques pilules aux effets rapides et réconfortants qui lui permettent de tenir le coup. Son appartement est un havre, le seul endroit où elle se sent à l'abri des agressions d'un monde horrible, dangereux, malsain.
Toutefois, constatant que son Mylord n'a plus la forme de sa jeunesse, elle cherche un moyen pour qu'il puisse rester à la maison lorsqu'elle se rend à ses consultations, histoire de lui éviter un aller-retour fatiguant et une attente longuette. L'idéal, ce serait que quelqu'un vienne chez elle, même si cette simple idée la met dans tous ses états, pour s'occuper du carlin juste le temps de son absence...
Harmonie a 26 ans et ses parents ne se doutaient pas de l'ironie douloureuse que prendrait ce choix de prénom quelques années plus tard. Car Harmonie incarne tout... sauf l'harmonie, justement. Elle souffre d'un trouble fort handicapant, dont le nom suffit à faire ricaner les amateurs de raccourcis et de railleries faciles : le syndrome de Gilles de la Tourette.
Effectivement, Harmonie ne peut s'exprimer sans parsemer ses phrases de mots orduriers, d'insultes et de jurons qu'elle ne choisit hélas pas. Mais ce n'est pas tout : on oublie systématiquement que le syndrome de Gilles de la Tourette se manifeste aussi par des problèmes nerveux qui rendent la coordination des mouvements délicates et provoque des gestes aussi brusques qu'incontrôlables.
Tout cela constitue un obstacle considérable dans la vie de tous les jours, vis-à-vis de ceux qui ignorent qu'elle souffre de ce mal, mais aussi dans l'intimité, qu'elle partage avec Freddie, bienveillant et amoureux. Une situation qu'elle subit depuis l'enfance et qu'elle gère tant bien que mal, en tout cas dans une grande colère devant son impuissance.
Et Harmonie en a marre de ne pouvoir rien faire comme tout le monde, de devoir accepter que Freddie prenne tout en charge dans leur couple. Elle a le sentiment de vivre à ses crochets, d'être une sorte de monstre qu'on montre du doigt, de n'avoir aucune chance de s'émanciper, de gagner son autonomie, comme n'importe quelle jeune femme de son âge.
Elle veut que cela change, et tant pis si elle échoue, elle ne pourra pas dire qu'elle n'a pas essayé ! Une décision prise en découvrant dans son épicerie habituelle une annonce passée par une habitante de la même rue qui cherche quelqu'un pour garder son chien pendant quelques heures. Si elle n'y arrive pas, alors que pourra-t-elle faire ?
Et voilà comment l'improbable rencontre entre Fleur et Harmonie va se produire...
La scène de cette rencontre est d'ailleurs un des moments formidables de ce roman, tant ces deux personnages sont intrinsèquement différents, pas du tout faits pour s'entendre. Sans même évoquer leurs... singularités. Cette rencontre, c'est exactement ce que je décrivais en introduction : une scène qui m'a beaucoup amusé, tout en me donnant sérieusement mauvaise conscience.
Une scène aussi qui rassemble tous les éléments qui pourraient faire dire : mais qui est Marie-Sabine Roger pour se moquer ainsi de ces deux femmes ? Certes, mais ce qu'on n'imagine pas encore, c'est à quel point cette première rencontre calamiteuse va bouleverser le destin de ces deux personnes en marge, écrasées par leurs différences, par leur inadaptation au monde.
Il faut toujours mesurer les mots qu'on emploie, on en galvaude si facilement, sans même s'en rendre compte. Mais, je crois pouvoir dire que cette première rencontre entre Fleur et Harmonie va s'avérer providentielle. Oh, il y aura bien sûr des heurts et des orages, il va leur falloir s'apprivoiser, apprendre à se connaître et même, accepter l'autre telle qu'elle est.
Ce n'est pas parce qu'on a souffert soi-même si longtemps du regard des autres qu'on échappe à ce travers si humain lorsqu'on se trouve confronté à une différence aussi... flagrante que celles dont elles souffrent respectivement. Et puis, il y a des caractères assez forts, face à face : la rigidité morale de Fleur face au tourbillon en mouvement perpétuel d'Harmonie, ça fait des étincelles.
Je ne vais pas en dire beaucoup plus, car finalement, ce qui se produit ensuite ne se limite justement pas à la cohabitation de ces deux êtres tellement différents, à un simple "buddy-book" à la Francis Veber. Non, cette histoire, c'est d'abord et avant tout l'illustration que l'union, même de personnes inadaptées au monde, peut faire la force.
Ensemble, Fleur et Harmonie, mais bientôt d'autres personnages cabossés, décalés, en marge, oubliés, méprisés, rejetés, la liste des adjectifs est longue, vont s'allier avec comme objectif de renverser la fatalité de leur existence en faisant de ce qu'ils et elles ont toujours traîné comme un boulet, une marque, un atout. Une signature, comme le dit le titre de ce billet.
Bien sûr, Marie-Sabine Roger met en scène des personnages dont les comportements suscitent des situations qui nous font sourire. Mais, rapidement, on se reprend, on se reproche de se laisser aller. Et la puissance de ce livre, c'est de rendre attachants ces personnages qui ne le sont pas forcément d'emblée (qui ne pensera pas, parfois, à un refrain de Georges Brassens, en songeant à Fleur ?).
N'imaginez pas pour autant que cette alchimie va se faire en claquant des doigts. Non, il va y avoir des moments très durs à affronter, des décisions à prendre, parfois brutales, et l'on se dit que, s'il avait fallu faire face à ces événements en solitaire, cela aurait sans doute été insurmontable. Harmonie d'abord, puis Fleur, plus tard, vont chacune connaître ces moments pénibles, et s'entraider...
Marie-Sabine Roger instille à son histoire un souffle positif d'une grande force. Elle pose un regard plein de tendresse sur ses personnages et les guide vers un dénouement plein d'émotions, qui n'effacent pas le sourire, mais y ajouteront probablement quelques larmes. A l'instigation du duo Fleur/Harmonie (avec la seconde en moteur, du genre turbo), c'est une merveilleuse aventure qui est lancée.
Evidemment, si l'on s'en tient à "c'est une vieille agoraphobe et une jeune syndrome de la Tourette qui se rencontre et alors, ah, ah, ah, tu imagines, qu'est-ce qu'on va rigoler !", on est à côté de la plaque. Ici, l'humour est une manière de dédramatiser, mais aussi de nous faire comprendre que notre propension à rire de ces femmes peut être blessante, déplacée...
A travers l'exemple de Fleur et d'Harmonie, mais aussi de leurs amis (je ne vais pas expliquer ici le titre du roman, c'est un choix, mais je crois que cela fait aussi partie des questions qui méritent de trouver leur réponse en le lisant), c'est une leçon que nous inculque la romancière, une leçon de respect élémentaire, une leçon d'humanisme finalement très simple à assimiler, si on en a la volonté.
Avec un axe fort, qui est celui de l'acceptation de la différence et du regard que les autres portent sur soi. Un sujet qui concerne bien plus de monde que les cas particuliers comme Fleur et Harmonie, d'abord. La liste de tout ce qui nous rend méprisables ou "moquables" aux yeux de notre prochain est longue, et a même tendance à s'allonger ces temps-ci...
Nous sommes, nous, lecteurs, d'une certaine façon, dans la même situation que Fleur et Harmonie lorsqu'elles se rencontrent : nous laissons nos préjugés prendre le dessus, nous jugeons l'autre sans aller plus loin qu'un premier regard complètement faussé. Nous nous arrêtons au paraître, sans faire l'effort de découvrir l'être.
Tout aurait pu s'arrêter, après la première rencontre catastrophique entre les deux femmes. L'image que chacune a envoyée à l'autre n'est vraiment pas la meilleure qu'on puisse afficher pour une prise de contact... Combien d'entre nous en resteraient là, en assortissant tout cela d'un commentaire dédaigneux, d'un sourire sarcastique, d'une remarque acerbe ?
Au début du roman, c'est une Harmonie très virulente qui s'exprime, avec une écriture qui s'en ressent. Pas seulement par les moments où le syndrome réapparaît, mais aussi parce que la ponctuation disparaît. On s'en rend compte dans notre phrase de titre, avec une énumération sans virgule et des phrases sans point. Seules les majuscules résistent.
On sent la rage qui bouillonne en elle, mais aussi l'impuissance et l'humiliation, ce qui est forcément très touchant. Elle explique alors que les gens comme elle sont voués à se faire oublier pour survivre, parce que inclassables, impossible à faire entrer dans le moule de la société. Comme un objet qui aurait un défaut et qu'on enverrait au rebut avant même de le mettre sur le marché...
Mais, ce constat va plus loin, car Harmonie l'affirme, cette catégorie à laquelle elle appartient est une espèce en voie de progression : dans un monde qui sait de moins en moins tolérer l'autre, surtout s'il est... bizarre... ou effrayant... il y a de plus en plus de personnes qu'on écarte, qu'on laisse en marge parce qu'elles ne sont pas standardisées, parce qu'elles dérangent. Vous vous souvenez de cette merveilleuse formule si factice, "le vivre-ensemble" ?
Sous le vernis (pas craquelé, celui-là) de la comédie, Marie-Sabine Roger aborde des sujets essentiels avec tact et intelligence. Elle nous tend un miroir, en fait : et vous, n'êtes-vous pas intolérant ? Et vous, n'êtes-vous pas aussi l'inclassable de quelqu'un ? Avec, à la clé, le risque de devenir aigri, méchant, de rejeter sur autrui son mal-être, enclenchant un cercle vicieux difficile à enrayer.
Et puis, le ton change après la rencontre avec Fleur. Non pas que sa colère soit apaisée, mais elle envisage de canaliser son énergie et sa rage autrement, pour en faire quelque chose d'utile. A elle et aux autres. Renverser le rapport de force, en faisant de ce qui nous mine une arme de tolérance massive, une marque de confiance en soi pour ceux qui en manquent cruellement depuis longtemps.
Il y a bien sûr le regard des autres, mais surtout, peut-être, le regard qu'on porte sur soi et qui n'est pas toujours bienveillant lui non plus. Dans la démarche initiée par Harmonie, il y a la restauration de ce premier regard, le fait de s'accepter soi-même tel que l'on est, avec ses défauts, ses complexes. Cela n'efface pas les maux, ça ne guérit pas, mais cela permet d'avancer, et c'est déjà important.
A travers cette aventure, car c'en est une, sans cascade, fusillade ou effets spéciaux surpuissants, se dessine une quête d'émancipation et de libération, qui touchera les unes et les autres et leur permettra de prendre la vie d'un meilleur côté. De se sentir mieux accepté. Il n'est d'ailleurs pas anodin qu'il y ait dans ce livre une unité de lieu qui est le quartier, là où on passe le plus de temps.
Puisqu'il est impossible de soigner le mal à la source de cette situation, ou en tout cas difficilement pour ceux qui ne sont pas incurables, il faut s'attaquer au mal social qui en découle. Avec comme idée de soigner le mal par le mal, justement : ce qui blesse, c'est l'image, alors c'est par l'image que l'on vaincra la douleur et ceux qui l'infligent !
Oui, c'est énigmatique, comme formule, mais je ne peux évidemment pas tout vous dire dans ce billet, il y a tant à découvrir dans ce roman qui n'est pas qu'un livre "feel good", comme on dit, mais qui recèle beaucoup de pistes de réflexion, des enseignements et des raisons de nous remettre, toutes et tous, en question.
C'est surtout un livre plein de joie, une joie contagieuse, vitaminée, roborative. Ces Bracassées ont du pep's à revendre et ont trouvé un vrai gisement d'optimisme dans lequel puiser à chaque coup de mou. C'est un livre drôle, également, mais pas au détriment des personnages, mais aussi parce que l'humour fait partie de l'arsenal contre le désespoir.
A l'image de ce passage évoquant la coprolalie, c'est-à-dire la propension des malades atteints du syndrome de Gilles de la Tourette à recourir à un vocabulaire ordurier, insultant. "Coprolalie du grec ancien Kopros qui veut dire excrément comme on l'entend dans Coprophages les insectes bouffeurs de merde Coprolithes petits cacas fossilisés mais également dans Copropriété sans doute parce que c'est la merde..."
"Les Bracassées", c'est un roman qui s'appuie sur des valeurs de respect, de solidarité, d'entraide, d'écoute, tout ce que la vie moderne, et pas seulement les réseaux sociaux, mais dans le genre, c'est le pompon, ont tendance à balayer, à négliger, voire à rejeter. On en ressort regonflé, mais aussi plein de contrition, en se jurant que l'on se comportera mieux avec son prochain à l'avenir...