Allez savoir pourquoi, le milieu carcéral m’a toujours intriguée. Aussi, j’attendais le Mars Club de Rachel Kushner avec impatience. Je ne pensais pas à être à ce point chamboulée. Hop, voilà mon deuxième coup de cœur de la rentrée, après le stupéfiant Birdie de Tracey Lindberg!
Quand on tape Stanville sur Google, des visages apparaissent: des photos d’identité judiciaires. Après les photos, c’est un article signalant que Stanville a le pourcentage de smicards le plus élevé de l’État. L’eau de Stanville est contaminée, l’air est pollué. La plupart des commerces ont fermé. Il y a des magasins à bas prix, des stations-service qui font office de points de vente d’alcool, et des laveries automatiques. Les gens qui n’ont pas de voiture marchent dans la rue principale en fin d’après-midi, à l’heure la plus chaude de la journée, quand il fait quarante-cinq degrés. Ils marchent dans le caniveau, poussant des caddies vides dont le bruit de ferraille déchire la torpeur ambiante. Il n’y a pas de trottoirs. Stanville et sa prison sont synonymes.
Romy a tué un homme. Cet homme, rencontré au bar de danseuses où elle travaillait, la traquait, la harcelait. Elle l’a tué, sans vraiment vouloir le tuer, sous les yeux de Jackson, son gamin de sept ans. Depuis, il vit avec sa grand-mère. Le jour où Jackson ne peut plus vivre avec elle et qu’il devient pupille de l’État, Romy fera des pieds et des mains pour retrouver son fils, dont elle a perdu la trace. Elle tentera de retrouver ses droits de mère. Mais les chances sont contre elle. La vie de Romy est un cul de sac.
· · · · · · · · ·Rachel Kushner radiographie avec une justesse implacable le milieu carcéral américain et le système juridique, sans jamais perdre de vue les vies individuelles qui en sont au coeur. Les histoires de femmes qui se mêlent à celle de Romy sont similaires: les antécédents familiaux tortueux, l’alcool et la drogue au rendez-vous.
La galerie de personnages secondaires apporte chaleur et humour dans cet univers de noirceur. Difficile de ne pas s’attacher à ces femmes, malgré les gestes qu’elles ont posés. Il y a notamment Laura Lipp, une chrétienne qui a assassiné son enfant pour se venger de son homme; Conan, une transsexuelle noire qui fabrique des godes en bois au cours de menuiserie; Betty LaFrance, un ancien mannequin de jambe, qui se trouve dans le couloir de la mort.Les personnages masculins ne sont pas en reste. Deux d’entre eux ont leurs propres chapitres. Il y a Doc, un flic exécrable qui a tué un jeune noir. Et il y a l’attachant Gordon Hauser, un universitaire embauché pour enseigner la littérature aux filles de la prison. Il vit seul dans une cabane et se passionne pourThoreau et Ted Kaczynski (dont des extraits de son journal apparaissent - bien inutilement - ici et là) et développe un intérêt déplacé pour certaines de ses élèves. Il est le pusher de livres de Romy, lui donnant à lire sous le manteau Harper Lee, Willa Cather, Maya Angelou, Steinbeck, Bukowski et Denis Johnson. Bon prof!Le roman va et vient entre le quotidien des détenues et la jeunesse de Romy dans le San Francisco des années 1980. Pas celui des plages ensoleillées, mais plutôt celui des ruelles sombres. La vie en prison est passé au crible: les amitiés, les rivalités, la violence. Sans parler du sexisme, du racisme et de l’homophobie omniprésents. Et de l’ennui qui fait tourner le hamster dans la tête.C’est dans le silence de la cellule qu’on est taraudé par la seule et vraie question. La seule à laquelle il est impossible de répondre. Le pourquoi et le comment. Non pas le comment au sens pratique du terme, l’autre. Le comment as-tu pu faire une chose pareille. Le comment as-tu pu.
Rachel Kushner a l’oreille fine et le regard aiguisé. Elle parle de la vraie vie, dans un monde inhumain, qu’on dirait inventé de toute pièce dans le seul but de terrasser les individus.Un roman addictif et brutal, qui transpire de vérité.Le Mars Club, Rachel Kushner, trad. Sylvie Schneiter, Stock, 480 pages, 2018.★★★★★