"Enfin, le champion peut être un personnage de roman" (Jean Hatzfeld).

Ce titre est un peu spécial, je le reconnais, et il faut donc quelques explications avant d'aller plus loin. Ce billet va concerner le nouveau roman de Jean Hatzfeld, "Deux mètres dix", paru chez Gallimard en cette rentrée littéraire, et l'auteur bénéficie de pas mal de presse, dont un entretien dans le quotidien sportif "L'Equipe", ainsi titré. Mais, ce n'est pas tout : cette phrase est une réponse, à cinquante années d'intervalle, à une tribune d'Antoine Blondin dans "Le Monde", où l'auteur d' "Un singe en hiver" expliquait que "Le champion, élément fabuleux dans le paysage moderne, est un héros qui ne parvient pas à devenir un personnage". En nous emmenant à la rencontre de quatre champions dans deux disciplines quasiment opposées (le saut en hauteur pour les deux athlètes féminines, l'haltérophilie pour les deux athlètes masculins) dont les carrières ont coïncidé avec un événement historique majeur, la Guerre froide, Jean Hatzfeld dresse le portrait de héros, au sens patriotique du terme, mais aussi en son sens antique. Il leur donne de la chair, les montre hors de leur contexte sportif, avec leurs failles, leurs doutes, leurs travers et leurs désillusions. Et en fait de beaux personnages, qui vont grandir en se rencontrant sans s'affronter, cette fois...
Les heures de gloire de Susan Baxter sont loin derrière elle, elles remontent au tournant des années 1970-1980, lorsqu'elle devint une athlète de très haut niveau. Une spécialiste du saut en hauteur ! Une carrière qui a coïncidé avec une période où sport et politique sont entrés en collision, nouvel avatar de la Guerre froide et outil patriotique des deux côtés du rideau de fer.
Aujourd'hui, Susan n'est pas au mieux de sa forme et vie dans un mobile home, quelque part en Arizona. Earl veille sur elle après l'avoir découverte inanimée dans un parc, mais il ne peut rien contre les douleurs qui la tenaillent. Elle n'a plus grand chose de l'athlète qui fut parmi les premières à passer la barre mythique des deux mètres en compétition.
Un jour, au courrier, une enveloppe portant des caractères cyrilliques. Un peu étonnée, elle l'ouvre, déplie le papier qu'elle contient et lis une lettre que lui adresse une certaine Tatyana Alymkul. Un nom qui ne lui aurait rien dit si son interlocutrice n'avait pas précisé qu'il s'agissait de son nom d'épouse et qu'elles sont connues quand elle se nommait Tatyan Izvitkaya.
Plus de trente ans plus tôt, elle fut un phénomène dans le milieu de l'athlétisme mondial. Une sauteuse en hauteur au talent exceptionnel, en dépit d'un gabarit moins élancé que ses concurrentes. Mais une technique parfaite, inimitable. A l'époque où Susan et Tatyana se sont croisées près d'un sautoir, elle était citoyenne soviétique.
Mais Tatyana est désormais Kirghize. Un pays situé dans les steppes d'Asie centrale, indépendant depuis 1991 et le démantèlement de l'U.R.S.S. Un minuscule pays que Susan aurait bien du mal à situer sur une carte. Si vous le cherchez, sachez qu'il est coincé entre le Kazakhstan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan et la Chine. Capitale : Bichkek.
Tatyana évoque ce pays lointain dans sa lettre et lance à son ancienne rivale une invitation à venir passer quelque temps là-bas, histoire de mieux faire connaissance et d'oublier les soucis en se rappelant des souvenirs de jeunesse. Des souvenirs d'un concours d'anthologie, le seul qu'elles ont disputé l'une contre l'autre.
La famille de Tatyana n'est pas originaire du Kirgizistan, mais de Corée. Elle a fui son pays pour échapper à l'invasion japonaise et est venue s'installer à Vladivostok. On a appelé cette communauté les Koryo-saram, dont les traits reflètent ces racines extrêmes-orientales. Mais, surtout, ces populations ont été victimes comme d'autres des déportations ordonnées par Staline au moment de la IIe Guerre mondiale. Un exil au carré...
Tatyana aussi a connu une carrière éclair, mais glorieuse, du fait des choix politiques en vigueur à l'époque. Championne olympique à Moscou en 1980, à la surprise générale, elle n'a pas pu participé aux Jeux suivants. Et ce n'est pas la seule athlète dans ce cas. Un autre Kirghize a marqué cette Olympiade : Chabdan Orozbakov, l'homme aux 53 records du monde.
Lui aussi est monté sur la plus haute marche du podium olympique à Moscou, en remportant l'or en haltérophilie, mais ce qui devait être l'apothéose de sa carrière a pris une tournure tout à fait inattendue. Ce colosse aux mouvements d'une fluidité exceptionnelle a fait un choix fort, dangereux, en toute connaissance de cause. Tatyana fut témoin de sa chute...
Mais, aujourd'hui, Chabdan est une véritable légende au Kirghizistan, on le célèbre comme un personnage mythologique, un demi-dieu, on le statufie, on lui consacre des fresques, un musée... Il est l'idole de ce pays tout juste naissant, lui, l'homme fort issu des montagnes kirghizes, si différents des autres athlètes de son temps.
En 1978, lors des Championnats du monde à Gettysburg, Chabdan s'était imposé sans coup férir, malgré l'ambiance terriblement hostile : "Fuck the Red", criait la foule, et l'un de ceux qui criaient le plus fort s'appelait Randy Wayne. Il n'était pas un simple spectateur, non, il était le principal concurrent de Chabdan.
Ce jour-là, en plus d'une bonne leçon sportive, il a également pris une sacrée leçon d'humilité. Il ne l'a pas compris sur le moment, aveuglé par la haine inculquée par tout un système, mais bien plus tard, une fois sa carrière terminée, alors qu'il ne met plus les pieds dans les salles de musculation, il s'est rendu compte que son adversaire d'alors était un être hors norme.
Aujourd'hui, Randy a bien changé, il a laissé derrière lui cette agressivité qui n'avait rien de fair-play et n'était certainement pas dans l'esprit du sport. En quête de rédemption, mais aussi d'une vie plus saine, Randy a décidé de partir sur les traces de son légendaire rival et d'en profiter pour prendre un bon bol d'air dans les montagnes kirghizes...
Quatre athlètes, quatre personnages, quatre héros, même si ce mot est à nuancer. Quatre champions, en tout cas, car dans leurs disciplines respectives, ils ont tous brillé, parfois très brièvement. Quatre trajectoires qui auraient pu les mener plus loin encore au panthéon du sport s'il n'y avait eu la politique internationale. La bipolarisation du monde, sa séparation en deux blocs idéologiques antagonistes.
Avant de revenir sur ce contexte, il faut que je précise quelque chose : j'ai chois de présenter les quatre personnages centraux de "Deux mètres dix" sans tout à fait tenir compte de la narration. Car, vous le verrez, on ne suit pas ces personnages simultanément, l'une amène l'autre, et l'autre amène le suivant, comme s'ils étaient reliés les uns aux autres.
On découvre ces deux femmes et ces deux hommes à travers deux époques : celle de leur gloire sportive et leur vie actuelle, sensiblement différente (j'essaye de ne pas tout dévoiler, je reste donc prudent). Le temps qui a passé n'explique pas seulement les différences entre ces deux âges, non, c'est l'Histoire qui les a marqués de façon indélébile.
Venons-en à ce contexte historique loin d'être anodin : tout tourne en effet entre la fin des années 1970, l'U.R.S.S. de Brejnev face aux Etats-Unis de Carter, jusqu'aux Jeux olympiques de Los Angeles en 1984. Et cette courte période occupe pourtant une place charnière, tant sur le plan politique que sportif, la première investissant alors le champ du second.
L'image de cet envahissement du sport par la politique est presque allégorique, car l'événement clé, c'est l'entrée des chars soviétiques en Afghanistan, fin 1979. Oh, avant cela, il y avait déjà des tensions entre les deux superpuissances, mais à partir de cette date, on entre dans quelque chose qu'on n'avait jamais vu jusque-là, en tout cas avec cette ampleur.
Ce phénomène, c'est l'ère des boycotts : plus de 60 pays, les Etats-Unis en tête, ne se sont pas rendus à Moscou, d'autres ont choisi d'y participer, mais on ne hissa pas leur drapeau, on ne joua pas leur hymne lors des remises de médailles. Rebelote quatre ans plus tard, à Los Angeles, avec l'U.R.S.S. qui rend la monnaie de sa pièce à l'Amérique, suivie par ses satellites et certains alliés...
Des décisions qui ont eu des conséquences pour les athlètes, devenus malgré eux des pions sur un échiquier qu'on déplace au gré des périodes de tension ou de détente diplomatique. Certains ont vu leur rêve olympique, leur graal brisé, d'autres ont dû attendre, d'autres, comme les Français, à Moscou, en garderont un souvenir un peu gâché...
Pire encore, à cette époque, c'est la politique qui a fait et défait les carrières. Et dans "Deux mètres dix", c'est vraiment le cas pour les deux sauteuses en hauteur, ainsi que pour Chabdan. Leurs performances, leurs ambitions, tout cela a été jeté aux orties et les choix qui ont été effectués ont été très violents pour certains athlètes.
Enfin, il y a la question du dopage : un système étatique et scientifique, côté bloc soviétique ; des méthodes plus personnelles et individuelles, côté américain. Mais le même objectif : gagner, pour marquer son territoire, pour s'imposer à l'autre. Pour déclencher une espèce de partie de "Risk" où l'on utilise les médailles, et les médailles d'or en particulier, pour gagner du terrain et de l'influence.
Un objectif qui ne tient absolument pas compte de la santé et de l'avenir de celles et ceux qu'on a gavé de substances censées améliorer les performances. Combien ont été détruits par ce système complètement fou ? Susan et Randy sont dans un état physique déplorable, et ce qu'ils ont absorbé pour devenir des champions n'y est pas étranger.
Mais, si Jean Hatzfeld tient compte de tout cela pour façonner ses personnages, ce n'est pas ce qui l'intéresse en premier lieu. Car, chargés ou pas, ces athlètes sont exceptionnels et ont travaillé  d'arrache-pied pour le devenir depuis longtemps. A travers les histoires des uns et des autres, on découvre d'ailleurs les systèmes de formation des deux blocs.
On découvre ainsi que Dick Fosbury, qui révolutionna le saut en hauteur en abandonnant le saut ventral pour le saut dorsal, était considéré comme un ennemi de l'Union Soviétique et sa technique était interdite à l'est. Les entraîneurs qui enfreignaient cette règle risquaient gros... jusqu'à ce qu'on réalise que les sauteuses et les sauteurs qui ne le pratiquaient pas n'avait plus aucune chance de gagner...
Cela nous amène à un point toujours délicat dans les livres traitant de sport : l'évocation de la technique. Oh, j'en vois qui, en découvrant que le roman de Jean Hatzfeld parle de saut en hauteur et d'haltérophilie (d'haltérophilie !!! Nan mais allô, quoi !!!) ont déjà décidé de boycotter cette lecture. Ils auraient bien tort, en tout cas pas en s'appuyant sur de tels a priori.
Il y a de magnifiques pages sur la technique de ces deux sports, sur la manière dont les pratiquent les différents personnages, ce qui les démarque de la concurrence et en fait des champions hors norme, non seulement par les palmarès, les hauteurs passées et les poids soulevés, mais aussi parce qu'ils s'agissent pas comme les autres...
Les deux Kirghizes, plus particulièrement, sont des exemples remarquables, des athlètes qui ont appris les techniques, certes, mais les ont assimilé à leur manière, en y ajoutant leur culture, leur philosophie de l'existence... Les descriptions des sauts de Tatyana et des levers de Chabdan sont des merveilles, on a l'impression d'être aux premières loges.
De ces gestes, loin d'être évidents, qu'on doive sauter plus de deux mètres ou soulever à bout de bras plus de 250 kilos de fonte, Tatyana et Chabdan savent tirer une quintessence, leur donner un naturel qui semble atténuer les contraintes physiques. C'est délié, léger, fluide, ça semble d'une facilité déconcertante, quand tous les autres échouent.
Tatyana semble s'envoler et apprivoiser la barre, quelle que soit sa hauteur, quand Chabdan fait corps avec la charge au lieu de se battre contre elle. C'est magnifique à voir, pardon, à imaginer, puisque ces personnages n'ont jamais vraiment évoluer, qu'on ne peut pas retrouver sur YouTube leurs exploits, comme on peut le faire, par exemple, avec ceux d'une Nadia Comaneci...
Oui, "Deux mètres dix" est bien un roman sur le sport, sur deux disciplines qui sont loin d'être les plus médiatiques, les plus courues, en tout cas dans notre pays. Au passage, précisons que ce titre, "Deux mètres dix", fait référence à la hauteur infranchissable depuis toujours par les sauteuses. Depuis 1987, le record du monde est bloqué à 2,09m, par une athlète bulgare (donc à prendre avec les doutes liés à ce que nous avons évoqué plus haut).
Mais c'est aussi un roman sur les sportifs, qui depuis toujours, depuis l'antiquité et la fondation des Jeux olympiques, ont été considérés comme des héros, s'inscrivant dans une mythologie, acquérant une essence quasi divine par leurs exploits. On retrouve toujours cela, on le voit d'ailleurs à chaque grande victoire, la dernière en date, à Moscou, encore, en juillet, l'a bien montré.
Des héros, oui, des légendes, et dans le roman, c'est véritablement le cas de Chabdan, dont l'histoire personnelle, les origines, le parcours personnel et sportif, le destin ont intégré l'histoire du pays jusqu'à faire de lui une image tutélaire, une idole absolue, un symbole de la nation et de sa culture. Une incarnation de son sport. Un homme à la carrure de dieu.
Il est aussi un héros pour son geste fou sur le podium de Moscou, pour cet acte de liberté et de rébellion qui a marqué tous ceux qui ont vu la scène. Au héros sportif, il ajoute la dimension de héros politique, de symbole patriotique et même, ce qui, hélas, n'est jamais très bon, nationaliste. Un résistant. Un héros de l'Histoire.
A l'inverse, les trois autres personnages se sont éloignés de leur sport. Ils sont retombés dans l'anonymat et ont laissé complètement derrière eux la discipline qui leur a apporté la gloire. Leurs noms n'apparaissent qu'en petits caractères dans les livres et les sites internet spécialisés, même si certains de leurs exploits restent en mémoire des aficionados.
C'est là que l'on retrouve toute la réponse de Jean Hatzfeld à Antoine Blondin : ce dernier, qui a écrit de si beaux éditoriaux sur les exploits sportifs pour "l'Equipe", ne voit en eux que des héros ne vivant qu'à travers leurs exploits ; Hatzfeld lui prouve encore une fois qu'ils sont aussi des être humains, possédant un libre arbitre, soumis aux soubresauts de l'histoire et à leurs passions.
D'ailleurs, on peut aller dans le sens de Jean Hatzfeld avec un simple exemple : Jesse Owens serait un immense champion quoi qu'il arrive, mais ce qui le fait entrer dans l'histoire, dans l'imaginaire collectif bien au-delà du sport, c'est le contexte de ses exploits, le camouflet infligé aux nazis. Quant à Chabdan, dans le livre, son geste rappelle le point levé et ganté de Tommie Smith et John Carlos...
Oui, Jean Hatzfeld donne vie à ses héros, il leur donne une existence en tant que personnages, et ce n'est pas la première fois : avec "Où en est la nuit", déjà, puis "Robert Mitchum ne revient pas", il avait confronté des personnages de sportifs à la guerre et à ses conséquences. Sur leurs carrières, mais plus encore sur leur vie.
A ceux qui ont découvert Jean Hatzfeld, comme ce fut mon cas, à travers ses livres sur le génocide rwandais, ce goût pour le sport peut surprendre. Mais il faut savoir que c'est par le journaliste sportif qu'il a entamé sa carrière dans les années 1970. Il a d'ailleurs couvert les JO de Moscou et Los Angeles (il cite d'ailleurs un de ses articles dans le roman), et ce qu'il évoque ici le renvoie aussi à ses souvenirs.
Vous n'aimez pas le sport ? Vous avez galéré au collège avec le saut en hauteur et vous soulevez péniblement un pack d'eau pour le mettre dans le coffre de votre voiture ? Peu importe, ce livre est bien plus que cela, un récit positif sur l'amitié et la solidarité, malgré la rivalité, malgré la politique qui les a tronquées, sur l'expérience commune du haut niveau, mais aussi la passion pour un sport et les gestes qui le symbolisent.
Et si vous ne voyez pas en eux des héros, parce que le sport vous indiffère ou que vous préférez attribuer ce mot à d'autres genres de personnes, alors, découvrez ces personnages, attachants malgré leurs failles, leurs erreurs parfois. Et laissez vous transporter dans un univers dépaysant, le Kirghizistan, ses montagnes et ses lacs, son air pur et ses moutons...