"La vie est une histoire pleine de cruauté, de bruit et de fureur et elle est racontée par Julien Lepers".

Comme souvent en cette rentrée littéraire, on cherche les livres un peu marrants, ceux qui ne vont pas vous donner envie d'ouvrir le gaz ou la fenêtre de votre 8e étage. Bref, des livres qui adoptent le ton de la comédie, même si, derrière les apparences et la tonalité globale, on trouve des sujets sérieux... C'est le cas avec notre livre du jour, au sujet pour le moins surprenant, puisque nous allons entrer dans les coulisses d'un célèbre jeu télévisé... "Einstein, le sexe et moi", d'Olivier Liron (chez Alma éditeur), est une auto-fiction (oui, je sais... Je sais !), mais c'est aussi un roman qui parle de la différence, du mal-être que cela suscite, de l'impression de ne pas trouver sa place dans le monde, de la timidité profonde d'un jeune homme qu'il combat avec les armes dont il dispose, et en particulier une mémoire travaillée comme on sculpte une musculature. Sans oublier une bonne dose d'humour et d'auto-dérision, une chemise rouge, des madeleines et du Coca (le goûter des champions !)...
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A l'été 2012, Olivier est convoqué aux studios de la Plaine-Saint-Denis pour participer à un enregistrement. Quelques mois plus tôt, il a remporté trois victoires à l'émission "Questions pour un champion" avant de chuter (et de louper la cagnotte, qu'on décroche avec 5 victoires consécutives). Mais, cela lui ouvre les portes de la version dominicale du jeu.
Si vous n'êtes pas des habitués du jeu diffusé en début de soirée sur France 3, il y a le jeu dans sa version classique, du lundi au samedi, et le dimanche, une émission particulière où s'affrontent ceux qui ont gagné un certain nombre de fois. La crème de la crème des champions, avec un champion en titre qu'il faut détrôner, et cinq duels à gagner pour repartir avec 50 000 euros.
Olivier n'est donc qu'un challenger parmi d'autres, quatre personnes pleines d'érudition qui vont devoir se départager à travers différentes épreuves. Le matin des enregistrements (qui ont lieu plusieurs mois avant la diffusion), Olivier n'entend pas son réveil ! Début de panique, départ en catastrophe, arrivée en nage et dépenaillé... Pour découvrir que son tour aura lieu en fin d'après-midi...
Des heures à tuer dans les coulisses, sans trop s'intéresser aux enregistrements précédents ou au champion qu'il devra affronter dans un face-à-face crucial s'il se débarrasse de ses adversaires. De temps en temps, il croise un membre de l'équipe de production ou Julien Lepers himself, mais l'essentiel de cette journée, il le passe à réviser mentalement ce qu'il a appris.
Car Olivier a sacrément bossé pour devenir un champion, franchir les différentes épreuves, "le 9 points gagnants", où il faut faire preuve de rapidité, "le quatre à la suite", qui nécessite de la concentration pour ne pas perdre le fil, et "le face-à-face", où la stratégie est aussi importante que les connaissances.
Il a rédigé des listes et des listes, de dates, d'événements, de personnalités, il est incollable en botanique, capable de reconnaître n'importe quelle plante à son nom latin... Mais il a aussi des lacunes, forcément, comme les autres candidats, d'ailleurs. A lui de savoir gérer au mieux ses points forts et de bluffer quand c'est nécessaire.
Reste un élément que je n'ai pas encore évoqué : à 25 ans, Olivier est devenu un des plus jeunes champions de l'émission, et s'il a fait cette démarche de s'inscrire aux sélections et de participer à ce jeu télévisé, ce n'est pas par appât du gain, par passion pour ces émissions, par narcissisme, mais parce qu'il y voyait un moyen d'améliorer sa situation...
Olivier présente un syndrome d'Asperger, "ce n'est pas une maladie", insiste-t-il, "c'est une différence". Mais c'est surtout ce qui fait de lui depuis toujours un être à part. Cette expression, "être à part", est véritablement à double tranchant : on peut l'employer pour désigner quelqu'un qui sort du lot par ses compétences, son talent, mais, si on le prend au premier degré, c'est quelqu'un qu'on met à part.
Et depuis l'enfance, Olivier à été mis à part. A l'école et depuis qu'il est adulte aussi. Quoi qu'il fasse, on le regarde différemment, il est bizarre, trop bizarre, un drôle de bonhomme. Il était un parfait souffre-douleur, un gars qu'on peut moquer, qu'on peut ridiculiser dans la cour de récréation. Qu'on peut cogner, aussi...
Il y a, dans cette distinction entre maladie et différence qui intervient tout de suite dans le livre, quelque chose qui frappe l'esprit, et lui fait un méchant oeil au beurre noir... "Einstein, le sexe et moi", c'est l'histoire d'un homme qui peine à trouver sa place dans la société, à vivre, aïe, le vilain mot qui arrive, à vivre "normalement".
La relation à l'autre est un problème constant pour Olivier, et lorsqu'il s'agit des femmes, des sentiments, de l'amour et donc, du sexe, c'est sans doute encore plus compliqué... Et toute cette accumulation de difficultés, cette sensation d'être sans cesse mis à l'écart, rejeté, ça n'aide pas à grandir, à avoir confiance en soi...
"Einstein, le sexe et moi", c'est le récit de cette journée pas comme les autres où Olivier va participer à l'enregistrement de "Questions pour un super champion", avec la détermination farouche de s'imposer, coûte que coûte. Cela fait longtemps que je n'ai pas regardé ce jeu (je crois que je ne l'ai même jamais vu depuis que Samuel Etienne a remplacé Julien Lepers), mais je ne l'avais jamais vu ainsi.
Car, Olivier ne se contente pas de nous faire pénétrer dans les coulisses du jeu, mais on vit cette émission de l'intérieur, comme en caméra embarquée, si je puis dire, à travers le regard d'Olivier, ses observations, ses sensations, ses impressions sur les autres participants, son état d'esprit au fil des questions, des réponses et des scores qui évoluent.
Le fil conducteur, c'est cette émission, dont on imagine qu'elle n'a pas été totalement choisie au hasard (il faut dire qu'il y a tous les ingrédients pour en faire un sujet de romans, rebondissements, émotions, suspense... Il emprunte aux codes du thriller et on se prend au jeu, c'est le cas de le dire), que l'on suit non pas comme si on était devant sa télé, mais comme si on était dans le public, au studio.
Au gré des épreuves, des questions, des différentes étapes du jeu, des pauses, parfois prévues, d'autres fois nom, l'esprit d'Olivier s'éloigne du plateau et de la Plaine-Saint-Denis. Il nous emmène alors dans son passé, dans son enfance complexe, dans ses souvenirs et même dans ses rêves (dont certains sont assez croquignolets, joyeusement délirants, mais aussi empreints de souffrance)...
Jusque-là, Olivier était à part, dans le mauvais sens du terme. Cette fois, il entend bien être à part en sortant du lot. En éliminant un à un ses adversaires et en allant défier le champion en titre, en lui piquant sa place. Il a bossé, il a confiance en ce qu'il sait, il espère qu'il aura le zeste de chance nécessaire... Il est surtout remonté comme un coucou suisse, le garçon !
Au coeur, il a une rage flamboyante, celle qu'il a accumulée au fil de toute sa jeune existence, à travers ses échecs, ses problèmes, ses déceptions, ses blessures... Une rage qu'il canalise cette fois pour en faire une arme positive vers la consécration d'une victoire à l'un des jeux les plus populaires de la télévision française (et certainement pas le plus facile, qui plus est).
"L'important, c'est de participer", ce n'est pas la maxime d'Olivier, non, lui n'envisage qu'une seule chose, la victoire. Il n'est pas là pour faire de cadeaux, pour sympathiser avec ses adversaires, pas même avec le célèbre présentateur du show, non, il veut l'emporter. Et pour cela, il est prêt à tout déchiqueter avec les dents...
L'expression n'est pas de moi, je le précise. C'est un leitmotiv du roman que je reprends ici, parce qu'il reflète très bien l'état d'esprit d'Olivier : longtemps passif face à ceux qui lui faisaient du mal, le brutalisaient, il est désormais mû par une combativité de chaque instant. Lorsqu'il appuie sur le buzzer, lorsqu'il prend la main, lorsqu'il répond à une question, c'est comme s'il rendait les coups ou les insultes reçus.
Comme s'il exorcisait les moments pénibles et les désillusions, comme s'il renversait le destin, comme on détrône un super champion en quelques réponses données au meilleur moment (celui qui vaut 4 points). Cette agressivité qui traverse le roman est à la fois très amusante (il a l'oeil du tigre !), mais aussi un symptôme de tout ce qui est allé de travers dans sa vie. Et c'est ce qui touche aussi...
Alors, oui, "Einstein, le sexe et moi" est un roman très drôle, grâce au sens de l'observation d'Olivier Liron, qui nous offre quelques portraits sur le vif de ses concurrents, qui croque un Julien Lepers plus vrai que nature et ressort quelques dossiers (ah, la carrière de chanteur de Julien, du miel pour les oreilles... A écouter Pour le plaisiiiir... hum, désolé...), qui se met en scène avec beaucoup d'humour.
Oui, c'est une auto-fiction, mais il y a quelque chose d'un spectacle de stand-up dans ce roman. Olivier Liron saisit les aspérité, les travers, les dérapages, les imprévus et les raconte à sa manière. Avec en plus un énorme avantage : la très grande majorité des lecteurs visualisera parfaitement de quoi il est question lorsque c'est le jeu qui est le cadre du récit.
Et puis, derrière le décor télévisuel, la mise en scène de l'émission (avec un Julien Lepers plus vrai que nature, complètement barré, ne surjouant jamais, non, c'est pas son genre, et agaçant à souhait, dont le nom, je crois savoir, devait initialement figurer dans le titre du roman avant d'y être remplacé par Einstein, quelle promotion !), il y a cette douleur qui transparaît.
Asperger, c'est un mot qui fait peur, qu'on sache ou non ce qu'il veut dire exactement. Et peut-être plus encore quand on ne sait pas à quoi ça correspond. Reste la différence... Ce gouffre qui sépare un jeune homme intelligent (Olivier Liron est normalien, spécialiste en histoire de l'art, musicien de talent... Il n'est pas du tout énervant non plus, mais pas pour les mêmes raisons que Julien Lepers !) des autres.
Pour lui, participer à "Questions pour un champion", c'est se lancer dans une quête initiatique. Une quête vers l'épanouissement, vers une meilleure estime de soi. Peut-être aussi vers le droit d'être regardé autrement, avec plus de respect. Et plus de séduction, aussi, eh oui, ça compte ! Le gouffre n'est pas entièrement comblé, le sera-t-il d'ailleurs un jour, mais il s'est réduit.
Le dernier chapitre du roman est très émouvant, le récit du premier jour du reste de la vie d'Olivier Liron. Une vie qui n'est plus un boulet attaché à la cheville et entravant les mouvements, mais quelque chose de plus léger, de plus zen. Une période où le regard d'autrui n'a plus vraiment d'importance.
J'ai retrouvé dans "Einstein, le sexe et moi" bien des aspects déjà vus dans "les Bracassées", de Marie-Sabine Roger. Olivier Liron ne déparerait certainement pas aux côtés de Fleur et Harmonie, d'ailleurs. Avec la même volonté de traiter ces questions difficiles et douloureuses avec humour pour les pourfendre.
Mais il y a un élément en plus dans le livre d'Olivier Liron : ce qu'il nous raconte, c'est sa vie, pas celle de personnages qu'il a inventés. On est bien sûr dans l'auto-fiction, pas dans le récit brut des faits, mais qu'on le veuille ou non, c'est de lui qu'il nous parle. Il nous ouvre son coeur, sa mémoire, sa douleur, pour que nous la partagions et que nous assistions à sa bataille décisive.
C'est un livre très drôle, mais aussi plein d'émotions, ce garçon est très touchant, capable de rire de lui-même autant que des autres (ce qui n'est pas la moindre des qualités), mais capable aussi d'une grande poésie, comme lorsqu'on le suit au milieu des oeuvres de Mark Rothko, exposées à la Tate Modern, à Londres.
Rien n'est simple, on le comprend en lisant certains passages du livre, même après cette émission qui marque un tournant, il y a eu des obstacles et des difficultés lourdes, mais je crois que l'Olivier Liron d'après QPUC n'est plus le même qu'avant cette expérience. Il se sent sans doute toujours différent, mais pour nous, admirable.