INTERVIEW – Pierre-Henry Gomont: « Malaterre est un album qui me tenait à coeur depuis très longtemps »

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

A 40 ans, Pierre-Henry Gomont est devenu un nom qui compte dans le milieu de la bande dessinée. Depuis la sortie très remarquée des « Nuits de Saturne » et de « Pereira prétend », ses deux albums précédents, ce sociologue devenu auteur de BD a acquis un autre statut. Avec « Malaterre », son nouveau roman graphique paru chez Dargaud, il quitte les adaptations de romans pour aller vers un récit plus personnel, inspiré de l’histoire de son propre père. Gabriel Lesaffre est un personnage haut en couleurs, qui ne supporte pas l’autorité et qui n’en fait qu’à sa tête. C’est aussi un manipulateur et un menteur invétéré. Un beau jour, il plaque sa femme et ses trois enfants pour rejoindre l’Afrique, où il reste cinq ans sans donner de nouvelles. Lorsqu’il réapparait soudainement, il parvient on ne sait trop comment à obtenir la garde de Mathilde et Simon, les deux aînés, qu’il emmène avec lui en Afrique équatoriale, abandonnant leur petit frère et leur mère en France. Pour les deux ados, une nouvelle existence commence: ils découvrent à la fois l’Afrique et la liberté. Mais ils doivent aussi supporter les incessants problèmes d’argent de leur père, de même que ses fréquentes sautes d’humeur et son penchant pour la boisson. Autant dire que leur rêve africain finira par se transformer en cauchemar. Nous avons rencontré Pierre-Henry Gomont à la Fête de la BD dans le Parc royal de Bruxelles, quelques jours à peine après la sortie de « Malaterre ».

Le succès de « Pereira prétend », votre précédent album, vous a-t-il mis une pression supplémentaire pour la réalisation de cet album-ci?

Non, je ne l’ai pas vécu comme ça. C’est vrai que « Pereira prétend » a bien marché, mais en tant qu’auteur, on est finalement très extérieur à ce genre de succès. La seule chose qui change, c’est qu’on se rend compte en venant dans les festivals que certaines personnes vous reconnaissent alors que ça fait cinq ans que vous venez au même endroit et que jusque-là, ces mêmes personnes ne savaient jamais qui vous étiez. Mais bon, je vous rassure: on est quand même très loin de Britney Spears! (rires) En réalité, je n’ai pas ressenti le succès de « Pereira prétend » comme une pression, mais comme une chance considérable. C’est ce livre qui m’a donné la chance de faire « Malaterre », qui était un album qui me tenait à cœur depuis très longtemps. Je me suis dit que c’était le moment ou jamais de le réaliser.

Selon vous, vous n’auriez donc pas pu faire « Malaterre » sans le succès de « Pereira prétend »?

Peut-être que j’y serais arrivé, mais il n’aurait pas eu l’écho que je souhaitais lui donner. Comme il s’agit d’une histoire à laquelle je tenais vraiment, je ne voulais pas que ce soit un album qui reste seulement deux semaines en librairie et puis qui disparaît. C’est pour ça que je me suis dit que c’était le bon moment. Il fallait que je tente le coup, non pas pour des raisons commerciales mais parce que c’est une histoire que j’avais envie de partager.

Effectivement, en lisant l’album, on sent que c’est une histoire qui vous tient à cœur. Pourquoi est-ce qu’elle vous touche autant, cette histoire? Parce que c’est une histoire personnelle?

Oui bien sûr, il y a beaucoup d’écho à mon histoire personnelle. Le point de départ est complètement lié à l’histoire de mon père et de ma fratrie. Mais par contre, tout est complètement décalé par rapport à la réalité: ça ne se passe pas au même endroit, la succession d’événements n’est pas la même et les personnages de l’album sont des agrégats de plein de personnages réels. Donc finalement, on peut dire que c’est une histoire complètement fictionelle, avec une distance assumée par rapport aux événements tels qu’ils se sont réellement passés. Il n’en reste pas moins que les relations entre les personnages sont, elles, tout à fait réelles.

Est-ce que ça a été difficile pour vous de parler de choses aussi intimes?

Ca a été difficile de se lancer. Cela m’a pris du temps et de l’énergie pour trouver le personnage du père, par exemple. Mais une fois que c’était fait, ça s’est déroulé comme pour n’importe quelle fiction que l’on écrit, que ce soit l’adaptation d’un roman ou une histoire complètement inventée. Quand on tient le personnage principal, quand on sait comment il bouge, quand on sait comment il réagit aux événements, tout coule de source et les rebondissements viennent tout seuls.

Comment votre famille a-t-elle réagi en découvrant votre album?

A ce jour, ma mère n’a pas encore lu le livre. Je lui ai donné, mais elle préfère attendre un peu. Mon frère et ma sœur, par contre, ont super bien réagi. Compte tenu de notre histoire, on est une fratrie extrêmement soudée. Avant de commencer à travailler sur les planches de cet album, je leur ai donc expliqué mon projet, je leur ai demandé leur avis et ils m’ont donné leur feu vert. Par contre, je ne leur ai rien fait lire tant que ce n’était pas imprimé parce que je ne voulais pas que tout le monde mette son grain de sel.

Vos deux albums précédents étaient des adaptations de romans. Ici, c’est une histoire plus personnelle. Est-ce que la démarche est très différente?

Dans « Pereira prétend », j’ai totalement respecté la structure du roman. Elle était tellement évidente qu’il n’y avait aucune raison de la bousculer. En revanche, pour « Les nuits de Saturne », j’avais bien sûr lu le roman de Marcus Malte, mais j’en ai fait quelque chose de complètement différent. Le roman parle d’un couple qui se rencontre et du passé du personnage féminin, alors que moi je parle du passé du personnage masculin. J’ai gardé le noyau du récit de Marcus Malte, à savoir la rencontre de deux personnages qui n’étaient pas faits pour se rencontrer et qui néanmoins tombent amoureux, mais ensuite j’ai ajouté plein d’éléments périphériques. La structure de ma BD n’est pas la même que celle du roman: elle ne commence pas pareil et elle ne finit pas pareil. En plus, je raconte un épisode d’un gars qui traîne avec les Brigades rouges dans les années 70, alors que cet élément n’est pas du tout présent dans le roman. Pour « Malaterre », j’ai fonctionné de la même façon. Je suis parti d’un noyau central qui est la relation entre un père et ses enfants. Ce qui est intéressant, c’est que malgré le fait qu’ils détestent leur père, ils découvrent qu’ils l’aiment également profondément. C’était ça, le moteur de mon histoire. A partir de là, tout ce qui se déroule dans l’album est réinventé.

Dans votre livre, on sent beaucoup de tendresse de votre part pour le personnage du père. Vous le voyez comme un salaud ou un héros?

Ce n’est certainement pas un salaud et ce n’est évidemment pas un héros. En fait, c’est simplement un homme. C’est quelqu’un de complètement obsessionnel, qui est prêt à tout pour aller au bout de ses idées. Il fracasse tout sur son passage, mais il n’a aucune mauvaise intention.

Vous vous reconnaissez davantage dans le personnage du père ou dans celui du fils aîné?

Là, on rentre dans le domaine de la psychanalyse… Je préfère ne pas m’aventurer trop loin sur ce terrain-là. Disons que là où il y a beaucoup de moi, c’est dans le dessin du personnage de Gabriel. Ca m’a amusé follement de le faire virevolter dans tous les sens. C’est ce genre de dessins que j’aime produire.

Et cette nature très luxuriante que l’on retrouve dans « Malaterre », elle vient d’où? C’est un univers un peu idéalisé?

J’ai été expatrié avec mon père quand j’étais gamin, pas en Afrique équatoriale mais dans une autre région du monde, et j’ai découvert un pays qui était vraiment splendide. Quand j’ai débarqué là-bas en arrivant de Normandie, ça m’a bouleversé. Il faisait beau, l’air était magnifique, c’était complètement enchanteur. On vivait dans une bulle, totalement à l’écart de tout ce qui se passait dans le pays. Le projet de l’album « Malaterre » était de parler de ce sentiment-là, mais aussi du retour de bâton quand on découvre quelle est la réalité sous-jacente. C’est un peu en creux dans l’album, parce qu’on ne peut pas aborder tous les sujets dans une seule et même BD, mais j’avais très envie de montrer la découverte d’un lieu enchanteur comme celui-là quand on est à l’orée de l’adolescence et qu’on se retrouve en pleine liberté. C’était un élément important pour moi. En plus, comme l’histoire est assez sombre, je ne voulais pas la situer dans un univers gris et parisien, parce que sinon tout le monde aurait déprimé. J’avais besoin de créer un contrepoint plus lumineux, de même qu’un espace qui permette à Gabriel d’exprimer tout son potentiel de folie. Comme j’ai également habité au Gabon, où j’ai passé de longs moments dans la forêt amazonienne, c’est ce décor-là que j’ai choisi pour mon histoire. Graphiquement, je me suis beaucoup amusé.

Est-ce que vous avez dû adapter votre façon de dessiner pour représenter cet univers?

J’essaie d’avoir une démarche graphique à part entière sur chaque album. Sur « Malaterre », le dessin est beaucoup plus fouillé et plus fourni que dans « Pereira prétend » parce que l’ambiance n’est pas cristalline comme à Lisbonne. Elle est oppressante, elle est foisonnante. Il fallait montrer ça dans mes dessins.

Votre prochain projet, ce sera quoi?

Ce sera une histoire qui s’inspire d’une anecdote historique assez amusante qui a eu lieu aux Etats-Unis dans les années 50, quelque part entre Princeton et le Kansas. Je suis en train d’écrire le scénario, donc je préfère ne pas en dire davantage pour le moment parce que sinon, je vais me contraindre dans l’écriture. J’en suis vraiment au tout début.

Ce sera à nouveau un gros roman graphique?

Oui, comme toujours! (rires) Si je fais toujours des gros romans graphiques, c’est parce que c’est ce genre de livres que j’aime en tant que lecteur. Je n’aime pas les BD qu’on lit sur un coin de table. Je conçois les romans graphiques comme l’expérience d’un film au cinéma. On en a pour deux heures: il faut donc se mettre à l’aise et prendre son temps.